B. Une surpopulation pénitentiaire
Comme nous venons de le souligner, au début du
processus judiciaire rwandais pour les affaires découlant des
atrocités de 1994, les prisons étaient surpeuplées des
personnes soupçonnées de génocide. En 1995, le nombre de
détenus était de 61 210113. A la fin de l'année
1996, il était de 120 000114 pour atteindre plus de 150 440
en 1999, dont faisaient
112 Cité par Philip Gourevitch, Op. cit., p.
339.
113 Rapport sur la situation des droits de l'homme au Rwanda
soumis par René Degni-Ségui, Rapporteur spécial de la
Commission des droits de l'homme, en application du paragraphe 20 de la
résolution S-3/1 du 25 mai 1994, Doc. NU E/CN.4/1996/68, 29 janvier 1996
à la p. 27 au par. 89.
114 Nzirabatinyi, « Poursuites des infractions :
détention préventive face à la présomption
d'innocence : contradiction ou complémentarité ? » (15 mars
1999), dans Le Verdict n°2, p.19.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
partie au moins 135 000 personnes accusées de
génocide (soit 89, 7 % des accusés)115. Vers la fin de
l'année 1999, quelque 2500 personnes avaient été
jugées par les chambres spécialisées créées
par la Loi organique n° 08/96 du 30 août 1996116 au sein
des tribunaux de première instance. Au même moment cependant, 120
000 détenus attendaient leurs procès, alors que la justice
rwandaise était complètement paralysée. C'est au regard de
ces chiffres auxquels il fallait ajouter des suspects et des accusés non
détenus, qu'il est apparu clairement que les chambres
spécialisées117 que le Rwanda avait mises en place
pour juger les génocidaires étaient incapables de liquider toutes
ces affaires dans les délais raisonnables. Pour Human Rights
Watch118, en 1998, 130 000 suspects de génocide
étaient entassés dans un espace carcéral conçu pour
accueillir 12 000 personnes, aboutissant à des conditions inhumaines et
des milliers de morts. Entre décembre 1996 et le début de 1998,
les tribunaux classiques avaient jugé seulement 1 292 personnes
soupçonnées de génocide, ce qui a conduit à
l'assentiment général qu'une nouvelle approche était
nécessaire pour accélérer les procès.
C'est dans ce contexte, caractérisé par un
système judiciaire quasi en ruine et une surpopulation
pénitentiaire sans précédent, que la loi organique sur
l'organisation des poursuites des infractions constitutives du crime de
génocide ou de crimes contre l'humanité, commises à partir
du 1er octobre 1990 fut adoptée le 30 août 1996 par
l'Assemblée Nationale de Transition. Cette loi faisait état de
nombreuses particularités par rapport au droit commun de la
procédure pénale car la situation exceptionnelle
nécessitait l'adoption de mesures pour le besoin de justice du peuple
rwandais. Les procès ont débuté en décembre 1996,
sitôt après l'adoption du texte. Cependant, assez rapidement, il
est apparu clairement que le système judiciaire classique, en
dépit des aménagements apportés par la première loi
organique, ne serait pas en mesure d'absorber, dans les délais
raisonnables, l'immense contentieux qui se présenterait à lui. La
lenteur des procédures et le retard marqué dans le jugement de
ces affaires, risquaient d'entraver les efforts engagés pour la
réconciliation des Rwandais. Sur cent trente mille détenus, si on
calcule que mille prisonniers, au maximum, pouvait être jugés par
an, cela prendrait plusieurs années. Des procès interminables au
mépris des droits des accusés et des victimes, et des
détentions préventives toujours prolongées, risquaient
d'égarer
115 Kamashabi, « Avancement des procès de
génocide » (15 mars 1999), Le Verdict, p. 3.
116 Loi organique n° 08/96 du 30 août 1996 sur
l'organisation des poursuites des infractions constitutives du crime de
génocide ou de crimes contre l'humanité, commise à partir
du 1er octobre 1990.
117 Loi organique n° 8/96 du 30 août 1996 sur
l'organisation des poursuites des infractions constitutives du crime de
génocide ou de crimes contre l'humanité à partir du
1er octobre 1990, Journal Officiel n° 17 du
01/09/1996.
