Chapitre 2 : La régulation répressive des
acteurs du marché.
La question de la régulation répressive des
acteurs du marché renvoie à l'épineuse question de la
responsabilité pénale des acteurs du marché. Il a
été signalé le jeu auquel se prêtent ces acteurs.
Rationnels et maximisateurs selon l'expression de Gary Becker, les agents
économiques excellent dans l'exploitation abusive des failles des
législations pour faire du profit, ce au mépris des
considérations éthiques et morales33. Lorsque le
rapport coût-avantage est en leur faveur, ils n'hésitent pas
à violer les textes, voire à commettre des infractions.
Moins compliquée lorsqu'il s'agit des personnes
physiques, la responsabilité pénale des personnes morales est
plus que jamais une question d'actualité. D'autant plus qu'elle est
consacrée en France et est générale, les mutations de
l'économie semblent orienter vers l'élargissement de son champ.
Les pouvoirs privés économiques, nouveaux acteurs réels de
la sphère économique, semblent être diversement
encadrés par le droit pénal. Il faut d'entrée de jeu
préciser que nulle part les incriminations pénales ne les visent
expressément. Toutefois, les éléments utilisés par
le législateur pour renforcer la nécessité de la
répression permettent de conclure que le droit pénal
s'intéresse, certes imparfaitement, à eux.
Cela est perceptible lorsque le législateur
répressif entend moraliser les acteurs- décideurs du
marché (section 1) et protéger d'acteurs faibles
(section 2).
Section 1- La moralisation des décideurs du
marché par le droit pénal.
Il s'agit non seulement des acteurs personnes morales
(§1), mais aussi des acteurs personnes physiques
(§2).
33G.-S. BECKER, « Crime and punishment : An
Economic Approach », Journal of political Economy, vol. 76, 1968,
pp. 169-217, cite par T. KIRAT, F. MARTY, Économie du Droit et de la
Réglementation, Gualino Eds, 2007, p. 25
§ 1- Les personnes morales.
Véritables instruments de commission de nombreux
délits, l'admission de la responsabilité pénale des
personnes morales est encore loin d'rtre universelle34. C'est ainsi
que dans un grand nombre de pays, cette responsabilité est exclue
à titre de règle générale35. Il convient
tout de même de signaler que partout les personnes morales sont
civilement responsables des dommages causés par leur fonctionnement
mrme. Mais cela n'intéresse pas le droit pénal.
Longtemps en Europe, seule l'Angleterre a connu ce type de
régulation des entreprises36. Aujourd'hui, ce principe
connaît un regain de vitalité37. Même si la
généralisation de la responsabilité pénale des
personnes morales ne résout que partiellement le problème de la
responsabilité pénale des pouvoirs privés
économiques, il s'agit tout de mrme d'une avancée dont la
société se satisfait et sur laquelle elle devrait s'appuyer pour
combler les lacunes au regard des mutations économiques.
Dépassant le vieux débat de la
réalité ou de la fiction des personnes morales avec lesquelles
Gaston JÈZE est réputé n'avoir jamais
déjeuné, le législateur pénal a entendu
responsabiliser les acteurs économiques par la dissuasion
répressive. Sur divers fondements, les législations consacrant la
responsabilité pénale des personnes morales les encadrent soit
directement soit indirectement38. Dans les systèmes
procéduraux opportunistes (à poursuites facultatives), les choses
semblent moins satisfaisantes pour la répression dans la mesure
où le poursuivant peut soit choisir de ne poursuivre que les personnes
physiques surtout s'il s'agit d'une infraction intentionnelle soit de ne
poursuivre que la personne morale. C'est ce qui ressort de l'article 121-2 du
Code pénal français qui consacre la responsabilité
pénale des personnes morales pour les « infractions commises, pour
leur compte, par leurs organes ou
34 J. PRADEL, Droit pénal
comparé, Dalloz, 3ème éd. 2008, p. 164
35 C'est ainsi que sur des fondements divers, les
législations des pays comme l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et la
Russie, voy, J. PRADEL, op. cit, p. 165
36 partir d'un arrrt important de 1842, Rv.
Birmingham and Gloucester Railway Co. 3 KB 223, arrêt ne concernant
que les infractions règlementaires (regulatory offences).
37 C'est le cas de la France en 1994 (art. 121-2
CP), de la Hollande en 1953 (art.51 CP), Norvège en 1991 (art. 48-a et
48-b CP), Finlande en 1995 (chapitre 9 CP), Estonie en 1998, Belgique en 1999
et Suisse en 2002 et dans beaucoup de pays de l'espace OHADA tel le
Cameroun.
38 La thèse du ricochet soutient
que la personne morale est responsable pénalement, mais
indirectement de la faute pénale commise par une personne
physique, « pour leur compte, par leurs organes ou représentants
».
