B. L'ethnicité, définition de l'existence
au Rwanda
Dans son ouvrage intitulé La mort ne veut pas de
moi, Yolande Mukagasana souligne : « Les Belges, ils nous ont
appris à nous haïr les uns les autres, appuyés en cela par
l'église. Les Tutsi sont la race dominante, disaient les colonisateurs.
Les Hutu, qui représentent quatre vingt dix pour cent de la population
sont des paysans bantous, à l'âme lourde et passive,
forgea, était que toute la culture et la civilisation
de l'Afrique centrale avaient été introduites par le peuple
élancé aux traits plus fins, au beau visage ovale, aux grands
yeux et le nez haut qui dénotent le meilleur sang de l'Abyssinie. Speke
voyait en cette race une tribu caucasoïde d'origine éthiopienne,
descendant du roi David- race par conséquent supérieure aux
négroïdes indigènes. Pour Speke, cette classe ordinaire des
indigènes conservait une forte emprunte asiatique, dont une
caractéristique marqué est un nez busqué et non
épaté. En effet selon Gourevitch, Speke concluait ses
élucubrations pseudo-scientifiques en invoquant l'autorité
historique des Ecritures : cette race des seigneurs `à
demi-sémitique-hamitique' descendait d'une tribu chrétienne
perdue et, avec un peu d'éducation britannique, pourrait se
révéler presque aussi `supérieure à tous
égards' qu'un Anglais comme moi. Voir Gourevitch, Op. cit., p.
72.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
ignorant tout souci du lendemain »73.
En effet, les explorateurs, les administrateurs coloniaux et même les
missionnaires ont trouvés dans l'ensemble de la population rwandaise,
une race supérieure, de « vrais » Nègres dit les Tutsi
soit disant apparentés aux peuls, Galas, Somalis et Bahima. Ces Tutsi
ont été longtemps considérés comme auteurs de tout
ce qui est de la civilisation avancée du Rwanda. Mukagasana note :
A l'école, les Blancs m'ont appris que le Hutu
était un homme champêtre, sédentaire... le Tutsi en
revanche était venu d'Abyssinie, l'ancienne Ethiopie, et peut être
même de plus loin. Du Tibet, disaient certains. Le Tutsi, il suffisait de
le regarder, ressemblait, par sa noblesse, comme deux gouttes d'eau à
l'Ethiopien. Il avait colonisé le Hutu en lui offrant le lait de ses
troupeaux. C'est ce qu'on appelait la thèse hamitique. C'est faux,
hurlait mon père, lorsque je lui racontais ce qu'on m'avait dit à
l'école. Le Tutsi est rwandais. Sa langue est le kinyarwanda, la
même que celle du Hutu74.
En réalité, la thèse hamitique est un
mythe qui préconise que la formation du Rwanda s'est
réalisée grâce aux qualités guerrières
supérieures de la dynastie tutsie, des Banyiginya, ayant conquis les
états primitifs des Hutu75. Ce mythe, présente tout ce
qui est en état avancé de civilisation comme ayant
été introduit par les Tutsi. « Tout ce qui est de
l'intelligence ne pouvait être que d'eux »76. Les
détenteurs du pouvoir tutsi s'adaptèrent ainsi facilement
à cette division, non seulement car il fallait s'aligner sur la
puissance coloniale pour rester au pouvoir, mais parce qu'elle
renforçait fortement leur pouvoir, leur contrôle de la population
(hutue) et, par conséquent, leur richesse. L'identité raciale
(l'ethnicité) s'est institutionnalisée avec la mise en place, par
exemple, de la carte d'identité ethnique.
Cependant, la thèse hamitique, utilisée jadis
par les Belges pour protéger les Tutsi, serait ensuite exploitée,
par les même Belges, pour promouvoir et appuyer la révolution
hutue. Ce mythe entrera ainsi en concurrence avec le mythe bantou. En effet, le
tribalisme engendre le tribalisme. La Belgique était elle-même une
nation ethniquement divisée, où la minorité wallonne
francophone dominait depuis des siècles sur la majorité flamande.
