4.2. JEUX ENFANTINS ET APPRENTISSAGE
Généralement, les chercheurs en sciences
humaines étudient les enfants dans leurs relations aux adultes. La
sociologie de la famille et de l'école les insère dans un
contexte d'analyse des relations éducatives. Domine alors un point de
vue « adultocentrique »,21 lequel
consiste à chercher comment le jeune individu devient un adulte
compétent. Mais l'on sait peu de chose de ce qui se vit entre pairs.
C'est-à-dire, comment les enfants se débrouillent -ils lorsque
les adultes leur laissent un lieu et un temps d'autonomie ?
La prise en compte de ce constat, nous a permis d'observer les
jeux pendant près de quatre mois à l'école publique de
NKOLNDA. Pour faciliter nos entretiens avec les enfants, nous nous sommes
présentés à eux comme un apprenant, ce qui nous a permis
de se familiariser avec certains d'entre eux, au point de se rendre dans leur
domiciles respectifs.
4.2.1. PRESENTATION DES JEUX ETUDIES
Nous avons assimilé plusieurs jeux sur le terrain, et
parmi ceux-ci, nous avons retenus, le ndochi, le mariage à la fronde
et la déclaration de guerre. Trois jeux qui font la une ces jours
dans la cour de recréation de l'école Publique de NKOLNDA et dont
les règles contribuent à étayer les objectifs de notre
recherche. Nous livrons ici, in extenso, le contenu de nos
fiches d'observation par jeu. Celles-ci comprennent les articulations
suivantes : Le numéro d'ordre du jeu, le nom, le matériel
utilisé, le but du jeu, l'effectif minimal pour qu'une partie de jeu ait
lieu, la participation par genre, la préparation du jeu et les
règles de fonctionnement de celui-ci
Tableau N° 3 : Le ndochi
Jeu N°1
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Nom du jeu
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ndochi (babouches)
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Matériel
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les babouches et un ballon
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But du jeu
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ranger les paires de babouches tout en évitant de se
heurter au ballon en mouvement.
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Nombre de joueurs minimum
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3
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Répartition par sexe
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Majoritairement les filles et accessoirement les
garçons
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Préparation du jeu :
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constitution de deux
équipes ayant chacune à sa tête une mère. Le reste
des participants se mettent par paire d'enfants et selon un ordre chronologique
de proclamation. Il revient aux mères de
« couper » les couples et de choisir ceux qui
feront partir de leur famille. Si le nombre de joueurs est impair, la
dernière personne devient passe partout, c'est -à dire qu'il joue
pour les deux groupes. En suite délimitation de l'aire de jeu.
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Règles de jeu
2. Positionnement des différentes équipes sur
l'aire de jeu (un lanceur de chaque côté appartenant à la
deuxième équipe). La première mère choisit celui
qui va au milieu pour défendre son équipe. Au début du
jeu, les deux premiers lancers ne comptent pas. Au troisième lancer, les
lanceurs se mettent à viser le joueur qui se trouve au milieu. Celui-ci
cherche à éviter l'obstacle (le ballon) ou alors s'emploie
à le saisir pour le propulser le plus loin possible. Pendant que les
ramasseurs vont récupérer le ballon, le
« joueur central » range les babouches,
les compte avec les pieds, puis les remets tels qu'elles étaient au
départ. Réaliser un tel parcours signifie que l'on a
marqué un point ou un but, ce qui donne droit à un surplus de jeu
pour l'équipe. Un tel exploit est sanctionné par une salve
d'applaudissements venant de toute part.
3. Si le joueur central est atteint par le ballon, sans toute
fois le saisir, celui-ci est appelé à sortir, car il a perdu la
partie. Un tel échec est sanctionné par des réactions
diverses : C'est la déception pour ses co-équipiers et la
joie pour l'équipe adverse qui envoie à son tour son
représentant au milieu.
4. Le « passe partout »
n'a pas droit au but, il ne peut pas marquer de point. Il peut classer, compter
et ne peut tout « gâter ».
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Tableau N°4 : Le mariage à la
fronde.
Jeu N° 2
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Nom du jeu
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Le mariage à
la fronde
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Matériel
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la fronde
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But du jeu
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attribuer une femme ou un mari au joueur.
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Nombre de participants
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minimum 3
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Répartition par sexe
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filles et garçons
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Préparation du jeu :
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Mise en place de l'ordre de passage des familles
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Règle de jeu :
1. Deux personnes tiennent chacun un bout de la fronde et la
font tourner en rond (c'est-à-dire en spirale). Le troisième
joueur entre au milieu et se met à sauter. Pendant ce temps, tout le
monde se met à réciter l'alphabet français, au rythme des
bonds.
2. A la lettre de l'alphabet qui correspond à la chute
du joueur du milieu, c'est-à-dire, quand ce dernier piétine la
fronde, on lui attribue toute suite un prénom (de femme si c'est un
homme et d'homme si c'est une femme), commençant par la «
lettre de chute ». En suite le joueur reprend une autre
partie, celle-ci est rythmée par la « formulette »
suivante : « Monsieur/madame X, voulez-vous épouser
Madame/monsieur Y ?
