La lutte contre le terrorisme en droit international( Télécharger le fichier original )par JEAN-PAUL SIKELI Université d'Abidjan-Cocody - DEA droit public 2006 |
A- L'instauration d'un « Etat d'exception »Les attentats du 11 septembre 2001 ont souvent servi de prétexte à la violation massive et grave des droits et libertés. Cette violation a été particulièrement ressentie à travers les transformations accélérées subies par les codes de procédures pénales de certains pays4(*)12. Les mois et parfois les jours qui suivent cette date historique, les gouvernements ont pris des mesures qui restreignent les libertés publiques ainsi que l'autonomie de la vie privée. Les Etats-Unis d'Amérique ont été les premiers à prendre de nouvelles mesures antiterroristes. L'USA Patriot Act entré en vigueur le 26 octobre 2006 corse les pouvoirs de la police et des services de renseignements. Les autorités peuvent ainsi arrêter et retenir, pour une période non déterminée, des étrangers soupçonnés d'être en relation avec des groupes terroristes. Ce qui met naturellement en mal, la présomption d'innocence4(*)13. Dans la foulée, le Président George W. BUSH prit un décret- l'Exécutive Order- à la date du 13 novembre 2001, qui met en place des tribunaux militaires d'exception chargés de juger les étrangers accusés de terroristes. Le procès peut être secret et il n' y a pas de procédure d'appel devant une juridiction civile4(*)14. Destinés à supprimer tout mécanisme de protection aux étrangers arrêtés, ces mesures procèdent à une suspension du droit des Etats-Unis d'Amérique pour les individus qui ne possèdent pas la nationalité américaine. Parallèlement, ce mécanisme discriminatoire se double d'une suspension des normes pertinentes du droit international. Les atteintes souvent très sérieuses, aux droits fondamentaux que ces pratiques impliquent ont été fréquemment dénoncées par diverses instances internationales et organisations de défense des droits de l'homme4(*)15. Ces pratiques ont toutes un point commun, celui d'être justifiées par les Etats qui y recourent au nom d'une situation d'urgence ou d'exception, qui trouve sa source dans les graves menaces que le terrorisme fait peser sur la vie même des nations concernées et sur leurs populations. C'est ce discours fondé sur l'urgence et l'exception, qui est mis en avant par les Etats qui adoptent de telles mesures, pour justifier les écarts qu'elles impliquent par rapport aux normes internationales existantes dans le domaine des droits fondamentaux, voire pour mettre à l'écart purement et simplement la règle de droit. Ces discours et pratiques laissent dans une large mesure entendre que, face à pareilles situations d'exception, le droit existant est atone, inopérant, ou que son application est incompatible avec la situation à laquelle il faut faire face. Cet argument se révèle pourtant problématique. En effet, les instruments internationaux pertinents envisagent précisément les situations d'exception et organisent, en pareil cas, la possibilité pour les Etats de mettre à l'écart une partie significative des règles que ces textes énoncent, mais enserrent cette faculté de restriction et de dérogation dans certaines limites. Il n'est donc pas contesté que des situations dans lesquelles les Etats sont confrontés à la perpétration d'actes graves de terrorisme, à une échelle importante, puissent être qualifiées de « danger public exceptionnel menaçant l'existence de la nation ». D'une manière générale, l'article 4 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politique dispose que « dans le cas où un danger public exceptionnel menace l'existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les Etats parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l'exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu'elles n'entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la religion ou l'origine sociale »4(*)16. C'est donc en violation de cette disposition pertinente que les Etats-Unis d'Amérique ont instauré un mécanisme discriminatoire visant à enlever à tous les étrangers soupçonnés d'avoir des liens avec des groupes terroristes toutes garanties judiciaires et de traitement. De façon particulière, le fait pour un Etat d'être confronté à des activités terroristes d'envergure a été reconnu à diverses reprises comme une circonstance où l'existence de la nation pouvait être considérée comme étant en péril et où, partant, des mesures de dérogation aux droits et libertés