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L'ordre public pénal et les pouvoirs privés économiques

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par Joseph KAMGA
Université de Nice Sophia Antipolis - Master 2 recherche en droit économique 2008
  

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Chapitre 2 : La régulation répressive des acteurs du marché.

La question de la régulation répressive des acteurs du marché renvoie à l'épineuse question de la responsabilité pénale des acteurs du marché. Il a été signalé le jeu auquel se prêtent ces acteurs. Rationnels et maximisateurs selon l'expression de Gary Becker, les agents économiques excellent dans l'exploitation abusive des failles des législations pour faire du profit, ce au mépris des considérations éthiques et morales33. Lorsque le rapport coût-avantage est en leur faveur, ils n'hésitent pas à violer les textes, voire à commettre des infractions.

Moins compliquée lorsqu'il s'agit des personnes physiques, la responsabilité pénale des personnes morales est plus que jamais une question d'actualité. D'autant plus qu'elle est consacrée en France et est générale, les mutations de l'économie semblent orienter vers l'élargissement de son champ. Les pouvoirs privés économiques, nouveaux acteurs réels de la sphère économique, semblent être diversement encadrés par le droit pénal. Il faut d'entrée de jeu préciser que nulle part les incriminations pénales ne les visent expressément. Toutefois, les éléments utilisés par le législateur pour renforcer la nécessité de la répression permettent de conclure que le droit pénal s'intéresse, certes imparfaitement, à eux.

Cela est perceptible lorsque le législateur répressif entend moraliser les acteurs- décideurs du marché (section 1) et protéger d'acteurs faibles (section 2).

Section 1- La moralisation des décideurs du marché par le droit pénal.

Il s'agit non seulement des acteurs personnes morales (§1), mais aussi des acteurs personnes physiques (§2).

33G.-S. BECKER, « Crime and punishment : An Economic Approach », Journal of political Economy, vol. 76, 1968, pp. 169-217, cite par T. KIRAT, F. MARTY, Économie du Droit et de la Réglementation, Gualino Eds, 2007, p. 25

§ 1- Les personnes morales.

Véritables instruments de commission de nombreux délits, l'admission de la responsabilité pénale des personnes morales est encore loin d'rtre universelle34. C'est ainsi que dans un grand nombre de pays, cette responsabilité est exclue à titre de règle générale35. Il convient tout de même de signaler que partout les personnes morales sont civilement responsables des dommages causés par leur fonctionnement mrme. Mais cela n'intéresse pas le droit pénal.

Longtemps en Europe, seule l'Angleterre a connu ce type de régulation des entreprises36. Aujourd'hui, ce principe connaît un regain de vitalité37. Même si la généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales ne résout que partiellement le problème de la responsabilité pénale des pouvoirs privés économiques, il s'agit tout de mrme d'une avancée dont la société se satisfait et sur laquelle elle devrait s'appuyer pour combler les lacunes au regard des mutations économiques.

Dépassant le vieux débat de la réalité ou de la fiction des personnes morales avec lesquelles Gaston JÈZE est réputé n'avoir jamais déjeuné, le législateur pénal a entendu responsabiliser les acteurs économiques par la dissuasion répressive. Sur divers fondements, les législations consacrant la responsabilité pénale des personnes morales les encadrent soit directement soit indirectement38. Dans les systèmes procéduraux opportunistes (à poursuites facultatives), les choses semblent moins satisfaisantes pour la répression dans la mesure où le poursuivant peut soit choisir de ne poursuivre que les personnes physiques surtout s'il s'agit d'une infraction intentionnelle soit de ne poursuivre que la personne morale. C'est ce qui ressort de l'article 121-2 du Code pénal français qui consacre la responsabilité pénale des personnes morales pour les « infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou

34 J. PRADEL, Droit pénal comparé, Dalloz, 3ème éd. 2008, p. 164

35 C'est ainsi que sur des fondements divers, les législations des pays comme l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et la Russie, voy, J. PRADEL, op. cit, p. 165

36 partir d'un arrrt important de 1842, Rv. Birmingham and Gloucester Railway Co. 3 KB 223, arrêt ne concernant que les infractions règlementaires (regulatory offences).

