L'abà¢à¢, corps de garde et espace de communication chez les Fang d'Afrique centrale. Une préfiguration des réseaux sociaux modernes.( Télécharger le fichier original )par Gérard Paul ONJI'I ESONO Université de Yaoundé II Cameroun - Master 2015 |
4.4.2. Le mode opératoireEn ramenant donc notre analyse au niveau des réseaux sociaux, rappelons que ces derniers peuvent se différencier par leur taille et même par leur spécificité. L'élément le plus important est que chacun révèle les caractéristiques qui leur sont communes, à savoir : une plateforme, un profil, le partage des données, et l'interaction. Pour le cas de l'Abââ, nous allons transposer ces éléments pour mettre en évidence le côté homologique des deux entités. La première similitude apparaît lorsqu'un individu entre à l'Abââ ; il se connecte avec la communauté des membres de cet Abââ, tout comme peut le faire un membre d'un réseau. En fait, une personne qui prend place à l'Abââ accède à la plateforme qui va désormais favoriser les échanges avec les autres membres ou utilisateurs. Son comportement est désormais induit par les règles qui régissent cet espace. Dans un premier cas, il peut entamer son échange par les civilités, les salutations qu'il adresse aux membres de l'Abââ qui sont présents, eux aussi connectés par conséquents. Selon qu'il s'agit d'un membre du clan ou d'un étranger de passage, le rituel des salutations sera évidemment différent, car à ce dernier, inconnu de surcroit, il lui sera demandé, si lui-même n'anticipe pas, de se présenter ( nom de l'intéressé, nom des parents, clan d'appartenance, lignée de sa mère, éventuelles connexions parentales avec l'Abââ dans lequel il se trouve, lieu de provenance et destination, l'objet de son escale à l'Abââ, etc.) comme lorsqu'un nouvel utilisateur s'inscrit sur un réseau social moderne, ne serait-ce que pour quelques temps. Il est donc présent à l'Abââ en mode actif. De même, un individu peut également décider de se connecter en mode inactif dans la mesure où il peut décider de ne pas adresser la parole à un autre membre, de ne pas s'intéresser aux autres, exactement comme sur un site internet ou un réseau social. Mais, il ne pourra pas empêcher les autres de s'intéresser à lui ; ne pas répondre aux messages qui lui sont adressés ou ne pas y réagir sera alors la forme de communication qu'il aura choisi de manifester. Chaque Abââ est rattaché généralement au nom de son chef, comme pour le référencer, dans la logique d'une adresse de site internet, avec un administrateur qui régule le fonctionnement de cette institution et veille à la préservation d'une bonne image, au développement d'une bonne réputation ou notoriété. C'est par là aussi que sa visibilité est garantie afin de créer une différenciation avec les autres organisations similaires des villages voisins. En se référant aux critères-indicateurs qui caractérisent un réseau social, nous dirons que l'Abââ constitue tout d'abord une plateforme commune, un espace communautaire qui met en relation tous ceux qui rentrent dans cet espace, comme un « switch » partagé par les membres connectés à un réseau social local. A titre d'exemple, pour illustrer comment une personne qui entre à l'Abââ pour retrouver les autres qui y ont déjà pris place, l'on pourrait simuler la conversation suivante : Le nouveau venu : Mbôlanooo ! (Bonjour à tous !) Les personnes assises : Ambôlôô ! (Bonjour !) Le nouveau venu : Ye mi ne mvu'è ? (Comment allez-vous ?), etc. Me ne X, mone Esakôran ye Endendem, mone ngoane Esambira ye Ma'an, me ne é moan Y. (Je m'appelle X, Esakôran d'Endendem, ma mère est Esambira de Ma'an, je suis fils de Y.). Une fois ce contact établi, la personne peut désormais évoluer à l'intérieur du réseau en s'intéressant à n'importe quel autre « utilisateurs » avec lequel une affinité pourrait naître et se développer en fonction des centres d'intérêts. Le profil du membre de l'Abââ c'est son nom de famille. A l'Abââ, on appelle chacun par son nom et tout le monde peut être identifié par les autres. Généralement, à côté du nom de famille, il existe des pseudonymes ou des surnoms qui sont attribués aux gens, surtout lorsque les patronymes sont les mêmes pour deux individus du clan. La différence avec les profils que les membres de la communauté des internautes s'attribuent et veulent bien communiquer aux autres est qu'à l'Abââ, au-delà des traits physiques et de la physionomie même les habitudes, caractères et comportements des uns et des autres sont connus. Pour aller plus loin, nous dirons que le profil