Si c'est oui, c'est l'expérience. Si c'est non,
c'est de la souffrance. Dis-moi oui, dis- moi non, dis-moi si tu l'aimes.
(Bis)
Oui/non, oui /non...
2. La sanction est donnée par la seconde chute du
joueur au milieu (oui/non).
3. Si c'est oui, on établit une relation de partenariat
sexuel entre le joueur et le(s) porteur(s) de ce prénom dans le
quartier ou le village.
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Tableau N°5 : Déclaration de
guerre
Jeu N°
3
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Nom du jeu
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Déclaration de guerre.
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Matériel
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Un ballon.
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But du jeu
Nombre de joueurs
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annexer le
territoire autrui.
Minimum 3.
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Répartition par sexe
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filles et garçons (en
majorité)
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Préparation du jeu
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Tracer un cercle, le diviser en n portions (en
fonction du nombre de joueurs) et chacun donne un nom de pays à sa
portion. Lequel est ensuite inscrit sur l'aire de son territoire.
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Règle de jeu :
a) Chaque joueur est désigné par le nom du pays
qu'il a choisi. Le premier à déclarer la guerre va au milieu et
lance le ballon le plus haut possible et dit : « je
déclare la guerre contre X
(nom du pays) », pendant ce temps les
autres prennent fuite. Le pays attaqué reste sur place pour capter la
boule. S'il capte la boule, il déclare la guerre à son tour
à un autre pays de son choix.
b) Si la boule touche le sol, il la ramasse et dit
« stop » puis il cherche à lancer la boule sur
n'importe qui.
c) Si cette boule touche un joueur celui-ci voit son
territoire annexé, en partie ou en totalité par le lanceur.
d) Si ce ballon ne touche personne, n'importe qui peut le
ramasser et aller annexer le territoire de celui qui l'a visé.
e) Le vainqueur du jeu est celui qui a étendu le plus
largement possible son territoire.
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4.2.2. INTERPRETATION SOCIO-ANTHROPOLOGIQUE DES JEUX
ETUDIES
- Le numéro d'ordre.
L'ordre d'apparition des jeux ci-dessus
énumérés doit être perçu comme un code et non
comme une échelle de grandeur. Si tel était le cas le foot chez
les garçons et les claquettes chez les filles occuperaient les
premières marches du podium. Il serait plus judicieux de mieux scruter
la dénomination pour avoir quelques éléments
d'analyses.
- La désignation du jeu
Chaque jeu enfantin est désigné par un nom,
lequel renvoie au contenu de l'activité exercée, mais surtout
à un fait social précis : la guerre, le mariage, la
sécurité. Nous avons fait le tour de la ville pour obtenir une
signification convaincante du nom ndochi (jeu N° 1). C'est
finalement EDUBE, un de nos informateurs du quartier EMOMBO, qui nous a
fourni une explication acceptable. C'est un mot qui viendrait du
pidgin 22 « doging » et qui
signifie en anglais courant « escaping »,
c'est-à-dire, s'échapper. Les béti le
prononceraient mal sous le vocable :
« ndochi ».
La désignation d'un jeu est un élément de
signification et celle-ci n'acquiert cette signification qu'à condition
qu'elle soit intégrée dans un système. HENRIOT J.
(1989 ; 9)23souligne à cet
effet qu'« Employer un terme n'est pas un acte solitaire
mais sous entend un groupe social pour lequel ce vocable fait sens. Il existe
un ensemble d'êtres qui pensent et parlent comme moi... »
. Pour lui, Il faut commencer par prendre « le mot au
jeu ». En recherchant les éléments constitutifs
qui permettent de mieux appréhender la réalité du
phénomène.
- Le matériel utilisé.
Le ballon, la fronde et les chaussures apparaissent comme les
artefacts les plus usités dans la pratique des trois jeux
étudiés. Il ne faudrait pas les regarder comme tels. Dans la
mesure où, ceux-ci remplissent chacun un rôle précis, en
tant qu'élément d'une totalité. Dans la pratique
quotidienne, il y a jeu à partir du moment où l'enfant a appris
à distinguer quelque chose comme jeu : le jouet. Il n a pu le tirer de
lui-même. Voilà certainement pourquoi, le ballon semble être
un élément incontournable des jeux enfantins, étant
donné que celui-ci est vulgarisé dans les sports collectifs comme
le football, le handball, le volleyball, le basketball.
A titre d'illustration, le ballon qui est assimilé
à une balle (cartouche) laquelle permet d'annexer un territoire ennemi
(jeu N°3). Au toucher du même ballon vous devez quitter le milieu
(jeu N° 1). On s'aperçoit bel et bien que le ballon a une fonction
destructive laquelle semble se reproduire dans tous les jeux enfantins.
