L'etre-là africain et inculturation: essai d'une relecture théologique de Martin Heidegger pour l'Afrique( Télécharger le fichier original )par Roland TECHOU Grand Séminaire Mgr Louis Parisot Tchanvedji Bénin - Baccalaureat en théologie 2010 |
Chapitre 21. 2- REFERENCES AFRICAINES A HEIDEGGERL'un des défis de l'auteur est de relever - à partir de la philosophie africaine- les indices de références à Heidegger et à son oeuvre. Mais là n'est pas encore le lieu du "dialogue" entre Heidegger et l'Afrique; une telle perspective, même si elle est envisageable ne le sera que sous la forme d'un monologue; d'où le paradoxe monologique. Pourquoi donc l'appropriation africaine d'une telle pensée? Au delà du caractère incontournable de l'oeuvre de Heidegger dans la quête d'une historicité authentique de l'exister humain, sa connaissance pourrait aider tant à la consolidation qu'à l'affirmation du contenu de la «philosophie africaine.» Heidegger paraît aujourd'hui, malgré la référence et la méfiance de certains philosophes africains, comme l'inspirateur de beaucoup de courants principaux qui caractérisent la philosophie africaine: la philosophie de l'être11(*); la philosophie du langage12(*) et de la poésie13(*); la philosophie herméneutique14(*). D'où le dialogue entre Heidegger et les philosophes africains est fort enrichissant. La réponse à un tel paradoxe est que Heidegger de son vivant, voulait ranimer la philosophie dans sa source présocratique grecque qui était celle des physiciens. On comprend donc qu'il ait été hanté par des sources non philosophiques. C'est justement ce que poursuit bon nombre de philosophes africains : éditer une philosophie africaine à partir des éléments de la discursivité africaine: proverbes, légendes, contes, épopées, mythes. Un bon nombre de philosophes africains sont encore attachés à l'air natal15(*). Ainsi, sans courir le risque d'établir coûte que coûte un dialogue, nous estimons que ce sont les africains qui trouvent une source d'inspiration à partir de Heidegger et son oeuvre. Quelques articles, livres et thèses de doctorat écrits par les africains sur l'oeuvre du philosophe allemand sont à cibler à partir des problématiques qui les occupe16(*). De plus, au compte de notre problématique nous ciblons des pistes de déploiement de l'être-là exprimant l'authenticité de sa culture. 1.2.1- La philosophie de l'êtreHeidegger est le penseur de l'être; un penseur dont l'originalité du questionnement a permis, à vrai dire, à la philosophie de renaître de nouveau. Il s'agit là d'une pensée ultime, la pensée de l'être lui-même dans sa vérité, dans sa différence avec l'étant. Fondamentale depuis les présocratiques, notamment Héraclite et Parménide, cette pensée de l'être constitue le point de départ de la pensée philosophique de Heidegger. Pour lui, la suite de l'histoire occidentale sera une mésinterprétation de la pensée de l'être en la réduisant dans une essence du faire et du produire. Une telle attitude la relègue dans l'oubli et dans l'errance. C'est cet oubli qui va être légitimé et radicalisé par les philosophes médiévaux, modernes et la métaphysique de Nietzsche en particulier. Cet appétit de "vouloir" et de "pouvoir" occulte selon Heidegger toute attention pour la vérité de l'être. Il estime donc que c'est la cause pour laquelle l'occident baigne dans le déclin, à la suite de la métaphysique et de la technique avec pour conséquence: l'oubli de l'être. L'essence de l'homme appartient à la vérité de l'Être. Question insoluble à la métaphysique, elle attend toujours que l'homme se la remémore comme digne d'être pensée. La pensée de l'être se révèle méditante. C'est-à-dire à la poursuite du sens qui domine dans tout ce qui est. Heidegger en parlant ainsi n'oppose pas la pensée de l'être à l'action