Paragraphe II : Le système pénitentiaire
rwandais après le génocide
A. Etat des lieux et détenus accusés
d'avoir participé au génocide
L'une des rares choses que les vandales
épargnèrent au Rwanda fut le système pénitentiaire
: treize enceintes fortifiées de brique rouge, conçues pour
abriter un total de douze mille personnes. Pendant le génocide, les
détenus avaient été libérés pour qu'ils
puissent participer aux tueries et ramasser les cadavres, mais les prisons ne
restèrent pas longtemps vides. « En avril 1995, un an
après les massacres, au moins trente-mille hommes, femmes et enfants,
accusés d'avoir participé au génocide, avaient
été arrêtés. A la fin de l'année, leur nombre
atteignait soixante mille »108. On agrandit certaines
prisons et on en construisit de nouvelles, tandis que des centaines de petits
dépôts locaux étaient bourrés à craquer,
« mais l'espace disponible restait toujours très insuffisant :
à la fin de 1997, au moins cent vingt-cinq mille Hutu inculpés de
crimes pendant le génocide étaient incarcérés dans
les geôles rwandaises »109. En effet, les
hiérarchies rwandaises habituelles s'étaient reconstituées
derrière les murs de la prison : « intellectuels »,
fonctionnaires, membres des professions libérales,
ecclésiastiques et commerçants s'étaient attribué
les cellules les moins inconfortables, tandis que dans les cours la grande
masse des paysans et ouvriers, emboîtés les uns dans les autres,
étaient accroupis en plein air à même le sol. « On
y retrouvait souvent quatre détenus au mètre carré, si
bien que nuit et jour les prisonniers devaient rester debout, et même
pendant la saison sèche une épaisse couche de condensation,
d'urine et de débris de nourriture tapissait le sol
»110. Dans la même veine, Philip Gourevitch souligne :
« Les détenus ainsi encaqués voyaient leurs pieds, leurs
chevilles et parfois leurs jambes entières doubler ou tripler de volume,
puis s'atrophier, pourrir et souvent s'infecter ; on amputait des centaines.
Ils supportaient leur situation ; personne ne se révoltait, des
tentatives d'évasion étaient rares alors que les prisons
étaient si mal gardées »111. Il était
difficile d'expliquer
108 Philip Gourevitch, Op. cit., p. 335.
109 Ibid. p. 337.
110 Notre entretien avec un ancien prisonnier, Kigali, 23
février 2012.
111 Ibid., p. 342.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
cette passivité des détenus. Mais, selon nos
différents entretiens avec la population rwandaise, l'hypothèse
la plus vraisemblable était que, au lieu d'avoir été
massacrés par le FPR comme ils s'y attendaient et recevant au contraire
des visites régulières d'humanitaires, de reporters et de
diplomates étrangers bienveillants, ils étaient simplement
stupéfaits d'être encore vivants et ne tenaient pas à
courir de risques inutiles. Seulement, personne de ces détenus ne
reconnaissait avoir pris part aux tueries, personne ne voulût seulement
admettre qu'il y avait eu un génocide. Une guerre civile et quelques
massacres, sans doute, mais personne n'avait rien vu. Des dizaines de
détenus prétendaient avoir été arbitrairement et
injustement arrêtés.
Pour le gouvernement, ce nombre des détenus ne leur
disait rien car, s'il y avait eu un million de morts au Rwanda c'est que ces
morts ont été tués par des tas de gens. Ainsi, pour eux,
si remplies à craquer qu'elles fussent, les prisons rwandaises
étaient loin de contenir tous les coupables. Parfois une personne
pouvait tuer six victimes et parfois ils se mettaient à trois pour en
tuer une. Dusaidi, Conseiller de Kagamé note à ce propos : «
Prenez n'importe quel film du génocide et regardez comment ils
tuent. Vous verrez toujours un groupe massacrer une personne. Il y a donc
beaucoup de tueurs qui se promènent encore dans les rues que nous n'en
avons en prison. Le nombre des prisonniers n'est qu'une miette
»112. Cependant, que des coupables restent en
liberté ne signifie nullement que tous les détenus soient
coupables. Mais, pour le gouvernement, c'était la meilleure
manière de faire face à la situation car, si ces prisonniers
avaient subi des actes de vengeance, ça aurait été encore
plus grave. Leur détention en prison était vraiment la meilleure
façon de procéder en attendant que la justice se prononce ;
dehors, ils risquaient fort de se faire tuer. Seulement, les tribunaux rwandais
étaient fermés et pendant plus de deux ans et demi personne ne
fut jugé.
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