L'intangibilté du capital social et la protection juridique des créanciers sociaux( Télécharger le fichier original )par Mahawa DIOP Université gaston berger de Saint Louis - Maitrise 2006 |
SECTION 2 : La garantie de la substance du capital socialAfin de remplir efficacement le rôle qui lui est dévolu en matière de financement de l'activité sociale et protéger les créanciers sociaux, le capital social doit correspondre à des valeurs réelles, à des données certaines. En effet, ces valeurs constituant le capital social doivent être garanties de manière non équivoque. Cette nécessité justifie l'exigence de la réalité des apports constituant le capital social (§1) ainsi que celle de ce dernier considéré comme un tout (§2). §1 : La garantie de la réalité des apports L'exigence d'apports réels implique la réunion de règles essentielles : la règle de l'effectivité pour laquelle l'apport doit exister (A) et la règle de la sincérité qui commande l'évaluation de l'apport à sa juste valeur (B) A. La règle de l'effectivité des apportsL'inexistence d'un apport ou sa fictivité non seulement entraîne l'amoindrissement de la substance du capital social, mais aussi, de manière plus radicale, l'existence même de la société qui sera remise en cause puisque la réunion des apports est un élément fondamental de sa création. Ce rapport entre l'existence de l'apport et celle de la société se traduit par l'obligation de garantie qui pèse sur l'apporteur en vertu de l'article 1843-3 du code civil, « garantie d'éviction, garantie des vices cachés, à plus forte raison garantie de l'existence de la chose ».21(*)
Il s'impose donc la nécessité de dégager la notion d'apport fictif ainsi que les conséquences de cette fictivité. Selon J. NECTOUX l'apport se concrétisant par l'idée de plus-value économique au bénéfice de la société « doit être sérieux et constituer pour la société un avantage réel ». Il sera donc logique de considérer l'apport comme fictif lorsque la société ne peut en tirer aucun avantage de manière directe ou indirecte. Une telle situation s'analyserait comme dangereuse aussi bien pour la société, pour les associés que pour les tiers ; l'instrument de financement de son activité utilisé par la société ne correspond à aucune valeur économique réelle, bien qu'une valeur figure néanmoins dans le capital social. La fictivité d'un apport intéresse les associés dans la mesure où les autres associés, ceux qui ont effectué des apports réels, seront lésés aussi bien sur le plan financier que sur le plan du contrôle car ils auront du s'appauvrir de l'équivalent de leurs titres, alors qu'il n'en sera pas de même pour les apports sans consistance. Les tiers enfin risquent d'être lésés, et en tout cas trompés, puisque le capital social n'est plus a même de remplir de manière fiable sa fonction informative, l'information apparente n'étant pas conforme à la situation réelle. La fictivité de l'apport renvoie à trois hypothèses qui doivent être étudiées. 1. L'objet de l'apport n'existe pas : Dire que l'objet de l'apport n'existe pas ne revient pas à étudier l'absence d'apport. Selon M. Nectoux « il convient de ne pas confondre la fictivité des apports avec l'absence d'apports ». Il y a absence d'apport lorsque la volonté de mise en commun fait défaut ; beaucoup plus que l'apport en société, c'est l'intention de s'associer, l'affectio societatis, qui est atteinte ; mais il faut bien reconnaître qu'une telle situation devient sans réelle importance au regard de l'étude du capital social. L'absence d'apport ne crée donc aucune apparence trompeuse puisqu'il n'y aura aucune mention erronée : il n'y a ni apport, ni apporteur.
La fictivité en revanche crée une apparence trompeuse : est fictif « ce qui n'existe qu'en apparence »22(*) . La différence de situation tient donc au fait que dans le premier cas, la société est inexistante, alors que dans le second, elle existe mais est frappée d'une irrégularité, soit au regard d'un individu, soit au regard de tous ceux qui la composent. En effet, la vocation d'un apport c'est d'accroître la valeur du patrimoine sociale. Il en découle qu'un apport qui n'a aucune valeur pécuniaire ne répond pas forcément à cette nécessité. Il en est ainsi, par exemple, de l'apport d'un brevet nul ou périmé, tombé dans le domaine public23(*) ; un tel brevet ne peut plus être considéré comme un apport en nature sérieux. En revanche n'est pas nul l'apport d'un brevet régulièrement pris , se révélant non rentable, donc inutile pour la société ; d'une part la rentabilité n'est pas une condition de brevetabilité, d'autre part l'inutilité pour la société n'est un critère de fictivité24(*).
S'agissant également de l'apport de créance, une remarque s'impose. Certes, l'apporteur ne garanti que l'existence de la créance apportée et non son recouvrement ; encore faudrait-il que le recouvrement soit concevable. De même serait fictif l'apport d'une créance sur un tiers insolvable, l'insolvabilité devant être appréciée au moment de la constitution de la société Selon Mme Sabine DANA-DEMARET25(*), « la fictivité de l'apport ne se réduit pas à la seule notion d'inconsistance du bien transmis ; une autre source de fictivité peut être trouvée dans l'examen des droits transmis ». Elle considère que la théorie de la fictivité n'est ici que la conséquence en droit des sociétés de l'adage « memo plus juris ». L'apporteur doit être titulaire du droit de propriété et de jouissance, dont il entend transmettre le bénéfice à la société. S'il n'est pas titulaire du droit transmis, il y a alors apport a non domino ;la société risque d'être évincée, ou de ne pas avoir la jouissance paisible du bien apporté :elle n'en tirera donc aucun avantage, bien au contraire.
