CHAPITRE I : cadre théorique
Nous avons pris connaissance des réflexions d'auteurs
dont les préoccupations nous permettent de dégager des axes de
discussions ainsi que la charpente conceptuelle de notre recherche.
I-1-Revue de littérature
« Une des principales contributions qu'attendent des
sciences sociales, les sciences biomédicales et les programmes nationaux
de lutte concerne le vaste sujet des causes et des ressorts de la dynamique du
sida en Afrique. »5 Si cette affirmation de
l'anthropologue Jean-Pierre DOZON est fondamentale, elle a cependant
été détournée aux fins d'une lecture culturaliste
et réductionniste de l'épidémie africaine aux
premières heures de mobilisation contre le fléau, avec pour
corollaires l'émergence et l'enracinement des représentations,
stéréotypes, attitudes... négatifs. C'est à cela
même que s'attaque Didier FASSIN en terme de «la distance abolie
».
En effet, les premières études anthropologiques
sur le SIDA en Afrique ont négligé les précautions
épistémologiques habituelles. Ainsi, d'une part, les
études se sont focalisées sur le seul thème de la
sexualité incriminant les pratiques sexuelles sans une «mise en
perspective sociologique sur les conditions de vie globalement
»6 ; d'autre part, cette réduction se double de
l'intention de prouver que l'origine du SIDA est africaine : « Serait-
il possible que le SIDA ait eu son origine dans le Rwanda rural [questionne
Douglas FELDMAN et qui conclut]: Je n'ai pas trouvé le remède
traditionnel guérissant le sida que je cherchais. Il n'est toutefois pas
inconcevable que l'on puisse le trouver plus à proximité du site
originel du sida, en Afrique centrale. »7
Cette approche culturaliste et réductionniste des
pionniers a entraîné non seulement le succès du
thème de la promiscuité sexuelle d'un sida africain mais surtout
a eu deux effets négatifs. En effet, d'une part la responsabilité
de la maladie est imputée à l'individu perçu comme un
déviant sexuel et d'autre part, on a assisté soit à la
dénégation de la maladie soit au rejet des programmes de
prévention axés sur l'utilisation du préservatif.
Ce détour par la dimension diachronique du
«phénomène sida » permet de resituer l'une des
principales sources des représentations et des perceptions sur le SIDA.
Ces représentations sont construites de façon théorique
par Claude FLAMENT comme «des ensembles non autonomes ou faiblement
structurés
5DOZON Jean Pierre, Des appropriations sociales et
culturelles du sida à sa nécessaire appropriation politique.
Quelques éléments de synthèse. In vivre et penser le sida
en Afrique, Karthala, 1999, p679
6 FASSIN Didier, L'anthropologie entre engagement
et distanciation. Essai de sociologie des recherches en sciences sociales sur
le sida en Afrique. In vivre et penser le sida en Afrique, Karthala, 1999,
p50
7 FELDMAN Douglas, cité par FASSIN Didier,
Op.cit p49
parce qu'elles seraient organisées autour de
principes organisateurs divers (mort /amour) activés alternativement, en
fonction des contextes. »8 L'observation par Laurent9
VIDAL du vécu de personnes atteintes montre que ces
représentations gravitent autour de réflexions sur l'origine de
la contamination, de la mort, du rôle des médecins et du message
préventif tout en confondant séropositivité et sida en
tant qu'état physique grabataire. Enfin, analysant les perceptions,
Marc-Eric GRUENAIS et Patrice Juste N'DOLO10 concluent que
dès lors que les populations ont une meilleure perception des
conséquences de la connaissance de son statut sérologique, elles
développent une plus grande peur d'être testées. Ainsi, la
prégnance de perceptions négatives au sein de notre population
d'étude n'éclipse-t-elle pas les avantages qui pourraient
être liés à la connaissance du statut sérologique?
Par ailleurs, quelle perception les élèves ont-ils de la notion
du risque ?
Le risque est le plus souvent lié aux comportements
sexuels des élèves. En effet, par rapport à
l'activité sexuelle, le constat demeure que les jeunes en
général et plus particulièrement les élèves
commencent leurs activités amoureuses sans informations sur la
sexualité (Thomas BALIMA :1999)11. Cette expérience
individuelle de la sexualité est pourtant socialement influencée
: «le quartier, l'école, les groupes de pairs et les
soirées dansantes constituent des cadres de rencontres entre filles et
garçons, au sein desquels se construisent des réseaux de
sociabilité. »12 Ainsi, l'âge au premier
rapport sexuel tourne autour de 14 ans mais l'âge moyen varie et surtout
se déplace vers 16 ans et plus avec toutefois une propension plus grande
de la précocité masculine.