Au terme d'une longue révolution sociale la Belgique entrait dans une
époque de plus grande égalité
73 Yolande Mukagasana, La mort ne veut pas de
moi, Paris, Fixot, 1997, p. 33
74 Ibid., p. 114-115.
75 Des Européens auraient fait venir des
Tutsis de l'Asie pour s'approprier du Rwanda afin d'assujettir des populations
trouvées sur place. C'est dans cette optique d'ailleurs que les Tutsis
ont acquis le nom de Hamites et les premiers écrits sur le Rwanda
comportèrent ce terme dans plusieurs pages, si bien que même la
première synthèse sur le Rwanda d'Albert Pagès,
publié à Bruxelles en 1933, porte le titre d'Un royaume
hamite au centre de l'Afrique.
76 Kayihura, « Composantes et relations sociales
au Rwanda pré-colonial, colonial et post- colonial », p. 163,
in Byanafashe, Les défis de l'historiographie rwandaise. TI : les
faits controversés, Butare, Editions de l'Université
Nationale du Rwanda.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
démographique. Les prêtres flamands qui
commencèrent à arriver au Rwanda après la Seconde Guerre
mondiale s'identifièrent aux Hutu et encouragèrent leurs
aspirations au changement politique. Entre temps, l'administration coloniale
belge avait été placée sous la tutelle des Nations Unies
et se devait donc de préparer l'indépendance du Rwanda. Les
activistes politiques hutu en profitèrent pour réclamer le
gouvernement de la majorité et une révolution sociale en leur
faveur. Au début de 1960, le colonel belge, Guy Logiest procéda
à un véritable coup d'Etat en décrétant le
remplacement des chefs tutsi par des dirigeants hutu, si bien qu'aux
élections locales organisées l'été suivant les
Hutu, qui contrôlaient la plupart des bureaux de vote, conquièrent
au moins quatre vingt dix pour cent des principaux postes à pourvoir.
Plus de vingt mille Tutsi avaient alors été chassés de
chez eux, nombre qui s'accrut rapidement à mesure que les nouveaux Hutu
organisaient les violences contre les Tutsi, ou simplement les arrêtaient
arbitrairement pour affirmer leur autorité ou s'emparer de leurs biens.
Parmi le flot de réfugiés tutsi qui prirent le chemin de l'exil
figurait le mwami. « La révolution est terminée
»77 annonça le colonel Logiest en proclamant en
octobre un gouvernement provisoire dirigé par Grégoire
Kayibanda.
Depuis des années 1960 jusqu'au génocide en
1994, l'idéologie politique s'est en effet servie du mythe bantou pour
arriver au pouvoir au Rwanda et s'y maintenir. Selon cette idéologie,
les Tutsi sont des étrangers du fait qu'ils sont venus plus tard au
Rwanda. Ainsi le mythe bantou préconise que le Rwanda appartient aux
Hutu qui ont défriché les forêts mettant le Rwanda en
valeur. En conséquence, ce sont eux les véritables citoyens du
pays. Les partisans de cette idéologie au pouvoir au Rwanda à
cette époque affirmaient que par le fait que les Hutus sont plus
nombreux, ils doivent bénéficier de tous les avantages
politiques, sociaux et économiques. Le mythe qui avait fait des Tutsi
les grands introducteurs de la civilisation fit place au mythe bantou. Ainsi,
l'année 1959 fut marquée par une révolution sociale,
inimaginable, la « révolution hutue ». Entre 1959 et 1962, une
vague d'événements vit les dirigeants locaux tutsis
expulsés de leur communauté (sur les collines) et
remplacés par des « bourgmestres » élus, d'origine
majoritairement hutue. Grégoire Kayibanda, un Muhutu, devint le premier
président du Rwanda. Ces événements
s'accompagnèrent d'actes de violence contre les dirigeants tutsis et
leurs familles, et une première vague de Batutsi chercha refuge dans les
pays voisins. Une deuxième vague, plus importante, suivit en 1963-1964,
lorsque les Batutsi de la première vague se regroupèrent pour
attaquer le Rwanda depuis le Burundi et la Tanzanie. Un grand nombre de Batutsi
furent tués dans les attaques de