Quant aux babouches et à la fronde citées aux
jeux 1 et 2, celles-ci apparaissent comme des éléments
d'appréciation. Dans le cas du ndochi, ranger les babouches par
pairs permet d'obtenir des gains (jeux supplémentaires). La fronde quant
à elle est assimilable à un piège ou une rivière
(jeu N°2). Lorsque vous piétinez la fronde pour la première
fois, vous êtes pris au piège, vous devez donc vous battre pour y
ressortir honorablement, c'est - à dire, lorsque vous piétinez la
fronde pour la seconde fois. D'où, la
« formulette » suivante : « Si
c'est non, c'est la souffrance, (...), si oui, c'est
l'expérience. »
Le jouet est en conséquence non
matérialisation d'un jeu mais une image qui évoque un aspect de
la réalité et que le joueur peut manipuler à sa guise. Au
contraire, les jeux en tant que matériel impliquent de façon
explicite un usage ludique qui prend souvent la forme d'une règle (jeu
de société), ou d'une contrainte (jeu d'adresse, jeu de
construction) qui constituent une structure préexistante au
matériel.24 D'où la nécessité pour nous
de mieux savoir le but visé par chaque activité.
- Le but du jeu.
Au-delà du plaisir qu'il procure aux pratiquants, le
but du jeu est ce à quoi l'on veut aboutir en le pratiquant.
« Échapper à la ruine ou
à la destruction », cas du ndochi,
« Trouver un partenaire », ou
alors « annexer un espace » cas
des jeux 2 et 3. D'une manière générale, c'est l'intention
que l'on a et qui se matérialise par les ressources humaines à
déployer.
- Le nombre de joueurs
L'effectif minimal pour qu'une partie de jeu ait lieu est de
3. Sur le plan symbolique, cela représente, le Père, la
mère et l'enfant. Condition nécessaire pour qu'il y ait jeu
social. Le joueur axial ou central étant assimilable à l'enfant
et les chefs de groupes aux chefs de familles (papa et maman). Sans les trois
acteurs le jeu n'a pas de sens, c'est-à-dire qu'il n'est pas attrayant.
Voilà pourquoi le
« Passe-partout » du ndochi ne
peut marquer de point. Il est assimilable au célibataire. Celui-ci est
contraint de trouver un partenaire (le jeu N° 2). Signification d'une
expérience réussie de vie sociale.
Il va falloir scruter judicieusement dans l'approche genre
pour comprendre comment papa, maman et les enfants interagissent dans la vie
familiale, c'est - à dire, pour le cas échéant dans un
jeu.
- L'approche genre.
Il y a une approche genre dans les jeux des enfants, certains
sont « filles », d'autres
« garçons » et certains sont mixtes. Pour
les cas présents, le ndochi est majoritairement pratiqué
par les filles que les garçons, le mariage à la fronde est
beaucoup plus mixte et la guerre est réservée plus aux
garçons qu'aux filles.
Pour une bonne compréhension de cette approche, il est
préférable de comprendre comment se prépare un jeu afin de
mieux situer nos analyses.
- La préparation du jeu
Cette étape consiste à valider les
règles à appliquer au cours du jeu ainsi qu'à la
délimitation de l'aire de jeu. C'est aussi le moment de constituer les
groupes de passage et celui de la désignation des chefs d'équipes
(les mères pour le cas du ndochi). L'objectif est de savoir
à l'avance les limites de chaque acteur social. Rôles de la
mère, du père et des enfants.
Ce sont les divers rôles que jouent ces
différents acteurs, dans un espace délimité qui
constituent ce que l'on peut à juste titre nommé règles de
jeu.
- Les règles de jeu.
Pour un même jeu, les règles peuvent varier d'un
groupe à l'autre, ou selon les saisons, cependant la fonction principale
du matériel reste la même. C'est ici qu'apparait clairement
l'impact des jeux sur le processus d'apprentissage de l'enfant. Dans ce sens
qu'il apprend à travers ceux-ci, le fonctionnement global de sa
société et les savoirs nécessaires pour son
intégration en milieu scolaire.
Il faut jouer à « police contre
voleur », pour savoir le rôle de l'un et de l'autre
(apprentissage social). La pratique d'un jeu suppose l'apprentissage de
quelques pré-requis scolaires. A savoir, l'alphabet français, le
lexique des noms de votre entourage, « les
figurines » et la petite
« formulette » ou
« comptine » qui accompagne le jeu (cas du mariage
à la fronde, jeu N°2) ou alors une disposition physique ou morale
pour affronter la rude épreuve qu'impose le ballon (Cas du
ndochi et de la guerre).
Ainsi, les jeux pendant la recréation, permettent
à l'enfant de vivre une expérience de vie unique, celle qu'il ne
trouve pas toujours en classe ou à la maison. La cour de
recréation apparait dés lors comme un espace neutre permettant
aux enfants de reproduire les comportements familiaux à l'école
(Cf. désignation des acteurs). Croire que les savoirs acquis par la
pratique des jeux seraient contre productifs pour l'apprentissage de l'enfant,
serait méconnaitre les fondements culturels de ceux-ci. Les
maîtresses du CE1 et CE2 de l'Ecole Publique de NKOLDA, nous ont fait
savoir qu'il leur était difficile d'interrompre une partie de
ndochi.
Si à l'école, l'enfant trouve un espace lui
permettant de s'exprimer en toute liberté avec ses pairs, à
travers la pratique des jeux. Comment réagit -il en cas de litige ?
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