Cette notion d'apport de la chose d'autrui serait d'ailleurs la seule cause de fictivité concevable pour les apports en numéraire, si elle était prise en considération par les tribunaux. Mais tel n'est pas le cas, puisqu'il a été décidé qu' « une souscription d'actions ou de parts sociales n'est pas fictive du seule fait que les versements qui y correspondent, ont été effectués à l'aide de fonds empruntés par le souscripteur, fut-ce l'un des associés »26(*). La même solution a été retenue à propos de l'apport à une société civile immobilière fait par une épouse grâce au cheque que son mari avait tirée et lui avait remise à titre de don manuel27(*).
Si l'on envisage l'apport fait a non domino pour les apports en nature, une distinction s'impose selon qu'on est en présence d'un apport en pleine propriété et d'un apport en jouissance. Dans le premier cas, il semblerait qu'il faille considérer qu'il y a apport fictif lorsque l'apporteur n'a jamais été propriétaire du bien transmis. Cependant une faculté de régularisation étant offerte ; « l'apport a non domino ne présente ...plus un caractère fictif lorsque, postérieurement à la mise en société, l'apporteur se rend acquéreur de la propriété du bien transmis ».28(*) Par ailleurs, la société pourra dans certains cas garder le bien apporté a non domino, sous condition bien sur, qu'elle soit de bonne foi. Ainsi la substance qui forme son capital social ne sera pas atteinte. Cependant, la fictivité de l'apport à non domino n'est pas évidente lorsqu'on envisage les apports en nature en jouissance. Il n' y aura donc fictivité que dans les cas où la mise à disposition n'aura jamais pu être obtenue, puisque la fictivité s'examine à la constitution de la société. 2. L'apport existe, mais ne correspond pas à la réalité : dans cette hypothèse, un bien a été réellement transmis et régulièrement apporté à la société : l'apport est réel dans la mesure où le bien considéré a une consistance certaine et il est régulièrement transmis. Néanmoins, cet apport peut se révéler fictif si la valeur définitivement intégrée dans le patrimoine social ne correspond pas à la valeur du bien transmis. La société sera lésée, ainsi que les tiers et les associés, du simple fait qu'aucun avantage définitif n'aura résulté de cet apport. C'est le cas notamment d'un apport de fonds de commerce grevé d'un passif ; certes l'opération en elle-même n'est pas irrégulière puisque l'apport est conforme au principe de bonne foi qui doit régir les relations contractuelles, le passif également déclaré. Tel ne sera pas le cas lorsque, en revanche, même si déclaré, un passif excessif peut entraîner la fictivité de l'apport, des lors qu'il se révèle supérieur à la valeur du fonds de commerce et que sa prise en charge par la société est juridiquement distincte de celle du fonds, et que les deux opérations sont nécessaires pour transmettre le fonds et le passif.
Mais à cette apparente indépendance juridique, qui pourrait entraver le raisonnement, il convient d'opposer le lien de connexité économique : c'est le passif né de l'exploitation du fonds de commerce qui grève l'apport.29(*) Il semble donc concevable d'en tenir compte. 3. l'apport existe, mais est détourné de sa finalité normale : la finalité normale d'un apport est de participer à la constitution du patrimoine social, qui en tant que moyen de financement « permettra à la société de réaliser les opérations qu'elle se propose d'accomplir ».30(*) La société ne retirera un profit économique des apports à lui fournis par les associés que par rapport à son activité ; la réalisation de son objet social. Or, le capital social en tant qu'instrument de financement, correspond à la somme des apports en numéraire et en nature. Ce qui affecte donc ces apports l'affecte forcément. L'apport qui n'aura pas été effectué dans le but de permettre la réalisation de l'objet social, mais qui s'inscrit dans un contexte plus général de fraude n'est plus un instrument de financement, mais une technique de simulation d'une situation juridique que l'apporteur veut réaménager en fraude de certains droits. Ainsi, concernant la fraude des droits des créanciers, l'apport fictif en numéraire fut le plus souvent utilisé pour permettre la constitution de sociétés de façade dans le but de faire échec au principe d'unité et d'indivisibilité du patrimoine. La loi française du 11 juillet 1985 sur l'entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée a voulu d'ailleurs moraliser cette pratique irrégulière. En considération de l'importance de la matière, il en découle, alors nécessairement un certain nombre de conséquences. Ces conséquences concernent en premier plan la société elle-même, mais elles ne sont pas pour autant indifférentes au capital social puisque son existence est liée à celle de la personne morale. C'est donc le caractère dissuasif des conséquences de la fictivité des apports qui assure paradoxalement la garantie de la substance du capital social. La première conséquence réside dans l'instrumentalisation de la société comme moyen de fraude. Et pour y faire face, deux actions sont concevables : l'une radicale et entraîne la disparution de la société, et donc de son capital social ; c'est l'action en déclaration de simulation. L'autre, d'effet plus limité, maintient la société en vie, mais entraîne l'amoindrissement de son capital ; c'est l'action paulienne. L'action en déclaration de simulation est une action plus radicale. Le principe est simple : « lorsque l'apport dissimule un contrat, les créanciers de l'apporteur peuvent ...