La thèse de la faute autonome,
quant à elle voudrait que les personnes morales soient
responsables pénalement et directement sur la seule base de leurs vices
d'organisation et de fonctionnement, mrme si nulle personne physique n'a
préalablement été reconnu responsable ou tout simplement
identifiée.
représentants »39. Ici, les personnes
physiques sont une alternative de la répression. Ce qui n'est pas le cas
dans le système de la responsabilité directe où l'accent
est mis sur la seule personne morale, responsable indépendamment de tout
individu. L'article 51 du Code pénal néerlandais rappelle que la
poursuite peut viser soit la personne morale, soit ceux qui ont ordonné
ou laissé commettre l'infraction soit les deux à la fois.
Dans toutes les hypothèses de responsabilité
pénale, l'objectif du législateur est d'éviter que les
entrepreneurs puissent évaluer le risque pénal a priori.
C'est ce qui justifie que le cumul de responsabilité entre personne
physique et personne morale soit présent dans les deux systèmes
de responsabilité pénale des groupements. Toutefois, le
législateur ne procède que par touches ponctuelles. Il ne vise
pas directement les groupes.
Faire abstraction de la responsabilité pénale
des groupes de sociétés auxquels la loi ne confère aucune
personnalité juridique est justifié dans la forme, mais au fond
cette démarche est de nature à dénuer le principe
même de la responsabilité pénale des personnes morales de
toute efficacité. Ainsi qu'il a été
démontré, les pouvoirs privés économiques sont en
général des groupes de sociétés et des centres
d'intérrts économiques dont l'emblème est le défaut
de personnalité juridique40. A la lecture du droit
répressif français, les pouvoirs privés économiques
ne sont pénalement responsables que s'ils jouissent d'une
personnalité juridique. C'est le cas des grandes sociétés
qui comme des sociétés de taille moyenne sont responsables
pénalement.
Les pouvoirs privés économiques sont mieux
encadrés par les droits répressifs
néerlandais41 et anglais42 en ce sens qu'en plus
de rechercher la faute dans les agissements des organes (l'assemblée
générale, le conseil d'administration, le directoire, le conseil
de surveillance) ou des représentants (ce sont des individus comme le
directeur général de l'rtre moral ou son gérant), le juge
répressif pourra remonter au point central de décision.
Il a été démontré que dans les groupements, les
dirigeants, bien que juridiquement autonomes, sont substantiellement
subordonnés au centre de décision du groupe. Au nom du
réalisme du droit pénal, la responsabilité pénale
du centre de décision devrait être engagée, en ce sens que
la capacité réelle d'engager les entités du groupement, de
définir la politique du groupe,
39 Voir Loi n° 2000-647 du 10 Juillet 2000 :
« la responsabilité pénale des personnes morales n'exclut
pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits,
sous réserve des dispositions du quatrième alinéa de
l'article 121-3. »
40 G. FARJAT, Pour un droit
économique, op. cit., p.77
41 L'article 51 § 3 CP décide que sont sur
le même pied la personne morale et « la société qui
n'a pas la personnalité juridique »
42 L'IÇerpretation Act de 1978
décide que le mot groupement désigne non seulement les personnes
morales, mais aussi tout unincorporated association (groupement
n'ayant pas la personnalité morale).
appartient aux responsables qui occupent les postes les plus
élevés en général, au détenteur du pouvoir
de contrôle du groupement. Celui là même qui définit
la politique du groupe. Cette démarche est déjà celle
adoptée par le droit pénal administratif à l'instar du
droit de la concurrence43. En prenant l'exemple de la participation
d'une filiale dÇn groupe à une entente économique, il est
normal que ce soit le groupe auquel appartient l'entité qui paye les
amendes sur son chiffre d'affaire annuel mondial.
La prise en compte des centres de décision des pouvoirs
privés économiques permettrait de faire la jonction entre les
vrais décideurs et les acteurs immédiats d'une infraction
pénale portant atteinte aux valeurs du marché44. Cela
participe d'une logique à la fois dissuasive et rétributive.
Toutefois, la moralisation des pouvoirs économiques n'est
réellement efficace que si les personnes physiques sont
pénalement visées.
§ 2- Les personnes physiques.
Les personnes physiques sont des agents qui animent et
agissent dans l'intérr~t et pour le compte des êtres moraux que
sont les personnes morales. Ces personnes physiques sont donc une
catégorie particulière de délinquants au regard des
délinquants ordinaires. Ce qui leur vaut la qualification de «
délinquants à col blanc ». C'est l'américain
Edwin Hardin SUTHERLAND qui a le premier employé l'expression «
White-collar crimes »45. Le langage savant utilise
l'expression « crime en col blanc » pour le distinguer du
crime ordinaire appelé « crime en col bleu » par
référence aux infractions commises par les travailleurs
subalternes. Il s'agit d'infractions subtiles commises par des personnes que
leur statut social éminent place a priori au dessus de tout
soupçon. Elles devraient être réprimées avec la plus
grande rigueur, dès lors qu'elles sont le fait de personnes ayant
abusé de leur situation privilégiée. Elles sont en
général des personnes d'un niveau social assez
élevé mettant à profit leurs connaissances
théoriques et professionnelles pour commettre des infractions d'astuce.
