B- la compromission des libertés face à
l'intérêt supérieur de l'État
Deux conséquences logiques découlent de
l'insertion de la clause relative à l'intérêt
supérieur de l'État dans la constitution. Il s'agit d'une part de
la transcendance du pouvoir politique sur les libertés (1) et d'autre
part, de la subsidiarité des libertés face à
l'intérêt supérieur de l'État.(2)
1-la transcendance du politique sur les
libertés.
L'écriture constitutionnelle dans les pays d'Afrique
noire francophone se caractérise par la relation « dialectique
» qui existe entre le pouvoir et le droit.199 Dans ce rapport,
expliquera le professeur Maurice Kamto, « le pouvoir
transcende le droit et le réduit à un rôle instrumental.
»200 Il en résulte une forte relativisation de la norme
constitutionnelle, à la faveur du pouvoir, dont le but politique et
social prime sur le droit.201Cette suprématie du pouvoir
politique sur la norme juridique est d'ailleurs perceptible dans les textes
constitutionnels africains. Une illustration de cette transcendance du pouvoir
politique sur le droit est inscrite dans la constitution camerounaise du 18
janvier 1996 plus précisément dans le préambule qui
dispose : « les droits et libertés sont garantis aux citoyens dans
le respect (...) de l'intérêt supérieur de l'État.
»
Une telle énonciation des droits et libertés
selon le professeur Aba'a Oyono offre « aux
autorités administratives étatiques la latitude de moduler
l'exercice de la liberté en fonction des préoccupations qui sont
les leurs »202. Vu de la sorte, le droit ne serait en
réalité que la volonté affirmée du pouvoir
politique. Ainsi, l'administration camerounaise ou plus exactement les
autorités de police administrative sont sous l'emprise du
président de la république. Il faut éviter à cet
effet de compromettre le supérieur hiérarchique au risque perdre
son poste.203 Cela étant,
198 ATEMENGUE (JDN) : « les pouvoirs de police
administrative du président de la république au Cameroun »,
verfassung und Recht in Übersee / law and politics in Africa, Asia, and
Latin America, vol. 35, n°1, (1. Quartal 2002), p.106
199 KAMTO (M) ; pouvoir et droit en Afrique
noire, op.cit. P.436-447.
200 Idem.
201 Idem.
202 ABA'A OYONO (J.-C) « les fondements constitutionnels du
droit administratif (...) » ; op.cit. p.17.
203 ABANE ENGOLO (P) « existe-t-il un droit administratif
camerounais ? » op.cit. p.20
42
les agents (de l'État) sont tenus de respecter
scrupuleusement voire religieusement « les consignes données par
leur chef »204
En tout état de cause, l'énoncé des
libertés dans le texte constitutionnel par le truchement des notions
fluctuantes permet selon le professeur Aba'a Oyono de mettre
en exergue l'influence négative que le constituant exerce sur la
protection des libertés205. Intéressons-nous à
la subsidiarité des libertés face à l'intérêt
supérieur de l'État.
2- La subsidiarité des libertés face au
pouvoir politique.
L'utilisation dans la constitution de l'expression
intérêt supérieure de l'État démontre
également de manière claire et précise la place
réservée aux libertés publiques en droit camerounais. En
effet, les libertés publiques sont reléguées au second
rang, face à l'intérêt supérieur qui est très
souvent plus politique que juridique. Vu sous cet angle, telle ou telle autre
liberté peut être ignorée ou piétinée
lorsqu'elle n'entre pas en droite ligne des préoccupations et attentes
des gouvernants.
Il se pose ainsi le problème relatif au contenu, voire
à la signification à donner au concept intérêt
supérieur de l'État. Le texte constitutionnel ne répond
pas à la question. Pourtant, une telle expression comporte un contenu
véritablement abstrait et potentiellement attentatoire aux
libertés, dans la mesure où « tout fait anodin
»206 relevant de l'exercice d'une liberté est
susceptible d'être sanctionné en raison de ce qu'il constituerait
une atteinte à l'intérêt supérieur de l'État.
