Paragraphe II : Des massacres multiples au génocide
de 1994
Le 6 avril 1994, le Président du Rwanda, Juvénal
Habyarimana et le président burundais Melchior Ndadaye, sont
assassinés lors de l'explosion de leur avion, touché en vol par
un missile. Ce fut le point de départ d'une campagne de violence
génocidaire contre le groupe ethnique minoritaire des Batutsi et les
Bahutu dits « modérés », membres du groupe ethnique
majoritaire mais opposés au régime en place. Un effroyable bain
de sang à huis clos s'est ainsi organisé sur le modèle de
la solution finale marquant le dernier génocide du XXe
siècle avec pour intention d'exterminer tous les Tutsi. En
effet, consciencieusement planifié par le régime de
l'époque, des hommes de la Garde présidentielle, des
personnalités politiques Hutu, les milices populaires
interahamwe85 - « ceux qui attaquent ensemble »-,
et la Radio Mille Collines appelèrent tous les Hutu à
« travailler », c'est-à-dire à tuer les Tutsi
: « Vengeons l'immonde assassinat par les cancrelats du
bien-aimé Juvénal Habyarimana et de Melchior Ndadaye, le
regretté président du Burundi. Traquez partout le serpent et
tuez-le. Que le monde, par votre magnifique travail, soit à jamais
libéré du mal »86. Par contre, si l'on a
attendu l'assassinat de Habyarimana pour exécuter le génocide,
néanmoins, cette campagne datait de novembre 1992 : « Nous le
peuple, nous sommes obligés d'assumer nous-mêmes la
responsabilité de liquider cette racaille »87
expliquait par exemple Léon Mugesera, médecin,
vice-président du Mouvement révolutionnaire national pour le
développement et la démocratie (MNRD), ami intime et conseiller
d'Habyarimana, exhortant même les Hutu à renvoyer les Tutsi en
Ethiopie par la rivière Nyabarongo. En avril 1994, la rivière
débordait de Tutsi morts, et par dizaines de milliers les cadavres
s'échouaient sur les rives du lac Victoria. Mugesera était la
voix du pouvoir et la plupart des Rwandais sont encore capables de citer
très précisément son célèbre discours. En
effet, la loi, proclamait Mugesera, stipulait la mort pour les complices des
cafards : « Qu'attendons-nous pour exécuter la sentence ?
» demandait-il. Les membres des partis d'opposition « n'ont aucun
droit à vivre parmi nous »88, et, en tant que
dirigeant du Parti, il avait le devoir de sonner l'alarme et d'engager le
peuple à
85 C'est le MRND d'Habyarimana qui fut responsable
de l'établissement de l'Interahamwe, une milice voyante et
potentiellement dangereuse de jeunes Hutus, qui devint extrêmement
populaire. Soulignant le pouvoir Hutu et la qualité Hutu au
détriment des vies des Tutsis, leur message était renforcé
et répandu par un média extrémiste, la Radio des Milles
Collines. Nous soulignons ici que les interahamwe passèrent
pour la première fois du jeu au travail en mars 1992, lorsque Radio
Rwanda, organisme public, annonça les « découvertes »
d'un plan tutsi visant à massacrer les Hutu. C'était de la pure
désinformation, mais invoquant l' « autodéfense »
préventive, des miliciens et des villageois de la région de
Bugesera, au sud de Kigali, exterminèrent trois cent Tutsi en trois
jours. Voir image des Interahamwe à l'annexe.
86 Fresque Gigozi, 2012.
87 Fresque Gigozi, 2012. Voir également
Gérard Prunier, Op. cit., p. 209.
88 Fresque Gigozi, 2012.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
« se défendre ». Quant aux « cafards
», « Qu'attendons-nous pour décimer ces familles ?...
C'avait été une terrible erreur de laisser survivre des Tutsi en
1959 : Détruisez-les ! Quoi que vous fassiez, ne les laisser pas s'en
tirer. Souvenez-vous que la personne à qui vous sauverez la vie ne
sauvera certainement pas la vôtre »89.