au point de tomber dans son reproche à la métaphysique. En revanche, il la considère comme un "faire". En ce sens, le "faire heideggérien", loin d'être manipulant, technisant, est recueillant, méditant permettant ainsi à l'être de se découvrir et de se cacher. La pensée d'être en tant que faire, est radicalement agissante. C'est parce que la pensée est capable d'accomplir la relation entre l'être et l'être-là humain qu'on peut l'entendre comme un "faire". Ainsi, tout prend sens à partir de l'être et tout ce qui arrive vient de l'être. Et c'est cette pensée de l'être en tant que pensée méditante qui prend la place de la philosophie. Dans cette optique, les philosophes africains de l'être sont ceux qui tentent de restituer, selon Tshiamalenga Ntumba17(*), l'idée que les Africains traditionnels sont censés se faire de l'être en tant qu'être. Les pionniers de cette philosophie africaine sont les partisans de la restitution ontologisante. Le Père Tempels18(*) vient en tête de liste pour affirmer que les Bantou pensent l'être en terme de force. Il avait pour préoccupation d'opposer ce qu'il appelle la métaphysique africaine à la métaphysique occidentale. A Kagame19(*) en sera le disciple fidèle en identifiant la structure des langues africaines comme lieu de détermination de la philosophie africaine. Prenant pour modèle la métaphysique d'Aristote qui se fonde sur la langue grecque, il érige un tableau comparatif présentant les ressemblances entre les catégories philosophiques d'Aristote et les catégories de la philosophie bantu-rwandaise. C'est donc dans la perspective d'une philosophie africaine de l'être qu'il découvre la métaphysique africaine. L'être-là africain serait donc particulier puisque l'être chez les africains serait dynamique alors qu'il est statique chez les occidentaux. L'interférence heideggérienne dans ce débat nous est offerte par Ngimbi Nseka20(*), qui dans La dynamique de l'être: Force, Action, Acte, s'appuie sur Heidegger pour contredire la conception tempelsienne d'une métaphysique à l'occidentale et à l'africaine. Pour lui, l'être dépasse à la fois le dynamique et le statique il peut se définir à la fois comme: Force, Action, Acte. C'est à ce niveau qu'il se réfère à Heidegger pour noter que chez ce penseur occidental, "l'être lui-même se montre comme la solidité propre du stable rassemblé sur soi, pur de toute agitation et tout changement". Et dans le cas où pour Héraclite, ce qui est ce n'est pas l'être mais le devenir, vu comme l'être lui-même, l'être est donc le devenir; pourtant, Heidegger relève Ngimbi Nseka,21(*) dans un langage tout différent, semble nous donner une conception de l'être qui n'en fait pas une réalité statique, un étant. Il faut donc relativiser la vision de Tempels en retenant qu'il n'y a pas un moment où l'être s'affiche comme statique et l'autre dynamique. L'être se révèle simultanément statique et dynamique même s'il les dépasse. Pour le moi, être, c'est être dans la présence de l'être. Ngoma Binda22(*) quant à lui prévient du danger de la philosophie ontologiste occidentale centrée sur l'être plutôt que sur l'homme et dont il faut prémunir l'être-là africain. Dans cette critique il inscrit Heidegger lui-même qui avec ses pairs ont élaboré des ontologies sur le dos du substantif laissant le verbe. Toutefois, il accorde à Heidegger le mérite d'avoir opéré le retour à la problématique initiale grecque mais toujours attaché au substantif puisqu'il s'agit d'un retour à Aristote et non Parménide. Ngoma Binda s'oppose à l'ontologie et se montre favorable à l'anthropologie. Mais il lui manque de reconnaître que Heidegger tient fortement à l'horizontalité du rapport entre l'être en tant qu'être et l'être-là de l'homme. S'interrogeant sur l'être propre de l'africain Phoba Mvika23(*) prend