écarter l'acte ostensible et faire apparaître l'acte secret ».31(*) L'action en déclaration de simulation tend justement à rétablir la réalité juridique. Certes, toute simulation n'est pas en tant que telle répréhensible, mais en matière de société, il faut bien constater que la technique de l'apport simulé est un procédé destiné à tromper , et qu'elle constitue à ce titre une fraude dans les relations privées. L'action paulienne quant à elle, a moins d'effet. Si l'action en déclaration de simulation a pour conséquence l'inexistence de la société elle-même, l'action paulienne vise plus spécifiquement l'acte d'apport frauduleux. Prévue par l'article 1167 du code civil, elle repose davantage sur une notion de réparation que sur une idée de d'annulation ; en ce sens, on considère que la fraude paulienne comporte comme sanction l'inopposabilité de l'acte au créancier, et c'est pour cette raison qu'elle est qualifiée, non d'action en nullité, mais d'action révocatoire. Cette souplesse appréciable dans la sanction explique d'ailleurs que la jurisprudence récente facilite l'exercice de l'action révocatoire fondée sur la faute paulienne32(*). Notamment il a été admis de manière nette que l'acte d'appauvrissement nécessaire au regard de l'article 1167c. civ. « peut très bien consister en la substitution pourtant économiquement équivalente, d'une valeur facile à dissimuler à un bien saisissable par le créancier ».33(*) Cela permettra d'attaquer avec succès l'apport frauduleux à une société civile, d'un immeuble ; car « la substitution dans le patrimoine social du débiteur des parts sociales à ses doits sur l'immeuble commun causerait un préjudice aux créanciers, les dites parts ne présentant point, pour répondre des créances, des valeurs de garantie d'immeuble »34(*). Ces parts peuvent être jugées « difficilement négociables, dont le prix de vente n'atteindra pas à beaucoup prés la valeur des immeubles qui, pris individuellement trouveraient facilement des acquéreurs »35(*) A l'égard de la victime, le bien litigieux apporté à la société est donc considéré comme n'ayant jamais quitté le patrimoine personnel de l'apporteur : l'apport en société est frappé d'inopposabilité. A l'égard de la société, la déclaration d'inopposabilité de l'apport frauduleux n'entraînera pas nécessairement l'annulation du pacte social. Mais si la société n'a été constituée que dans le but de permettre la réalisation de la fraude, en tant qu'elle ne constitue qu'une simple façade ; les deux actions seraient donc concevables.
En définitive, les créanciers peuvent être eux-mêmes victimes d'irrégularités résultant d'apports fictifs qui coexistent avec des apports réels et sérieux. Le moyen de financement réel dont dispose la société ne correspond plus à celui qu'elle attendait légitimement et qui aurait concouru à la formation de son capital social. Mais la fictivité d'un apport n'entraîne forcément l'annulation de la société que lorsque l'acte litigieux était indispensable, lorsqu'il constituait la cause déterminante du pacte social. Dans d'autres situations, la société peut être maintenue en vie, en procédant à la régularisation de la situation, puisque cette faculté est largement ouverte en droit des sociétés. * 21 Hamel, Lagarde, Jauffret, Traité n°393 * 22 Dictionnaire Robert v° fictif n°2 * 23 Orléans, 11juin 1884, Gaz. Pal. 1884. 2. 434 * 24 Trib. Com. De la Seine 2 mai 1910, journal des soc. 1911. 227 * 25 Le capital social, F.N.D.E. / Bibliothèque de droit de l'entreprise, Litec, p. 63 * 26 Cass. Com. 23janvier 1963, Bull. civ. III, n° 57 * 27 Cass. Civ. 23 mai 1977. D. 1978. 89. n. Jeantin * 28 H. Blaise, rép. Dalloz soc. ; v° Apports, n°212.s * 29 Y. Guyon, doit des affaires, T. 1 Economica, Ed. 5 .1988, n°660 * 30 H. Blaise, art. préc. n°6 * 31 Y. Reinhard, juriscl. Soc., Théorie des Apports, fasc. 11, n°15 * 32 Sur les considérations générales, voir B. Stark. Enc. Dalloz. Rep. Civil, v° Action paulienne n°105 ; Obs.J. Mestre à la R.T.D. civ. 1984. 917 et 1986. 601 * 33 J. Mestre, obs. préc. R.T.D civ. 1986-601, n°8 * 34 Chambéry, 17 décembre 1985, Banque. 1986. 188, obs. J. Rives Lange * 35 Cass. Civ. 27 février 1973 Bull. civ. I. n°70 |
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