Le traitement médiatique de l'anorexie mentale, entre presse d'information générale et presse magazine de santé( Télécharger le fichier original )par Audrey Arnoult - Institut d'Etudes Politiques de Lyon 2006 |
B. La performance de l'anorexique dans les discours de presseAprès avoir fourni quelques éléments qui nous permettent de comprendre le processus anorexique, les pratiques que l'adolescente met en oeuvre pour parvenir à maigrir et l'impact de cette maladie sur l'entourage, nous allons nous intéresser au traitement médiatique de cette étape. L'objectif de cette partie est de repérer en quels termes est décrite la performance de l'anorexique dans les discours de presse afin de cerner la perception du comportement anorexique par les médias. Aujourd'hui, le corps médical s'accorde pour dire qu'une fois la maladie installée, l'anorexique n'est pas consciente de son comportement. Ainsi, il est intéressant d'observer si les discours de presse sanctionnent les pratiques de l'actant sujet ou s'ils se calquent sur les discours médicaux. Cette question sera le fil directeur de notre analyse cependant, nous nous attacherons également aux aspects suivants : - quelle modalité de commencement est privilégiée par les médias ? - comment s'effectue le maintien de l'engagement ? - qui remplit le rôle de l'anti-sujet ? - quelle place est accordée à la figure de la victime ? Nous essaierons pour chacun des discours de presse de repérer des éléments qui nous permettront de répondre à ces questions et ainsi de mesurer l'écart ou l'adéquation des discours de presse avec les discours médicaux. Nous allons voir que les quotidiens s'intéressent très peu à cette phase de l'anorexie, seul Santé Magazine décrit en des termes relativement précis la performance de l'anorexique. 1. La Croix : des discours qui s'organisent autour de la figure de la victimea) Une performance quasi absenteLa performance de l'anorexique est peu évoquée dans les discours de La Croix. Le commencement de la maladie n'est mentionné que de façon négative : le régime n'est pas la cause de l'anorexie. Cette idée revient à deux reprises : la première fois c'est un expert qui souligne que « ce n'est pas parce qu'on fait un régime qu'on va forcément développer une anorexie mentale »509(*) ; ensuite, ce sont des parents qui témoignent. Ces derniers expliquent que leur fille refusait de manger mais que ce n'était « pas le caprice d'une adolescente qui commence un régime »510(*). La connotation péjorative du terme « caprice » suffit à lui-même pour disqualifier le régime comme mode de commencement. Ici, le début de l'anorexie est présenté comme une restriction alimentaire soudaine : « elle s'est alors mise à refuser de manger », « elle refusait la nourriture ou alors elle en prenait très peu ». La répétition du terme « refuser » met l'accent sur une notion qui est au coeur du comportement anorexique. Les discours de presse ne nous donne aucun détail concernant la phase d'acceptation sociale par les tiers, un silence plutôt cohérent avec la position du quotidien qui refuse de considérer le régime comme le début de l'anorexie. La perte de poids n'a pas à être glorifiée mais signale le début de la maladie. Dans ce témoignage, le récit des parents passe de la phase du constat de la perte de poids au récit de la prise en charge. Ils ne donnent aucun détail sur la façon dont leur fille maigrissait, un silence là aussi révélateur. Nous avons souligné dans la première étape de notre analyse que La Croix considérait l'anorexie comme une maladie très grave qu'il faut donc soigner. En ce sens, ce ne sont pas les pratiques que l'anorexique met en place pour réaliser sa performance qui intéresse le quotidien mais les conséquences de la maladie et la façon dont elle peut-être prise en charge. Une fois le refus installé, la description des pratiques qui permettent de continuer à perdre du poids est donc quasiment absente du discours du journal. Cependant, nous pouvons signaler trois points importants : à plusieurs reprises des experts évoquent le contrôle et la maîtrise dont fait preuve l'anorexique. Un médecin parle de l'« extraordinaire capacité de contrôle sur elle-même » et d'« ivresse du contrôle de soi »511(*). Le terme « extraordinaire » révèle la fascination que beaucoup de personnes, y compris les médecins, ressentent face à une anorexique. La littérature scientifique insiste sur cette notion de fascination qui peut parfois constituer un obstacle à la prise en charge de la maladie. En effet, en dépit des dangers qu'encourt la malade, le corps médical mais aussi les parents sont souvent plus ou moins fascinés par la volonté et la maîtrise dont fait preuve l'anorexique. Le terme d' « ivresse » renvoie à la jouissance et au sentiment d'euphorie que ressent l'adolescente au cours de la maladie. Ici, ces termes n'ont pas de connotation péjorative mais décrivent juste les sensations de la malade. Ce même médecin nous explique que l'anorexique cherche à « dissimuler son amaigrissement en devenant hyperactive ». Là encore, le terme « dissimuler » n'est pas employé de façon péjorative mais ne fait que décrire une réalité. Nous pouvons signaler que ces quelques allusions au comportement anorexique sont des propos d'expert, La Croix ne souhaitant pas s'intéresser à cette phase de la maladie. Dans un second discours, nous trouvons quelques informations supplémentaires concernant la performance de l'actant sujet cependant, il s'agit là encore de propos rapportés. Le quotidien nous livre le témoignage d'une anorexique qui nous dit : « Je vais mal, mais tout va très bien »512(*). Cette opposition sémantique symbolise le déni dans lequel se trouve l'adolescente mais le terme de « déni » n'apparaît jamais en lui-même. La jeune anorexique évoque le « contrôle presque total sur [son] corps », qui lui permet d'avoir « un certain pouvoir sur les autres ». Elle explique que « tout tourne autour de l'axe poids-maigrir » et qu'elle « y pense jour et nuit ». Des propos qui mettent en valeur les « fondements » du comportement anorexique : le contrôle que s'impose la malade lui procure un sentiment d'hyperpuissance. Elle parvient à réguler ses désirs notamment la faim ce qui lui procure un sentiment de supériorité par rapport aux autres. Cependant, elle reste obsédée par la nourriture vers laquelle toutes ses pensées convergent. Elle affirme qu'elle a « enfin l'impression d'exister », une remarque qui nous rappelle la problématique identitaire à laquelle sont confrontées les anorexiques. Enfin, elle évoque « les stratégies à employer »513(*) pour éviter les repas mais le quotidien n'en dit rien, une façon de rappeler qu'il n'entend pas s'intéresser à la performance de l'anorexique. Le commentaire que fait la Croix de ce témoignage a attiré notre attention et est assez révélateur de la façon dont il conçoit la maladie : « ce témoignage [est] [...] d'une certaine façon rassurant tant il montre combien la personne sait prendre du recul par rapport à son propre cas »514(*). En réalité, les paroles de cette adolescente sont loin d'être rassurants et nous décrivent le comportement typique de l'anorexique. La Croix semble occulter un détail important : l'anorexique entre dans un cercle vicieux dont il est impossible de sortir seule, un engrenage dont elle n'est pas consciente. Ainsi, nous pouvons dire que les propos du quotidien sont un peu trop optimistes, optimisme que nous retrouverons dans d'autres discours du journal. * 509 La Croix, 18 janvier 2005, p. 14. * 510 La Croix, 18 janvier 2005, p. 15. * 511 La Croix, 27 septembre 1997, p. 28. * 512 La Croix, 30 septembre 2003, p. 6. * 513 Idem. * 514 Idem. |
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