CHAPITRE PREMIER :
LA DEMARCHE JUDICIAIRE DANS LE PROCESSUS DE JUSTICE
TRANSITIONNELLE AU PLAN NATIONAL
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
SECTION I : DU GENOCIDE A LA MISE EN PLACE DES
INSTITUTIONS DE LA JUSTICE TRANSITIONNELLE AU RWANDA
Paragraphe I : Des divisions ethniques aux massacres
multiples
Le génocide au Rwanda s'est déroulé dans
un contexte de guerre civile et de tentative d'introduction d'une
démocratie multipartite. Il constitue le point culminant de la violence
dans une histoire nationale marquée par des épisodes sporadiques
de massacres (195964, 196365, 196766,
197367), conséquence d'une lutte incessante pour le pouvoir
(et les richesses), greffée sur la bipolarité ethnique hutu-tutsi
qui a caractérisé le paysage socio-politique rwandais. Selon nos
différentes lectures68, le Rwanda fut d'abord occupé
par des pygmées troglodytes ; leurs descendants, les Twa, forment
aujourd'hui un groupe marginalisé qui représente moins de un pour
cent de la population. Hutu et Tutsi arrivèrent ensuite, mais on ne sait
pas précisément d'où ni dans quel ordre. Si l'histoire
souligne que les Hutu sont des Bantous qui s'établirent les premiers au
Rwanda depuis le sud et l'ouest, et les Tutsi des Nilotiques venus du nord et
de l'est, ces théories historiques reposent plus sur la légende
que sur des faits documentés. Le temps passant, Hutu et Tutsi finirent
par parler la même langue, pratiquer la même religion, se marier
ensemble et vivre sans distinctions territoriales, sur les mêmes
collines, en partageant la même culture sociale et politique, au sein de
petits royaumes. Les chefs, les mwamis, étaient tantôt hutu,
tantôt tutsi ; Hutu et Tutsi combattaient côte à côte
dans leurs armées ; par le mariage et le patronage, un Hutu pouvait
devenir héréditairement tutsi et vice versa. En raison de tous
ces mélanges, ethnographes et historiens ont fini par conclure qu'on ne
pouvait à proprement parler considérer les Hutu et les Tutsi
comme des groupes ethniques distincts. Mais, les noms hutu et tutsi sont
restés. Ils signifient quelque chose, et bien que ce qu'ils recouvrent
précisément ne fasse pas l'unanimité, classes, castes et
rangs sont les plus souvent évoqués, nul ne conteste la
distinction : les Hutu étaient des cultivateurs et les Tutsi les
éleveurs. Telle était l'inégalité primitive : le
bétail est un bien plus précieux que les produits du sol, et
quoique certains Hutu aient possédé des vaches tandis que
certains Tutsi cultivaient la terre, le mot tutsi devint synonyme
d'élite politique et
64 Révolution sociale. Une classe sociale
contre une autre ; les Tutsi ont dominé le Rwanda pendant quatre
siècles. C'est cette révolution qui porta Grégroire
Kayibanda au pouvoir.
65 Tueries massives à Bufundu Gikongoro.
66 Massacres incessants à Bugesera.
67 Massacres dans tout le pays.
68 Nous pensons notamment aux ouvrages de
Gérard Prunier : Rwanda, 1959- 1996 : Histoire d'un
génocide, Paris, Dagorno, 1997 et Philip Gourevitch, Nous avons
le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos
familles, Paris, Denoël, 2002.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
économique. Dans la diversité des
caractéristiques rwandaises, la question des apparences est d'autant
plus délicate qu'elle a souvent signifié la vie ou la mort :
trapus, les Hutu ont la peau sombre, le visage rond, le nez plat et les
lèvres épaisses ; tandis que les Tutsi, élancés,
ont la peau plus claire, le visage allongé, les lèvres minces, le
nez et le menton étroits. A ce propos, dans une partie de son
Journal intitulée « La Faune », Speke notera par
exemple qu'il trouva « une race supérieure d'hommes aussi
différents que possible de la classe ordinaire des indigènes dont
le beau visage ovale, les grands yeux et le nez haut dénotent le
meilleur sang de l'Abyssinie »69. D'après les
termes de Philip Gourevitch70, cette race comprenait nombre de
tribus, et notamment les Watutsi- les Tutsi-, qui toutes élevaient du
bétail et dominaient généralement les masses
négroïdes. Selon une classification, un recensement des Belges fait
en 1933- 1934, dans le but de délivrer des cartes d'identités
ethniques, les Bahutu, groupe ethnique majoritaire, représentent environ
84 % de la population, les Batutsi 14 % et les Batwa 1 %. En
réalité, ces cartes d'identités rendaient virtuellement
impossible aux Hutu de devenir Tutsi, et permirent aux Belges de parfaire un
système d'apartheid sur le mythe de la supériorité
tutsie.