délibérément appui sur Heidegger pour montrer comment la question de l'authenticité ne relève pas avant tout de la politique, mais de la métaphysique. Et sa référence porte à équivoque puisque le philosophe allemand a toujours récusé la métaphysique qui entretient une confusion fâcheuse entre l'être et l'étant. L'authenticité chez Heidegger est le domaine dans lequel l'homme s'affiche comme pouvoir-être et non comme un étant présent subsistant; l'existence - substance est le symbole de l'inauthenticité. Pour mener donc une vie authentique, l'être-là de l'homme africain comme celui de l'occidental doit se démarquer de l'ontique vers l'ontologique. L'être de l'homme n'éprouve son authenticité que dans l'éclaircie de l'histoire de l'être en tant qu'être dans sa vérité. Or l'être - authentique de l'homme doit vivre son authenticité conformément à certaines normes éthiques déterminées par les règles sociales qui régissent la société. C'est sur l'universalité de ses normes que Heidegger et les philosophes africains s'affrontent ; si Tshiamalenga Ntumba24(*) pense l'impossibilité pour une norme éthique d'être universelle, parce qu'elle serait relative; sur la question du langage l'accord se poursuit aisément. C'est donc pour Heidegger du sens de l'être que jaillit la réalité de l'être-là. C'est en ce sens que l'homme est le berger de l'être. L'être-là africain malgré les diverses approches de l'ontologie africaine, n'échappe pas à cette vérité d'être le creuset qui donne sens à la transcendance et grâce à qui la transcendance reste une interrogation. * 11 _ Tshiamalenga Ntumba, « Qu'est-ce que la philosophie ? », in Actes de la 1re semaine philosophique, Kinshasa, F.T.C.K., 1978, p 38 H. Ngimbi Nseka, « La dynamique de l'être : Force, Action, Acte », in Revue Philosophique de Kinshasa, Kinshasa, F.T.C.H.., vol. 1, jan-juin 1983, pp 65-66. * 12 _ Dirven, « Philosophie en Afrique », in Mélanges de philosophie africaine, Kinshasa, F.T.C.K., 1978, p 106 Nkombe Oleko « Langage et réalité vers une ontologie du verbe », in Actes de la 4è Semaine philosophique de Kinshasa, 23-27 avril 1979 p 85 * 13 _ O. Ugirashebuja, « Le langage poétique », in Actes de la 4è Semaine philosophique de Kinshasa, 23-27 avril 1979 pp 306, 326, 330. * 14 _ B. Okolo Okonda , « L'herméneutique chez Paul Ricoeur : instances et méthodes », in cahiers philosophiques Africains, Lubumbashi, P.U.Z., n° 6, juil.-déc. 1974, pp 33-60. * 15 _ O. Ugirashebuja, in « Le langage poétique » art. cit.., pense que si l'Afrique doit exprimer sa pensée, si elle doit proposer aux autres cultures un dialogue véritable, ce sera à partir de son patrimoine poético-culturel dont il faudra respecter le génie et l'originalité. * 16 _ Nous notifierons ces documents au fur et à mesure que nous solliciterons ces divers penseurs pour justifier notre préoccupation. * 17 _ Tshiamalenga Ntumba, « Qu'est-ce que la philosophie ? » in Actes de la 1èr semaine philosophique, Kinshasa, F.T.C.K. 1978, p 38 * 18 _ La philosophie bantoue, 1945 * 19 _ La philosophie bantoue-rwandaise de l'être, 1956 * 20 _ La dynamique de l'être: Force, Action, Acte, in Revue philosophique de Kinshasa, Kinshasa, F. T.C.K ; vol 1, jan-juin 1983, pp 65-66 * 21 _ H. Ngimbi Nseka, Op. Cit * 22 _ Ngoma Binda, «Verbe et substantif d'être en philosophie'', in Actes de la 4è semaine philosophique de Kinshasa, Kinshasa, F.T.C.K., 23-27 Avril 1979, pp 206-210 * 23 _ Phoba Mvika, `'Authenticité, philosophie, développement'', in Revue philosophique de Kinshasa, Kinshasa, F.T.C.K., vol 1, 1983, p 85 * 24 _ Tshiamalenga Ntumba « L'espace théorique de la vitalité des normes éthiques », in Revue philosophique de Kinshasa, Kinshasa, F. T.C.K ; vol 1, jan-juin 1983, p 73 |
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