37 C'est le cas de la France en 1994 (art. 121-2 CP), de la Hollande en 1953 (art.51 CP), Norvège en 1991 (art. 48-a et 48-b CP), Finlande en 1995 (chapitre 9 CP), Estonie en 1998, Belgique en 1999 et Suisse en 2002 et dans beaucoup de pays de l'espace OHADA tel le Cameroun.

38 La thèse du ricochet soutient que la personne morale est responsable pénalement, mais indirectement de la faute pénale commise par une personne physique, « pour leur compte, par leurs organes ou représentants ».

La thèse de la faute autonome, quant à elle voudrait que les personnes morales soient responsables pénalement et directement sur la seule base de leurs vices d'organisation et de fonctionnement, mrme si nulle personne physique n'a préalablement été reconnu responsable ou tout simplement identifiée.

représentants »39. Ici, les personnes physiques sont une alternative de la répression. Ce qui n'est pas le cas dans le système de la responsabilité directe où l'accent est mis sur la seule personne morale, responsable indépendamment de tout individu. L'article 51 du Code pénal néerlandais rappelle que la poursuite peut viser soit la personne morale, soit ceux qui ont ordonné ou laissé commettre l'infraction soit les deux à la fois.

Dans toutes les hypothèses de responsabilité pénale, l'objectif du législateur est d'éviter que les entrepreneurs puissent évaluer le risque pénal a priori. C'est ce qui justifie que le cumul de responsabilité entre personne physique et personne morale soit présent dans les deux systèmes de responsabilité pénale des groupements. Toutefois, le législateur ne procède que par touches ponctuelles. Il ne vise pas directement les groupes.

Faire abstraction de la responsabilité pénale des groupes de sociétés auxquels la loi ne confère aucune personnalité juridique est justifié dans la forme, mais au fond cette démarche est de nature à dénuer le principe même de la responsabilité pénale des personnes morales de toute efficacité. Ainsi qu'il a été démontré, les pouvoirs privés économiques sont en général des groupes de sociétés et des centres d'intérrts économiques dont l'emblème est le défaut de personnalité juridique40. A la lecture du droit répressif français, les pouvoirs privés économiques ne sont pénalement responsables que s'ils jouissent d'une personnalité juridique. C'est le cas des grandes sociétés qui comme des sociétés de taille moyenne sont responsables pénalement.

Les pouvoirs privés économiques sont mieux encadrés par les droits répressifs néerlandais41 et anglais42 en ce sens qu'en plus de rechercher la faute dans les agissements des organes (l'assemblée générale, le conseil d'administration, le directoire, le conseil de surveillance) ou des représentants (ce sont des individus comme le directeur général de l'rtre moral ou son gérant), le juge répressif pourra remonter au point central de décision. Il a été démontré que dans les groupements, les dirigeants, bien que juridiquement autonomes, sont substantiellement subordonnés au centre de décision du groupe. Au nom du réalisme du droit pénal, la responsabilité pénale du centre de décision devrait être engagée, en ce sens que la capacité réelle d'engager les entités du groupement, de définir la politique du groupe,

39 Voir Loi n° 2000-647 du 10 Juillet 2000 : « la responsabilité pénale des personnes morales n'exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits, sous réserve des dispositions du quatrième alinéa de l'article 121-3. »

40 G. FARJAT, Pour un droit économique, op. cit., p.77

41 L'article 51 § 3 CP décide que sont sur le même pied la personne morale et « la société qui n'a pas la personnalité juridique »

42 L'IÇerpretation Act de 1978 décide que le mot groupement désigne non seulement les personnes morales, mais aussi tout unincorporated association (groupement n'ayant pas la personnalité morale).

appartient aux responsables qui occupent les postes les plus élevés en général, au détenteur du pouvoir de contrôle du groupement. Celui là même qui définit la politique du groupe. Cette démarche est déjà celle adoptée par le droit pénal administratif à l'instar du droit de la concurrence43. En prenant l'exemple de la participation d'une filiale dÇn groupe à une entente économique, il est normal que ce soit le groupe auquel appartient l'entité qui paye les amendes sur son chiffre d'affaire annuel mondial.

