SECTION I : LA RELATIVE OBSCURITE DE L'ENCADREMENT
LEGAL DES
LIBERTES PUBLIQUES.
« L'obscurité des lois rend le
droit imprévisible, en fait un instrument de l'arbitraire, indulgent
envers les plus habiles et les plus puissants, impitoyable envers les faibles
et les
212 Article 7 de la loi n°90/055 du 19 décembre
1990.
213« Le chef de district ou le sous-préfet »
selon les termes de l'article 7(1) et 8(1) 214 Article 8 alinéa 2 de la
loi n°90/055 du 19 décembre 1990.
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maladroits. »215 Ce propos cher à
Philippe Malaurie s'illustre parfaitement dans la
règlementation en matière de libertés publiques au
Cameroun. En effet, l'inintelligibilité des lois semble
véritablement porter atteinte à la qualité de
celles-ci216 en ce sens où elle les rend malléables
à souhait,217 faisant d'elles un instrument taillé
à la mesure de l'administration. En ce qui concerne la
règlementation des manifestations publiques au Cameroun, elle
soulève quelques incompréhensions relatives justement au contenu
de certaines dispositions qui, on l'a vu ne sont pas toujours claires, simples,
limpides, voire transparentes218. Ainsi sans dire en quoi consiste
la notion de trouble (grave à l'ordre), le législateur offre aux
pouvoirs publics un fort potentiel restrictif à l'égard des
libertés. La difficulté d'une telle disposition est perceptible
à travers l'indétermination de la notion de trouble grave
à l'ordre public, (P1) dont une interprétation
dévoyée donne forcement lieu à une propension restrictive
dans les moyens de préventions desdits troubles. (P2)
Paragraphe 1 : l'indétermination de la notion de
trouble grave à l'ordre public.
Le trouble grave à l'ordre public au Cameroun fournit
le parfait exemple d'un concept à la fois incertain et
imprévisible (A) ; offrant ainsi le soin aux autorités
administratives d'en apprécier le contenu. (B)
A- L'incertitude dans la détermination légale
du trouble grave à l'ordre public.
La définition du trouble grave à l'ordre public
suppose non seulement l'existence d'une menace à l'ordre public (1) mais
également que celui-ci soit d'une gravité notable (2).
1-L'existence d'une menace à l'ordre
public.
Il est un principe consacré dans la jurisprudence
française, notamment à la faveur de l'arrêt
Benjamin219, selon lequel la liberté est la règle et
la restriction l'exception. Ce postulat fixe une orientation de la police
administrative dans l'encadrement des libertés. En effet, les
libertés doivent s'exercer sans entrave des pouvoirs publics, sauf
hypothèse relevant de l'ordre public.
215 MALAURIE (P) ; « l'intelligibilité des lois
» in pouvoir 2005/3n°114 p.131
216 BILOUNGA (S.T); « la crise de la loi en droit public
camerounais. » ; les annales du droit, 11/ 2017, p.23
217 Ibid.
218 PHILIPPE MALAURIE ; « l'intelligibilité des lois
» op.cit. p.131
219 CE, 19 mai 1933, Benjamin, Rec. Leb. p. 541, GDJDA, p.
333). Dans cette affaire, le Conseil d'État a estimé qu'une
interdiction préventive ne pouvait être licite que si la menace
à l'ordre public était d'une exceptionnelle gravité et que
le maire ne pouvait disposer des forces de police nécessaires au
maintien de l'ordre.
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Ainsi, les restrictions en matière de libertés
publiques, nécessitent la justification par l'autorité, de
l'existence d'une menace susceptible d'occasionner l'atteinte ou
l'altération de l'ordre public. Les nécessités d'ordre
public visent d'une part à éviter que l'exercice des
libertés ne compromette l'intégrité des personnes et des
biens, mais également qu'il ne porte atteinte à d'autre droits et
libertés à valeur constitutionnelle. Tout compte fait, cela
revient à dire prosaïquement que l'exercice des libertés des
uns ne doit pas nuire à la jouissance des libertés des autres. Le
principe a été tant bien que mal réceptionné en
droit Camerounais.