pouvaient être adoptées. La Cour européenne des droits de l'homme fut d'ailleurs confrontée à cette problématique dans plusieurs espèce 4(*)17. Les précédents mettent en évidence le fait que l'affirmation même d'une situation d'urgence ou de péril grave par l'Etat qui est confronté à des activités terroristes fait l'objet d'un contrôle- même limité- par la Cour. Il ne suffit donc pas à un Etat partie de proclamer l'existence de semblable péril ou urgence pour que la décision de déroger aux droits et libertés protégés par les droits et libertés soit ipso facto validée. En tout état de cause, les Etats-Unis d'Amérique auraient très vraisemblablement été en mesure d'invoquer avec peu ou prou de succès « l'existence d'une situation de danger public exceptionnel menaçant l'existence de la nation », à la suite des attentats du 11 septembre 2001, pour justifier le recours sur cette base des dérogations aux droits et libertés protégés par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques4(*)18. Ce ne fut toutefois pas le cas. Les Etats-Unis d'Amérique se sont abstenus d'adopter- et a fortiori de notifier aux autres Etats parties - quelque mesure de dérogation au Pacte que ce soit, et ne paraissent jamais eu l'intention de le faire4(*)19. En résumé, les attentats du 11 septembre, loin d'avoir occasionné un état d'exception dans la lutte contre le terrorisme- ce qui aurait eu sans doute l'avantage de couvrir certaines dérogations aux droits et libertés d'une couche de légitimité- a plutôt contribuer à asseoir aux Etats-Unis d'Amérique, un Etat d'Exception4(*)20 peu soucieux des normes pertinentes des droits de l'homme. Cette suspension du droit caractéristique de cet Etat d'exception est également perceptible à l'extérieur des frontières de ce pays.
B- L'établissement d'une « zone de non-droit » A la suite des attentats du 11 septembre 2001, et plus encore du déclenchement des opérations militaires contre l'Afghanistan dans les semaines qui ont suivi, plusieurs centaines de personnes ont été arrêtées et placées en détention par les forces armées des Etats-Unis d'Amérique. La plupart de ces personnes ne possédaient pas la nationalité américaine et ont graduellement été transférées et regroupées sur la base militaire de Guantanamo Bay, située en territoire cubain mais qui continue d'être contrôlée et utilisée par les Etats-Unis d'Amérique en vertu d'un accord de cession à bail conclu entre cet Etat et Cuba en 1903. La quasi-totalité d'entre elles se sont trouvées détenues sur ce territoire durant plusieurs années, sans être jugées, ni même présentées à un juge. Un grand nombre de ces détenus ont également été soumis à des mauvais traitements4(*)21 au cours de cette période. Dès 2001, les autorités américaines ont soutenu de manière constante que les détenus de Guantanamo ne disposaient d'aucun recours judiciaire pour mettre en cause la légalité de leurs conditions de détention, dès lors que le territoire de Guantanamo ne relevait pas de la souveraineté des Etats-Unis et qu'il ne pouvait de ce fait être question d'y appliquer les garanties juridiques traditionnelles4(*)22. Des responsables politiques américains ont ainsi laissé entendre à diverses reprises que les personnes incarcérées à Guantanamo pourraient y être maintenues en détention jusqu'à ce que la guerre contre le terrorisme soit gagnée4(*)23. L'argument selon lequel le caractère « extraterritorial » de la base de Guantanamo excluait toute possibilité, pour les personnes qui y étaient détenues, d'exercer un recours juridictionnel contre leurs conditions de détention ou pour demander qu'il soit statué sur le bien-fondé de celle-ci a été reçu par plusieurs tribunaux américains4(*)24. Cette absence de toute possibilité, pour les détenus de Guantanamo, de saisir un tribunal afin qu'il se prononce sur la légalité de leur détention a néanmoins fait l'objet de critiques de plus en plus significatives, sur la scène internationale d'abord, puis aux Etats-Unis d'Amérique. Plusieurs instances internationales ainsi que divers commentateurs ont ainsi mis en cause l'existence à Guantanamo d'une « zone de non droit »425. Et les appels se sont par la suite multipliés pour demander la fermeture complète de ce lieu de détention4(*)26. A cet égard, il a été rappelé à de nombreuses reprises que c'était le critère du contrôle effectif exercé sur un territoire, et non celui de l'existence de droits souverains, qu'il convenait de prendre en compte pour déterminer