Pour reprendre la formule du professeur Maurice Kamto qui
relativement à l'insertion dans la constitution des notions floues et
fuyantes et de leurs influence restrictive sur les libertés, l'on
pourrait dire que le constituant camerounais a introduit le loup dans la
bergerie207. C'est donc à dire en fin de compte que le
concept relatif à l'intérêt supérieur de
l'État a pour conséquence directe « l'instauration d'un
droit administratif dans lequel la raison de l'État (et partant de
l'administration) est au-dessus de toute autre finalité comme
l'intérêt général »208
À l'analyse de la proclamation constitutionnelles des
libertés publiques, l'on peut retenir que la réforme
constitutionnelle du 18 janvier 1996, aux premiers abords semblait sonner
204 Idem.
205 ABA'A OYONO (J-C), «Les fondements constitutionnels
du droit administratif : de sa vertueuse origine française a sa
graduelle transposition vicieuse dans des états stable et instable de
l'Afrique francophone» op.cit. p.17.
206 BIKORO (J.M), les paradoxes constitutionnels en droit positif
camerounais, op.cit., p.94.
207 KAMTO (M), cité par ABA'A OYONO (J.-C), les
fondements constitutionnels du droit administratif (...) » ; op.cit.
p.17.
208 ABANE ENGOLO (P) « existe-t-il un droit administratif
camerounais ? », op.cit., p.19.
43
le tocsin d'une protection renforcée des droits
fondamentaux209; mais en réalité étant encore
fortement marquée par les relents de l'autoritarisme210 voire
de l'hégémonie de l'administration, étatique, n'a pu
contribuer qu'à faire des libertés publiques une simple enseigne
décorative.211 Offrant ainsi au législateur la voie
royale vers un aménagement davantage vicieux des libertés.
209 ABA'A OYONO (J-C), « les fondements constitutionnels du
droit administratif (...) » op.cit. p.15.
210 BEYEGUE BOULOUMEGUE (E G) ; « la persistance de
l'idéologie de la construction nationale en matière de police
administrative. » P.30.
211 Idem. P.303.
CHAPITRE II : LES VICISSITUDES DANS L'AMENAGEMENT DE
L'EXERCICE
DES LIBERTES.
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L'organisation au Cameroun des rassemblements ou plus
exactement des manifestations publiques nécessite l'accomplissement d'un
certain nombre d'obligations légales prescrites par le
législateur. C'est ainsi que la loi n°90/055 du 19 décembre
1990 portant régime des réunions et manifestations publiques pose
l'exigence d'une déclaration préalable qui doit avoir lieu sept
jours francs au moins avant la date de la manifestation.212 En
contrepartie, l'autorité administrative qui reçoit la
déclaration213 doit immédiatement délivrer un
récépissé.214 En effet, faut-il le
préciser, la satisfaction de cette formalité dont la vocation
première est d'informer l'autorité sur la tenue de la
manifestation, oblige ladite autorité à délivrer le
récépissé. Ce dernier ne dispose d'aucun pouvoir
discrétionnaire en la matière. Cela dit, le
récépissé n'équivaut pas à une autorisation
; tout au plus, il ne s'agit là que d'un accusé de
réception attestant que l'autorité a effectivement reçu la
déclaration.
Cependant s'il est théoriquement reconnu depuis les
lois de 1990, une avancée considérable dans le domaine des
libertés publiques de manière générale et des
manifestations publiques précisément, leur exercice semble encore
fortement incertain. Force est de reconnaitre que le texte fait très
souvent l'objet d'interprétations voire d'applications restrictives
à l'égard des libertés. Cela se justifie notamment
à travers la relative obscurité de l'encadrement légal des
libertés (de manifestation en l'occurrence) (Section I) et davantage
encore au regard de la posture sanctionnatrice du législateur
vis-à-vis desdites libertés (section II).
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