A. La colonisation et le principe de « diviser
pour mieux régner »
Le Rwanda fut d'abord colonisé par l'Allemagne
(1897-1916), avant de devenir officiellement une colonie belge en 1919.
Plusieurs réformes de fond, et notamment la méthode «
d'indirect rule » (domination indirecte) employée par les colons
belges, allaient transformer la société rwandaise.
Conformément aux idées anthropologiques de l'époque
coloniale71, les Belges croyaient en une classification des races
selon des critères de supériorité et
d'infériorité des êtres. Ils sont parvenus à la
conclusion que la « race » tutsie était mieux adaptée
pour régner, que les Bahutu étaient des créatures
inférieures uniquement aptes à être gouvernées et
à effectuer des travaux manuels. En réalité, les
colonisateurs adoptèrent l'absurde prétexte
hamitique72 pour diviser la société rwandaise. La
colonisation
69 John Hanning Speke, Journal de la
découverte de la source du Nil, cité par Philip Gourevitch,
Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués
avec nos familles, Paris, Denoël, 2002, p. 70-71.
70 Voir Philip Gourevitch, Nous avons le
plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos
familles, Paris, Denoël, 2002.
71 Lorsqu'ils arrivaient au Rwanda à la fin
du XIXe siècle, les Européens découvrirent une race
majestueuse de rois guerriers, au milieu de troupeaux de bovins aux longues
cornes, et une race subordonnée de paysans petits et sombres, cultivant
des tubercules à la houe et cueillant des bananes. Les Européens
en déduisirent que telle était la tradition du pays et ils y
virent une situation naturelle. Voir Philip Gourevitch, Op. cit., p.
69-70.
72 Le prétexte hamitique est ce mythe qui
préconise que la formation du Rwanda s'est réalisée
grâce aux qualités guerrières supérieurs de la
dynastie tutsie ayant conquis les états primitifs des Hutu.
L'hypothèse hamitique a été proposée en 1863 par
l'anglais John Hanning Speke, surtout connu pour avoir `découvert' le
grand lac africain qu'il baptisa Victoria et qu'il considéra comme la
source du Nil. L'essentiel de sa théorie anthropologique, qu'il
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
est violence, et il y a bien des manières d'appliquer
cette violence. Outre des cadres militaires et administratifs, et une
véritable armée de missionnaires, les Belges
expédièrent des scientifiques au Rwanda. Dûment
équipés de balances, mètres à ruban et compas, ces
derniers entreprirent de peser les Rwandais, de mesurer leur capacité
crânienne et de comparer le relief de leur nez. Ainsi, les Tutsi avaient
des caractéristiques plus nobles, plus naturellement aristocratiques que
les Hutu grossiers et bestiaux. Les Belges utilisèrent alors les
dirigeants tutsis, les chefs tutsis qu'ils qualifiaient plus intelligents, plus
actifs, plus capables d'apprécier le progrès pour mettre en
oeuvre leurs politiques coloniales. C'est ainsi que les structures
administratives villageoises traditionnelles, qui offraient aux Hutu leur
autonomie locale, furent systématiquement démantelées,
tandis que les élites tutsies obtenaient le pouvoir presque
illimité d'exploiter le travail des Hutu et de lever l'impôt sur
eux.
De plus, les écoles catholiques, qui dominaient le
système éducatif colonial, pratiquaient une discrimination
flagrante en faveur des Tutsi, lesquels disposaient du monopole des emplois
administratifs et politiques, tandis que les Hutu voyaient se réduire
toujours davantage leurs espérances de promotion déjà
limitées. Rien ne marquait la différence de manière plus
éclatante que le régime belge du travail forcé, où
des armées de Hutu trimaient en masse dans les plantations,
construisaient les routes et abattaient les arbres, sous la surveillance de
contremaîtres tutsi. Chaque écolier étant
élevé dans la doctrine de la supériorité et de
l'infériorité raciales, l'idée d'une identité
collective nationale se dissolvait peu à peu, et de part et d'autre de
la ligne de partage, Hutu et Tutsi prônaient l'exclusion mutuelle.
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