118 Human Rights Watch dans « Justice compromise :
l'héritage des tribunaux communautaires Gacaca du Rwanda
», op. cit.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
la justice sur le chemin espéré de la
réconciliation. Il n'était pas non plus envisageable de se
résoudre à des mesures d'amnistie, lesquelles auraient
consacré une nouvelle victoire d'impunité. A ce sujet, Charles
Murigande, président de la commission sur la responsabilité du
génocide note « Actuellement, accorder une amnistie
générale déclencherait le chaos. Mais si nous pouvions
mettre la main sur les principaux responsables, une amnistie serait très
bien accueillie »119. C'était là une
condition bien difficile à remplir. De même que son assassinat
avait fait d'Habyarimana un martyr du Pouvoir hutu, il avait aussi permis que
les massacres prétendument engagés pour le venger ne soient
jamais comptés. La liste des Rwandais les plus recherchés
regroupait un mélange hétéroclite de membres de
l'akazu120, d'officiers de l'armée, de journalistes,
politiciens, hommes d'affaires, maires, fonctionnaires, ecclésiastiques,
instituteurs, chauffeurs de taxi, commerçants et hommes de main dont il
était difficile de suivre les traces et impossible d'établir une
hiérarchie précise de responsabilité. Certains auraient
donné les ordres, clairement ou indirectement, que d'autres auraient
transmis ou exécutés ; mais le plan de sa mise en oeuvre avait
été ingénieusement conçu pour paraître non
planifié. Au-delà de tout, le FPR estimait le pardon tout aussi
impossible, à moins que, au minimum, les auteurs du génocide ne
reconnaissent leurs torts. Toutefois, le gouvernement envisagea
d'alléger la tâche des tribunaux en définissant des
degrés de criminalité chez les génocidaires, et en
infligeant aux moindres criminels des tâches d'intérêt
public ou des programmes de rééducation. Alors, le temps passant,
la demande de justice se transforma, largement, en demande de repentir. En
fait, la seule réponse correcte au génocide était une
vraie justice ; seulement, le Rwanda avait la peine de mort, et cela
impliquerait par conséquent de tuer davantage de monde. C'est donc ainsi
qu'il s'était avéré nécessaire de rectifier le tir
en cherchant d'autres voies de solution au problème121.
119 Cité par Philip Gourevitch, Op. cit., p.
349.
120 L'akazu `la petite maison', dans le Rwanda
précolonial, c'était le nom donné au premier cercle
à la cour du roi. Sous le régime de Habyarimana, l'akazu
était l'un des principaux clans politiques du régime
appelé d'abord le `Clan de Madame', puis l'akazu. En effet, ce
clan comprenait les membres de la belle-famille du Président,
principalement trois des frères de Madame et des proches. Il y avait
aussi un nombre d'affilés moins important mais dévoués,
parmi lesquels le colonel Théoneste Bagosora devait jouer plus tard un
rôle essentiel. L'akazu a joué un grand rôle dans
le génocide.
121 Nous notons qu'en janvier 1998, le vice-président
Paul Kagamé a annoncé que le Rwanda ne pouvait plus payer les 20
millions de dollars par an nécessaires pour subvenir à
l'énorme population carcérale. Le gouvernement a proposé
que les criminels les plus notoires soient exécutés (la peine de
mort étant la peine maximale pour génocide à
l'époque) et que d'autres soient jugés par un mécanisme
judiciaire coutumier, certains étant condamnés à des
peines de prison et d'autres purgeant des peines de travail forcé dans
le cadre de projets de travaux d'intérêt général. Le
22 avril 1998, 22 personnes reconnues coupables de génocide ont
été exécutées ; il s'agissait des premières
et uniques exécutions formelles effectuées en lien avec le
génocide. La plupart de ces personnes avaient été
condamnées dans des procès sommaires et inéquitables. Voir
« HRW and FIDH Condemn planned Execution of 23 in Rwanda »,
Communiqué de presse de Human Rights Watch, 23 avril 1998.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
De fait, le Rwanda allait instituer les nouvelles instances de
jugements, les Juridictions Gacaca, dispositif judiciaire particulier
pour tenter de rendre la justice, dans le contexte extraordinairement complexe
qui suit le génocide et les massacres collectifs. Il s'agissait donc
d'une tentative de réponse à l'immense défi que
représentait l'arriéré judiciaire lié au
contentieux du génocide et des massacres. Face donc au problème
des délais de poursuites judiciaires, au système juridique
faible, au problème quantitatif (le nombre de victimes et d'auteurs de
crimes s'élève à des centaines ou des milliers) qui
risquait de compromettre une paix, une sortie de crise122, le
gouvernement y avait promu l'instauration d'une solution alternative, les
tribunaux Gacaca, cours populaires et décentralisées
inspirées de certains principes de fonctionnement de la justice
traditionnelle rwandaise.
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