Le risque observé est le fait du multipartenariat
sexuel: « il ressort que les groupes cibles en l'occurrence les
élèves (...) ont plus d'un partenaire ou entretiennent des
rapports sexuels avec des partenaires occasionnels. »13 Il
est également lié à une utilisation
irrégulière du préservatif, remarque toujours Thomas
BALIMA; ce même constat est relevé par Théodore KOUAMA qui
observe toutefois que « la raison souvent avancée de cette non
utilisation du préservatif est la prétendue connaissance du
partenaire sexuel. »14 Cela est le fait que l'utilisation
du préservatif semble décroître avec l'accroissement du
sentiment
8 FLAMENT Claude cité par SECA Jean Marie,
Les représentations sociales, Armand Colin, 2002, p44
9 VIDAL Laurent, Le
silence et le sens. Essai d'anthropologie du sida en Afrique,
Anthropos-economica, 1996,218p.
10 GRUENAIS Marc-Eric, N'DOLO Patrice Juste,
L'acceptabilité du dépistage, fonction des contexte. In Le
dépistage VIH et le conseil en Afrique au sud du Sahara, Karthala,
Paris,1997, 321p.
11 BALIMA Thomas, Entrée dans la
sexualité d'étudiants burkinabé aux temps du sida,
mémoire de maîtrise en sociologie, FLASHS, Université de
Ouagadougou, 1999.
12 BALIMA Thomas, Op. Cit. P5.
13 BALIMA Thomas, Op. Cit, p4.
14 KOUAMA Théodore, Les infections sexuellement
transmissibles et les comportements sexuels à l'école secondaire:
cas des lycéens du département de saponé,p42.
amoureux. Cependant, comme il l'observe fort justement, cette
connaissance apparaît secondaire puisqu'elle n'implique pas une
connaissance du statut sérologique. Ces analyses ne peuvent certainement
pas être appliquées en tant que comportements homogènes
à l'ensemble des élèves. Par ailleurs, la perception du
risque dès lors se focalise sur les comportements sexuels.
Pourtant, pour chaque société, chaque groupe et
sous groupe social, les ressources socioculturelles utilisées pour
appréhender la notion de risque opèrent une stratification
sociale.
En effet, pour Marcel CALVEZ «la mise en oeuvre des
politiques de prévention du sida peut alors être regardée
comme un procès de stratification quihiérarchise les
positions sociales en fonction du risque.»15 Dit
autrement, le
risque est en fait attribué à des
catégories groupales selon les limites de la critique morale de chaque
société. Ainsi, dans notre contexte, les «prostituées
», les chauffeurs routiers, les orpailleurs etc. sont dans la perception
populaire aux premières loges des «groupes à risque »
ou «groupes vulnérables». Cependant, cette stratification peut
développer chez d'autres catégories sociales une
altérité négative consistant non seulement au
rejet du risque à l'autre mais parce qu'elles ne sont pas
identifiées comme «groupes à risque » ne se sentent pas
forcement concernées par le SIDA. C'est ce qu'a
révélé l'enquête d'alors du Ministère de la
Santé et de l'Action Sociale concernant les élèves : sur
un échantillon de 466 individus «seulement 11% des
élèves se voient eux-mêmes comme étant sujets
à risque. »16
Cette mise en question de la notion du risque éclaire
sous un jour nouveau en montrant que sa mise en circulation dans l'information
implique une appropriation et une réinterprétation en tant
qu'attribut d'identité des différents groupes sociaux.
L'altérité négative observée chez nombre
d'élèves peut bien aussi expliquer la différence de
comportement si les élèves ne perçoivent pas le
dépistage sérologique VIH, indépendamment de ce
procès d'accusation de l'autre, en tant que moyen d'une meilleure
prévention de s'infecter ou de développer le SIDA.