En effet, l'ordre public retenu en droit camerounais comme un
motif insidieux utilisé par l'administration pour fortement remettre en
cause les libertés publiques se distingue de celui appliqué en
France220. L'ordre public, on l'a vu n'est pas véritablement
défini dans la législation camerounaise, d'autant plus qu'il
s'agit d'une notion à contenu variable qui fluctue au gré des
intérêts de l'État. C'est sans doute à l'aune de
cette logique de préservation de l'intérêt de l'État
que l'administration met en oeuvre son pouvoir de restriction pour mettre
à mal l'exercice de certaines libertés, sans que le
caractère attentatoire à l'ordre public ne soit
démontré. Et même lorsque c'est le cas, les motivations de
l'administration se caractérisent par un laconisme flagrant 221.
Pourtant, le juge administratif camerounais depuis l'affaire Mbarga
Raphael avait posé en principe l'obligation de motivation de
l'acte administratif en ces termes : « Attendu (...) que doivent
être motivées les décisions à portée
individuelle qui infligent une sanction, retirent ou abrogent une
décision créatrice de droit »222 cette
décision du juge se justifie en droit administratif en matière de
police administrative dans la mesure où en l'absence d'obligation de
motivation des mesures restrictives, tout fait est susceptible de contrarier
l'ordre public et ainsi justifier la mesure de restriction au détriment
de la liberté.223
La loi n°90/055 du 19 décembre 1990 viendra outre
mesure, en matière de liberté de manifestation, préciser
que certes la limitation de l'exercice des manifestations doit être
fondée sur l'existence d'un trouble, mais celui-ci doit être
considéré comme suffisamment grave pour justifier la mesure de
restriction.224
2- La relative gravité du trouble à
l'ordre public.
Aux termes de l'article 8 alinéa 1 de la loi de 90/055
susmentionnée, il en ressort en substance que la simple
possibilité relative à l'existence d'un trouble susceptible
d'être porté à
220 ABANE ENGOLO (P) « existe-t-il un droit administratif
camerounais ? » ; op.cit., pp. 13-30.
221 Lire METOU (B-M) « vingt ans de contentieux des
libertés publiques au Cameroun » op.cit. ; P.277
222 CS/CA, jugement n°73 du 29 juin 1989,
Mbarga Raphaël C/ État du Cameroun.
223 Lire dans ce sens BIKORO (J. M), les paradoxes
constitutionnels en doit positif au Cameroun ; op.cit. p.94
224Article 8 de la loi n°90/055 du 19 décembre 1990
portant régime des réunions et manifestations publiques.
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l'ordre public ne constitue pas un motif suffisant pour la
restriction des manifestations. En effet, le législateur souligne que la
manifestation projetée doit être de nature à troubler
gravement l'ordre public pour justifier les mesures de restriction. Autrement
dit, la menace ou le trouble doivent être tels que l'abstention de
l'administration soit susceptible d'entrainer des conséquences graves
et/ou irréversibles. Outre ces cas de figure, la liberté de
manifester ne doit ou ne devrait en principe souffrir d'aucune restriction de
la part des autorités administratives.
Par ailleurs, comment apprécier la gravité de la
menace ou du trouble à l'ordre ? Évidemment, aucun texte n'en dit
mot ; ni le constituant, ni le législateur ne définissent
clairement les critères à partir desquels il serait possible de
déterminer si une liberté publique de manière
générale est ou non susceptible de troubler (gravement) l'ordre
public. C'est en pratique, c'est-à-dire à l'aune des
circonstances que la gravité du trouble pourrait s'apprécier
notamment, à partir de données factuelles225, ou
contextuelles devant orienter le jugement de l'autorité.
Or le contexte camerounais est depuis toujours marqué
par la prégnance d'un régime de consolidation du pouvoir
administratif226 et d'autoritarisation de la police administrative.
Vu de la sorte, toute liberté remettant en cause cette autorité
n'est pas forcément vu d'un bon oeil ; cela dit leur exercice serait
d'ores et déjà en lui-même susceptible de constituer un
trouble qui plus est, un « trouble grave à l'ordre ». Un tel
état des choses rend véritablement difficile l'exercice des
libertés au Cameroun dans la mesure où la limite entre l'exercice
normal des libertés et le trouble grave à l'ordre public devient
de plus en plus incertaine. Cela étant, toute contestation ou
revendication pourrait facilement être considérée comme un
trouble grave à l'ordre public. D'autant plus qu'en fin de compte, le
pouvoir d'appréciation en matière d'ordre public est
laissé à la seule discrétion des autorités de
police administrative.
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