C'est surtout contre
43C'est ainsi que pour réprimer les
atteintes aux règles de la concurrence, les autorités de la
concurrence prennent en compte le chiffre d'affaire non de l'entité
incriminée, mais celui du groupe tout entier.
44 G. Farjat, op cit. p. 68
45Ed.H. SUTHERLAND, White Collar Crime, 2007,
New York, Holt-Rinehart-Winston
eux que le droit pénal économique se
déploie. Profitant de leur connaissance de la législation et de
l'ignorance des victimes, les délinquants à col blanc profitent
des défaillances de la législation pour commettre des infractions
et organiser leur impunité. Malins par hypothèse, les
délinquants d'affaires ne se dressent pas ouvertement contre l'ordre
public ; ils l'utilisent insidieusement.
Ainsi dans le cadre des personnes morales dont elles ont en
charge la gestion quotidienne, les personnes physiques sont portées
à commettre des infractions, qui, comme celles commises par les
délinquants classiques, doivent être réprimées
pénalement. C'est ce qui fait dire que leur responsabilité
pénale est la rançon de leur puissance
économique46. La responsabilité pénale des
personnes physiques pour des infractions commises dans le cadre
économique est justifiée par le souci d'efficacité de la
sanction pénale. C'est pour cela que le législateur concentre
tout l'arsenal de la sanction pénale sur la personne du chef
d'entreprise en sa qualité de mandataire de la personne morale.
C'est contre le chef d'entreprise et toute personne ayant un
pouvoir dans la gestion de l'entreprise que le livre quatrième du Code
de commerce se dresse. C'est par la menace des peines d'emprisonnement et
d'amende que le législateur entend moraliser et rendre vertueux les
personnes physiques qui font profession d'agents économiques. Il le fait
en incriminant les vices de création, de fonctionnement et de
dissolution des sociétés à responsabilité
limitée, des sociétés anonymes, des sociétés
en commandite, par actions simplifiées, des sociétés
européennes et aux valeurs mobilières émises par les
sociétés par actions. Mais il est tout aussi important de relever
que la responsabilité pénale des personnes physiques a
été atténuée par la loi Fauchon en date du 20
juillet 2000, qui a restreint la responsabilité pénale en cas de
délits involontaires en modifiant l'article 121-3 alinéa 3 et 4
du nouveau Code pénal concernant les délits d'imprudence.
Toutefois, fidèle à sa logique de
répression, le législateur a par le biais de l'article 245- 16 du
Code de commerce, manifesté son voeu de ne pas favoriser
l'impunité dans la vie économique47.
Pour ce qui est de l'appréhension répressive des
personnes physiques dans leur rôle de pouvoirs privés
économiques, le législateur ne vise que leur participation
frauduleuse,
46 W. JEANDIDIER, op cit.
47 Art. 245-16 du Code de commerce : « les
dispositions du présent chapitre visant le président, les
administrateurs, les directeurs généraux et les gérants de
sociétés par actions sont applicables à toute personne
qui, directement ou par personne interposée, aura, en fait,
exercé la direction, l'administration ou la gestion desdites
sociétés sous le couvert ou au lieu et à la place de leurs
représentants légaux ».
déterminante et personnelle dans la conception,
l'organisation ou la mise en oeuvre des infractions48. C'est ainsi
qu'un dirigeant49 ou un simple salarié50 qui a
fait montre d'un comportement frauduleux actif tombe sous le coup de
l'incrimination. Les sanctions pénales sont, comparées aux
sanctions administratives, plus dissuasives. Ceci vaut particulièrement
pour les peines privatives de liberté, peu de directeurs ou
d'employées étant enclin à courir un risque
d'emprisonnement pour leurs entreprises. Par une interprétation
substantielle et constructive du texte précité de l'article 245-1
6 du Code de commerce, le juge répressif pourra remonter au centre de
décision du groupe auquel appartient l'entité incriminée
et engager la responsabilité pénale des vrais décideurs
fondée sur la complicité. Cette démarche permettra de
mieux protéger la vie économique de la délinquance
économique. C'est en cela que le droit pénal est protecteur des
consommateurs et des petits investisseurs.
48 Voir Art. 420-6 du Code de commerce : « est
puni d'un emprisonnement de quatre ans et d'une amende de 75 000 € le
fait, pour toute personne physique, de prendre frauduleusement une part
personnelle et déterminante dans la conception, l'organisation ou la
mise en oeuvre de pratiques visées aux articles L. 420-1 et 420-2...
»
49 Crim. 9 Nov. 1 995, à propos d'une entente
tendant à une soumission concertée à une offre de
marché public.
50 TGI Albertville, 23 oct. 2000, cité par
Claudel : RTD com. 2003. 80
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