77 Philip Gourevitch, Op. cit., p. 84.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
représailles, et ils furent plus nombreux encore
à quitter le pays en tant que réfugiés. Ces agressions et
la violente réaction du régime rwandais préfiguraient ce
qui allait se produire trente ans plus tard. Les descendants de ces
réfugiés allaient former la base du Front patriotique rwandais
(FPR) et de son bras militaire, l'Armée patriotique rwandaise (APR), qui
ont attaqué le Rwanda en octobre 199078 dans le but de
revenir au pays par les armes. C'est ainsi qu'il eut une guerre
civile79 en 1990. Si l'insécurité causée par
les partis politiques toucha tous les citoyens ordinaires pendant ces
années agitées, la cible la plus fréquente était
les Batutsi. On les traitait d'ibiyitso (complices des forces
rebelles) à cause de leur lien supposé avec la conspiration du
FPR, pour une seule raison : ils étaient de l'identité ethnique
majoritaire dans le groupe rebelle. Aussitôt après le début
de la guerre, en octobre 1990, un grand nombre de Batutsi furent
arrêtés dans tout le pays et emprisonnés pendant quelque
temps. À intervalles réguliers, et souvent en représailles
aux attaques ou aux avancées du FPR, on perpétra des massacres de
civils tutsis. Nous soulignons qu'en vue de régler cette guerre civile,
les accords de paix d'Arusha furent signés le 4 août 1993,
après un an de négociations. Les réformes
intérieures étaient complétées par un accord
négocié sur le partage du pouvoir entre les différents
courants politiques et sur l'intégration des forces rebelles dans
l'armée nationale. Cependant, les accords d'Arusha ne furent jamais
appliqués80. En dépit des
78 Plusieurs facteurs amorcèrent une transition
politique au Rwanda : une vague de démocratisation accompagna la fin de
la guerre froide ; le président français François
Mitterrand obligea l'Afrique francophone à se démocratiser pour
s'assurer le maintien de l'assistance économique ; la chute du prix du
café sur le marché mondial et l'introduction d'un programme
d'ajustement structurel entraînèrent une crise
socio-économique ; et en 1990, le Rwanda fut attaqué par les
forces rebelles du FPR, basées en Ouganda et dominées par les
Batutsi, qui exigeaient de pouvoir rentrer au pays et de recevoir une part du
pouvoir. Ces circonstances poussèrent le régime d'Habyarimana
à lancer des réformes libérales.
79 Bien qu'une révision de la Constitution de 1978 ait
annoncé l'arrivée d'un changement radical : le multipartisme
politique étant approuvé. Les partis politiques se
multiplièrent. Mais, en même temps, un mouvement
politico-militaire extérieur, le FPR, s'introduisait par la force au
Rwanda, réclamant le partage du pouvoir et obligeant les
autorités à entamer des négociations. Se convertir au
multipartisme politique après des décennies de règne d'un
parti unique et entreprendre des réformes institutionnelles tout en
faisant la guerre dans un pays surpeuplé s'est vite
révélé décourageant. Trois acteurs ou courants
politiques menaient la partie pendant cette période de transition : le
mouvement du président, qui était l'élite au pouvoir ;
l'opposition « démocratique » intérieure,
composée des partis politiques récemment créés ; et
le FPR et ses partisans, formant l'opposition armée. La violence
était devenue une méthode d'action politique, non seulement sur
les champs de bataille, mais également dans les rues de Kigali et dans
les collines de la campagne. Avec l'ouverture de l'arène politique, les
partis politiques nouvellement institués commencèrent à
recruter des membres. Des rassemblements furent organisés dans la
campagne, où les discours inspirés et les boissons gratuites
avaient pour but de convaincre les paysans d'adhérer à telle ou
telle « famille » politique. Dans cette atmosphère, l'appareil
de l'État autrefois bien huilé mais totalitaire ne tarda pas
à s'effondrer.