l'applicabilité, aux situations se présentant sur ce territoire, des normes internationales de protections des droits de la personne4(*)27. Le principe est, en effet, solidement établi. Ainsi, dans son observation n° 31 rendue en 2004 sur « la nature de l'obligation juridique imposée aux Etats parties au Pacte relatif aux droits civils et politiques », le Comité des droits de l'homme des Nations Unies expose que : « aux termes du paragraphe premier de l'article 2, les Etats parties sont tenues de respecter et garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et à tous ceux relevant de leur compétence les droits énoncés dans le Pacte. Cela signifie qu'un Etat partie doit respecter et garantir à quiconque se trouve sous son pouvoir ou son contrôle effectif les droits reconnus dans le Pacte même s'il ne se trouve pas sur son territoire »4(*)28. Le Comité insiste à cette occasion sur le fait que les garanties du Pacte doivent s'appliquer à toute personne qui se trouve sous le contrôle effectif d'un Etat partie, y compris par le biais des forces armées de cet Etat agissant en dehors de son territoire, indépendamment de toute question de nationalité4(*)29. En s'appuyant sur de nombreux éléments de la pratique, la Cour internationale de Justice est arrivée aux mêmes conclusions en ce qui concerne l'application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dans son avis consultatif de 2004 sur les Conséquences juridiques de l'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé4(*)30. Il ne fait donc aucun doute que les garanties, y compris procédurales, des droits fondamentaux découlant du Pacte de 1966 s'appliquaient, dès le départ, en faveur des personnes détenues à Guantanamo Bay et qu'elles possédaient, de ce fait, le droit de se faire entendre devant un tribunal. Il n'existait, à cet égard, aucun « vide juridique » justifié par le caractère extraterritorial de cette base militaire. C'est, en fin de compte, aux mêmes conclusions qu'est parvenue la Cour suprême des Etats-Unis d'Amérique à partir de l'année 2004 et tout récemment en juin 2008. La haute juridiction a en effet décidé, dans les affaires Rasul vs. Bush (2004) et Boumediene vs. Bush (2008) que la loi fédérale (Statute) relative à l'habeas corpus conférait compétence aux tribunaux américains pour statuer sur des demandes formulées par des détenus de Guantanamo Bay 4(*)31. Ces décisions battent ainsi en brèche l'argument selon lequel l'absence de souveraineté sur le territoire en cause aurait pour effet de priver les personnes qui y sont détenues de toute possibilité de recours judiciaire contre le principe et les conditions de leur détention. En définitive, ce « trou noir judiciaire »4(*)32 laissé artificiellement béant ne serait qu'une « lacune de convenance »4(*)33, rien de plus. Il n'y a plus qu'à espérer que le nouveau président américain Barak OBAMA qui a récemment révélé ses intentions de fermer ce lieu de détention, joigne l'acte à la parole. Si l'usage de la force- ainsi que l'on l'a vu- a fait l'objet d'une approche dangereuse dans le traitement du terrorisme, les développements qui vont suivre concluent à la non pertinence de l'approche dans le recours aux mesures de contrainte non armée et aux juridictions. * 413 Pour aller plus loin sur cette législation liberticide, voir Jean-Claude PAYE, « Lutte antiterroriste, la fin de l'Etat de droit », in Revue trimestrielle des droits de l'homme, n° 57, 15ème année, 1er janvier 2004, Collection Droit et justice, éd. Nemessis, Bruylant, Bruxelles, 2003, pp. 61-75. On note aussi que cette loi ne définit pas clairement les actes terroristes, ce qui débouche forcément sur l'arbitraire, biaisant par là même le procès pénal. 414 Voir Jean-Claude PAYE, ibid., p. 64 415 Voir sur Internet le site www. rsf. org / www. Libertés-immuables.net * 416 C'est nous qui mettons en italiques * 417 Voir par exemple Affaire Lawless c. Irlande (fond), 1er juillet 1961, série A, n° 1, p. 56, § 28. Dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg a jugé que les activités terroristes menées sur le territoire irlandais et en dehors de celui-ci en 1957, avaient créé une situation qui correspondaient bien à une « une situation de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui affecte l'ensemble de la population et constitue une menace pour la vie organisée de la communauté composant l'Etat ». Selon la Cour, la situation était telle en Irlande que l'application des lois ordinaires apparaissaient manifestement insuffisante pour assurer le maintien de l'ordre, ce qui justifiait la proclamation, par les autorités irlandaises, d'un état d'exception, assorti de dérogations aux obligations de la Convention. Voir également Affaire Aksoy c.Turquie, 18 décembre 1996, Rec. 1996-VI, n° 26, p. 2281, paragraphe 70. Dans cette autre affaire, les juges de Strasbourg ont considéré que « l'ampleur et les effets particuliers de l'activité terroriste du PKK dans le Sud-est de la Turquie ont indubitablement créé, dans la région concernée, un danger public menaçant la vie de la nation » * 418 Les Etats-Unis d'Amérique sont parties au Pacte depuis le 8 juin 1992. 