A. La montée de l'extrémisme
Pendant le génocide, la Radio Télévision
Libre des Milles Collines a été utilisée pour inciter
à la haine, donner des instructions et légitimer des tueries :
Combattez ! Ecrasez-les ! Debout ! Avec vos lances, vos
bâtons, vos fusils, vos épées, des pierres, tout,
transpercez-les, ces cafards, ces ennemis de la démocratie, montrez que
vous savez vous défendre, encouragez vos soldats. Si tu es fermier et
que tu entends des tirs, cesse ton travail et va te battre. Tu dois cultiver et
combattre en même temps !90
Avant le génocide, c'est la radio nationale qui
véhiculait ce genre de message : « nous contre eux ; tué
ou être tué »91. Suite au message
véhiculé par la Radio des Milles Collines, des dizaines de
milliers de Hutu se sentant entraînés, intimidés ou
inquiétés par cette situation infiniment chaotique,
répondirent à l'appel et s'engagèrent ainsi dans les
tueries. Tout au début du génocide, des listes avaient
déjà été établies : il s'agissait
d'arrêter pour commencer les Tutsi instruits, les Tutsi prospères,
et ceux qui voyageaient à l'étranger, ainsi que les Hutu
importants qui, pour une raison ou pour une autre, passaient pour être en
désaccord avec le régime. De même, ils avaient le
numéro de chaque maison et où ils marquaient à la peinture
rouge le domicile de tous les Tutsi et des modérés hutu ainsi,
ils pouvaient massacrer plus de six cent quarante-sept personnes dans des
quartiers92.
Dans l'ouvrage intitulé L'ombre d'Imana : Voyages
jusqu'au bout du Rwanda de Véronique Tadjo, l'auteure rapporte par
exemple les propos d'un prisonnier en ces termes :
De son temps, le président avait dit qu'on se
débarrasse des traîtres qui sont allés à
l'extérieur du pays pour apprendre à manier le fusil. Et puis
quand le président est mort, on nous a dit que les Tutsis l'avaient
tué mais que s'ils voulaient venir ici, ils ne trouveraient plus aucun
de leurs complices vivant. Ils ne trouveraient plus personne pour les aider
à tuer les Hutus. Il fallait riposter, se défendre. Il fallait
faire échouer le complot tutsi. Il fallait aussi se débarrasser
des Hutus qui parlaient comme des Tutsis, les amoureux du FPR. Dans les
meetings, les conseillers disaient : « Ou bien vous les tuez ou
bien
89Fresque Gigozi, 2012.
90 Idem.
91 Ibid.
92 Ibid.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
c'est vous qui serez tués ». C'était
facile parce que nous connaissions tous la liste des gens à tuer dans
les zones qu'il fallait. Dans les collines tout le monde se connait, tu ne
pouvais pas cacher ton identité93.
Elle poursuit :
Chaque nuit, quand on repérait des complices, des
ennemis, la consigne passait aux barrages routiers et quand ils essayaient de
passer pour se sauver avec leur famille, ils étaient découverts
et tués tout de suite. Il fallait qu'ils soient tous tués parce
que si l'un d'eux s'échappait, il pouvait aller rejoindre les rebelles
de l'armée du FPR et revenir nous attaquer. Il fallait aussi tuer les
enfants car beaucoup des chefs du FPR étaient des enfants
eux-mêmes quand ils se sont sauvés du pays. Le nettoyage devait
être absolument total. A la radio on entendait que la tombe
n'était pas encore remplie, qu'il fallait aider à la remplir
(...) Oui, sans aucun doute, les ennemis devaient disparaitre du pays. Ils
croyaient qu'ils allaient ressusciter et revenir occuper le Rwanda mais
grâce aux armes nous pouvions les tuer. Il fallait fouiller chaque
secteur, chaque colline, chaque quartier et c'est ce que nous avons fait
»94.
On comprend aisément qu'il y a eu l'incitation directe
et publique à commettre le génocide et des tels actes sont punis
selon l'article III de la Convention pour la prévention et la
répression du crime du génocide. C'est donc ainsi que
d'avril à juin 1994, le génocide rwandais a fait, selon une
estimation de l'ONU, environ 800 000 morts, surtout parmi les Tutsis, mais
aussi parmi les opposants hutus. Il ne prit fin qu'au moment de la victoire du
Front Patriotique Rwandais (FPR) proclamée le 18 juillet 1994.
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