Or la prévention s'inscrit dans des constructions
sociales en fonction du sens donné à la maladie, sens
lui-même objet de construction sociale. Ainsi, retenons avec Jean-Pierre
DOZON 17 trois mises en sens émique du sida
15 CALVEZ Marcel, Le risque comme ressource
culturelle dans la prévention du sida. In Critique de la santé
publique. Une approche anthropologique, Balland, 2001, p121
16 Ministère de la santé et de
l `action sociale, Sexualité et sida en milieu scolaire secondaire
à Ouagadougou, octobre 1989, p8
17 DOZON Jean Pierre (1999). Les modèles de
préventions sont tirés du même auteur mais dans :
Quatre modèles de prévention. In Critique de la santé
publique. Une approche anthropologique, Balland, 2001, p26
auxquelles peuvent être joints deux modèles de
préventions. Premièrement, le «phénomène sida
» est appréhendé à partir des catégories
nosologiques et étiologiques locales. Le savoir biomédical est
alors relégué au dernier plan, ce qui engage une lecture
culturelle de la maladie (amaigrissements, diarrhée, etc. pouvant le
confondre d'ailleurs à d'autres catégories nosologiques). Il se
range alors avec le registre des interdits et transgressions sociales,
notamment l'adultère. Le modèle de prévention dans ce cas
de figure est celui magicoreligieux qui se présente comme un dispositif
de prévention ordonnant préalablement les causes ou les
étiologies.
La seconde mise en sens interprète le SIDA comme une
nouvelle maladie liée aux transformations des sociétés
africaines, particulièrement aux désordres et
dérèglements affectant les relations entre sexes et
générations. Cette construction sociale recoupe en certaine
manière la prévention magico-religieuse. Elle diffère en
effet des protections contre des agressions ou des punitions d'entités
transcendantes ou des attaques sorcellaires mais elle met en jeu des
métaphores qui imagent la sanction due au désordre social d'une
modernité chaotique.
La troisième mise en sens résulte des diverses
constructions de l'altérité (la prostituée,
l'étranger, le chauffeur routier, en un seul mot l'autre). Seul l'autre
est donc concerné par l'infection et la prévention.
Toutes ces constructions sociales du SIDA appellent des
modèles de préventions qui s'éloignent de l'exigence du
modèle contractuel que commande le dépistage volontaire. En
effet, dans le modèle contractuel de prévention, la maladie ne se
rapporte plus aux manifestations d'entités18 invisibles ou
transcendantes mais à l'organisation pratique rationnelle19de
la société. La prévention suppose alors une logique
d'action de sujets agissant de façon éclairée
c'est-à-dire que la prévention (y compris le dépistage
VIH), se protéger et protéger les autres, relève du
ressort d'une responsabilité individuelle informée et
éclairée. Or, en mettant en jeu le consentement
éclairé des populations, ce modèle de prévention
fonctionne dans l'idéal en tant que rapport dont la nature se veut
essentiellement pédagogique pour justement permettre aux populations
d'accéder et d'adhérer aux propositions de prévention
énoncées par le savoir biomédical. De ce point de vue
donc, tous les élèves ne disposent pas de ressources suffisamment
déterminantes pour les décider à faire un test
sérologique VIH : « la faible fréquentation des
structures de lutte (...) la superficialité des informations
entre
18 LAPLANTINE François théorisant les
modèles étiologiques rend compte ainsi du modèle
exogène: "la maladie a son origine dans la volonté mauvaise d'une
puissance anthropomorphe ou anthropomorphiseé" In Anthropologie de la
maladie, Paris, Payot, 1992, p77.
19 « L'idée de rationalité est utilisée
comme un réflexe visant à mettre en avant la civilisation
occidentale dans le cadre de la science occidentale. Par là elle
dénie la rationalité inhérente à la
diversité culturelle. » DISSAKE Emmanuel, Feyerabend,
Epistémologie, anarchisme et société libre, 2001,
p88.
camarades d'école, le silence des parents
»20 sont des facteurs de vulnérabilité,
autant ils peuvent expliquer la différence de comportement face au
dépistage volontaire.
En arrière plan, c'est en fait toute la question de la
médecine préventive qui se trouve soulevée. En effet, elle
est selon Bernard HOURS un phénomène occidental né du
développement de la biomédecine et de la prise de conscience
d'une solidarité entre malades et bien-portants par le biais de la
contamination, de la contagion et de la transmission.
Or en tant que cadre de gestion de la maladie, la
médecine préventive est venue se superposer à des
systèmes antérieurs propres aux diverses sociétés
non occidentales. Et pourtant, comme le remarque fort bien Bernard HOURS
«anticiper l'occurrence de la maladie pour l'empêcher est une
autre logique que celle qui traque les causes du mal et qu'on relève
dans toutes les sociétés. »21 Ainsi, c'est toute la
philosophie de la démarche volontaire de dépistage qui est remise
en cause car elle sous-tend une logique inhabituelle dans les
sociétés où la médecine préventive est peu
développée.
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