419 Voir S. Von SCHORLEMER, « Human Rights: substantive and institutional implication of the war against terrorism », EJIL, 2003, p. 280, cité par Pierre KLEIN, op.cit. * 420 Cette notion- « Etat d'exception »- est parfaitement opérationnelle pour rendre compte d'évènements historiques tels que la suspension par le pouvoir nazi, de tous les articles garantissant les libertés individuelles, contenus dans la Constitution de Weimar. Elle reste productive pour cerner la situation actuelle. Considérée comme un fait purement politique, la notion d'Etat d'exception n'est pas facile à cerner juridiquement puisqu'elle fait normalement référence à une situation inhabituelle, non couverte par le droit. Elle se trouve cependant, tel que l'exprime Carl SCHMITT dans « une frange ambiguë et incertaine, à l'intersection du juridique et du politique ». La spécificité de l'approche de cet auteur, véritable théoricien engagé de l'Etat Nazi, consiste dans la réintégration, comme ordonnancement du réel, du non droit, de « la violence pure », dans le domaine juridique. Dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, cette forme de gouvernement s'inscrit dans la durée, celle d'une guerre de longue haleine contre un ennemi constamment remodelé. Carl SCMITT présente l'Etat d'exception comme une doctrine de souveraineté. Voir Carl SCHMITT, Théologie politique, Gallimard, 1988. * 421 Pour aller plus loin, voir Philippe WECKEL, « Le statut incertain des détenus sur la base américaine de Guantanamo, RGDIP, 2002, pp. 357-369. * 422 Voir à ce sujet le mémorandum adressé par le Département de la Justice au conseiller juridique du Département de la Défense des USA en date du 28 décembre 2001 disponible sur le site http:// www.gwu.edu./-nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB12701. * 423 Voir par exemple P.A Thomas, cité par Pierre KLEIN, op.cit * 424 Ainsi dans l'Affaire Coalition of Clergy v. BUSH, la cour de district du neuvième circuit a rejeté la demande d'habeas corpus introduite, au bénéfice des détenus de Guantanamo Bay, par une coalition de défense des droits civiques, au motif, entre autres, que cette base militaire était située en dehors du territoire souverain des Etats-Unis. (Décision du 20 janvier 2002, 189 F. 2d (CD Cal. 2002), p. 1049. Pour les juges, il en résultait qu'aucune juridiction américaine n'avait compétence pour se prononcer sur une telle demande. 425 On note cependant que cette qualification de zone de « non-droit » est contestée par certains auteurs : voir spécialement en ce sens Fleur JOHNS, « Guantanamo Bay and the annihilation of the exception, in EJIL, 2005 pp.614 et s, cité par Pierre KLEIN, op.cit. 426 Voir entre autres les observations finales présentées par le Comité des Nations Unies contre la torture, en date du 19 mai 2006 disponible sur le http:// www.unog.ch/. Cf. Résolution 1433 (2005) de la 14ème assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, Résolution B660112/06 du Parlement européen 2006
* 427 Voir entre autres les observations de J. PAUST, « Antiterrorism Military Commissions : Postscript concerning the ad hoc DOD rules of procedure », Michigan Journal of IL, 2002, vol 23, pp.5 et 6, cité par Pierre KLEIN, op.cit. 428 Cf. Doc. CCPR/C/21Rev.1/Add., 13-26 mai 2004, § 10 429 Cf. ibid. * 430 Cf. Avis consultatif du 9 juillet 2004, Rec. CIJ, 2004, § 109-109 * 431 Cf. Décision du 28 juin 2004, 542 US (2004), pp 15-16. Pour la seconde décision, consulter le site http://www.supremecourts.opinion /17pdf. * 432 Pour aller plus loin, voir William BOURDON, « Les détenus français à Guantanamo : un trou noir judiciaire », in SOS, ATTENTATS, Terrorisme, victimes et responsabilité pénale internationale, Calman-Lévy, Paris, 2003, pp. 186 et s. 433 Voir Pierre KLEIN, op.cit |
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