80 Le Rwanda devait mettre en place un gouvernement
de transition menant à un gouvernement démocratiquement
élu. Une force neutre devait être déployée. Les
troupes françaises devaient laisser la place à la MINUAR. Le FPR
et l'armée rwandaise devaient être intégrés,
démobilisés et désarmés. Les réfugiés
devaient rentrer et un bataillon de FPR devait être à Kigali. Le
président Habyarimana et ses alliés politiques ne souhaitent en
tout cas pas que ces Accords se réalisent. Le gouvernement de transition
n'avait pas eu lieu. Habyarimana et ses alliés extrémistes le
considéraient comme une soumission au FPR. Pendant ce temps, le
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
pourparlers de paix et de l'accord, le Rwanda s'était
« installé dans une culture de guerre »81.
Selon certaines sources, même si l'accord de paix était
signé, le président Habyarimana, par exemple, qui subissait de
fortes pressions de sa ligne dure, n'avait aucune intention de l'appliquer.
Dans un discours, il parla de l'accord comme d'un vulgaire « bout de
papier »82. On se préparait également
à la reprise de la guerre du côté du FPR. Les deux parties
pratiquaient des actes de déstabilisation et recouraient aux assassinats
politiques. Début 1994, l'ennemi avait été
identifié. Grâce à une propagande intensive des
médias et du gouvernement, l'ennemi qui menaçait le pouvoir de la
rubanda nyamwinshi (la grande majorité) devint une menace pour
le pouvoir de la majorité ethnique hutue. Le danger (perçu) ne
venait donc pas seulement de l'extérieur, par le biais d'invasions, mais
aussi de l'intérieur, de chaque citoyen tutsi vivant au Rwanda, et par
extension de chaque Muhutu défavorable au statu quo de la rubanda
nyamwinshi au pouvoir. Dans un article apparu en janvier 1994 dans le journal
Kangura- « Réveillez-le », se proclamant « la
voix qui cherche à réveiller et à guider le peuple
majoritaire », Hassan Ngeze, éditeur de ce journal mentionne par
exemple: « Nous... disons aux Inyenzi (cafards) que s'ils
lèvent leurs têtes encore, il ne sera plus nécessaire
d'aller combattre l'ennemi dans la brousse. Nous... commencerons par
éliminer à l'intérieur... ils disparaitront i3.
De plus, les récits et les rapports du FPR massacrant les Bahutu
sur leur route vers le Rwanda frappaient l'imagination et renforçaient
la peur. On en venait ainsi à percevoir qu'il fallait supprimer cette
menace. Le slogan « Hutu Power » (Hutu pawa, le pouvoir aux
Bahutu)84 se propagea dans les collines ; stigmatisés, les
Batutsi devinrent des inyenzi (cafards). C'est dans cette
atmosphère hautement explosive que l'avion d'Habyarimana fut abattu
alors qu'il s'apprêtait à atterrir à l'aéroport de
Kigali, à son retour d'un sommet régional en Tanzanie et c'est
ainsi que débuta une campagne d'extermination massive. Les
événements évoluèrent rapidement dans la capitale.
Certaines régions rurales réagirent spontanément à
l'appel à l'action ; d'autres résistèrent longtemps. Mais
en réalité, tuer les Tutsi était une tradition politique
dans le Rwanda postcolonial, un moyen d'unir la population.
régime en place concluait l'affaire la plus importante en
matière d'armement avec une société française pour
12 millions US $ avec un prêt garanti par le gouvernement
français.
81 Gérard Prunier, Rwanda 1959-1995 :
Histoire d'un génocide, Paris, Dagorno, 1997, p. 199 ; 234.
82 Nous tirons ce fragment de la fresque du
mémorial de Gigozi, site du génocide que nous avions
visité à deux reprises en février 2012 à Kigali.
Les autres références extraites de ce mémorial se feront
dans le texte avec le titre Fresque Gigozi, 2012.
83 Fresque Gigozi, 2012.
84 Gérard Prunier, Ibid., p. 227.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
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