de chaque individu peut également se décliner au niveau de son Abââ en un référent nominal personnel, une espèce de surnom évocateur que l'on appelle « endan » chez les Fang. C'est une identité nominative donnée à un individu très souvent à la naissance qui dégage ou évoque les traits de caractères que les sages de la communauté présagent en lui. C'est dans le registre de la bravoure, de la sagesse, de la grandeur et de la probité morale que l'on puise pour attribuer son profil nominal à chaque membre, décliné en « endan ». En dernier ressort, puisque l'enfant qui nait porte le nom d'un de ses ascendants, il peut également hériter de l'endan de son homonyme. Le partage des donnéesphysiques ou nonest naturellement ouvert au sein de l'Abââ. D'abord, ce qui peut rentrer dans le cadre des actes de communications et qui induit forcément, consciemment ou inconsciemment, une influence mutuelle entre les membres de l'Abââ. A travers la communication verbale et la communication non verbale, la communauté des membres de l'Abââ échange plusieurs données immatérielles comme des informations diverses, des idées et des connaissances, des émotions dont le flux est difficile à quantifier. En outre, l'Abââ est un lieu de partage. Il faut déjà intégrer que l'espace géographique de l'Abââ est un environnement physique qui est justement partagé par les membres de la communauté. En se basant sur la notion de territoire en communication où chacun peut avoir son espace délimité, nous pouvons retenir que la configuration des places assises dans l'Abââ présente une organisation qui met en évidence la préséance que les aînés ont sur les cadets, un métadiscours qui peut aussi faire l'objet de toute une étude. La place du « nyambôrô » est identifiée au sein de l'Abââ de telle manière que même s'il n'est pas présent, personne n'a le droit de l'occuper. C'est généralement une chaise différente, qui peut épouser la forme d'un divan ou sofa. A l'Abââ, l'on partage donc plusieurs données, comme des informations, des repas, de la boisson, des outils de travail, des documents comme de vieux journaux, des recueils de cantiques, livres de prières, des connaissances à travers contes, légendes, dictons et proverbes, etc. L'échange des données est une réalité observable et palpable au sein de l'espace. Toutefois, les sociétés de tradition orale se caractérisent toujours par la construction et le fonctionnement codifié d'un système d'information et de communication essentiellement oral, et donc immédiat. Les moyens utilisés le plus souvent sont la parole et des instruments dont la portée et les performances, on s'en doute, sont soumises aux conditions limitatives du temps et de l'espace. La communication qui se réalise dans de telles conditions reste très contingente à l'espace de communication et à la présence effective des acteurs sociaux de la communication. En effet, comme le souligne André NYAMBA, « la différence fondamentale que l'on constate aujourd'hui, entre les systèmes de communication traditionnels et ceux des TIC, est que dans le premier cas les acteurs sont présents en une sorte de face à face verbal ou leur communication se limite à l'espace et au temps qui les rassemblent. Dans le second cas, les acteurs ne se « voient » pas physiquement et réellement, pour ne pas dire qu'ils ne se touchent pas, mais ils ne sont pas soumis aux contraintes limitatives du temps et de l'espace. »91(*)Ces deux situations présentent des avantages et des inconvénients. Il est intéressant d'observer ce qui se passe dans le cas des changements dans les systèmes de communication traditionnels. Enfin, de part ce partage, il s'établit une interaction entre les personnes qui se retrouvent dans l'Abââ. Les affinités et intérêts président parfois au développement de différentes interactions. Si l'on saisit un instant précis, il est possible d'observer et de schématiser les échanges et interactions qui se déroulent à l'Abââ. Les systèmes antérieurs de communication servaient une cause sociale, celle des relations de solidarité multiforme au niveau des espaces familiaux, lignagers, villageois et ethniques, dans leur grande diversité organisationnelle : on se connaissait et se reconnaissait en tant qu'acteurs sociaux complémentaires. * 91NYAMBA, André, Approche sociologique et anthropologique de la communication dans les villages africains, article paru dans Les télécommunications, entre bien public et marchandise,Edition Charles Léopold MAYER, 2005, p.p. 77 et suite. |
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