La prise en compte des centres de décision des pouvoirs privés économiques permettrait de faire la jonction entre les vrais décideurs et les acteurs immédiats d'une infraction pénale portant atteinte aux valeurs du marché44. Cela participe d'une logique à la fois dissuasive et rétributive.

Toutefois, la moralisation des pouvoirs économiques n'est réellement efficace que si les personnes physiques sont pénalement visées.

§ 2- Les personnes physiques.

Les personnes physiques sont des agents qui animent et agissent dans l'intérr~t et pour le compte des êtres moraux que sont les personnes morales. Ces personnes physiques sont donc une catégorie particulière de délinquants au regard des délinquants ordinaires. Ce qui leur vaut la qualification de « délinquants à col blanc ». C'est l'américain Edwin Hardin SUTHERLAND qui a le premier employé l'expression « White-collar crimes »45. Le langage savant utilise l'expression « crime en col blanc » pour le distinguer du crime ordinaire appelé « crime en col bleu » par référence aux infractions commises par les travailleurs subalternes. Il s'agit d'infractions subtiles commises par des personnes que leur statut social éminent place a priori au dessus de tout soupçon. Elles devraient être réprimées avec la plus grande rigueur, dès lors qu'elles sont le fait de personnes ayant abusé de leur situation privilégiée. Elles sont en général des personnes d'un niveau social assez élevé mettant à profit leurs connaissances théoriques et professionnelles pour commettre des infractions d'astuce. C'est surtout contre

43C'est ainsi que pour réprimer les atteintes aux règles de la concurrence, les autorités de la concurrence prennent en compte le chiffre d'affaire non de l'entité incriminée, mais celui du groupe tout entier.

44 G. Farjat, op cit. p. 68

45Ed.H. SUTHERLAND, White Collar Crime, 2007, New York, Holt-Rinehart-Winston

eux que le droit pénal économique se déploie. Profitant de leur connaissance de la législation et de l'ignorance des victimes, les délinquants à col blanc profitent des défaillances de la législation pour commettre des infractions et organiser leur impunité. Malins par hypothèse, les délinquants d'affaires ne se dressent pas ouvertement contre l'ordre public ; ils l'utilisent insidieusement.

Ainsi dans le cadre des personnes morales dont elles ont en charge la gestion quotidienne, les personnes physiques sont portées à commettre des infractions, qui, comme celles commises par les délinquants classiques, doivent être réprimées pénalement. C'est ce qui fait dire que leur responsabilité pénale est la rançon de leur puissance économique46. La responsabilité pénale des personnes physiques pour des infractions commises dans le cadre économique est justifiée par le souci d'efficacité de la sanction pénale. C'est pour cela que le législateur concentre tout l'arsenal de la sanction pénale sur la personne du chef d'entreprise en sa qualité de mandataire de la personne morale.

C'est contre le chef d'entreprise et toute personne ayant un pouvoir dans la gestion de l'entreprise que le livre quatrième du Code de commerce se dresse. C'est par la menace des peines d'emprisonnement et d'amende que le législateur entend moraliser et rendre vertueux les personnes physiques qui font profession d'agents économiques. Il le fait en incriminant les vices de création, de fonctionnement et de dissolution des sociétés à responsabilité limitée, des sociétés anonymes, des sociétés en commandite, par actions simplifiées, des sociétés européennes et aux valeurs mobilières émises par les sociétés par actions. Mais il est tout aussi important de relever que la responsabilité pénale des personnes physiques a été atténuée par la loi Fauchon en date du 20 juillet 2000, qui a restreint la responsabilité pénale en cas de délits involontaires en modifiant l'article 121-3 alinéa 3 et 4 du nouveau Code pénal concernant les délits d'imprudence.

Toutefois, fidèle à sa logique de répression, le législateur a par le biais de l'article 245- 16 du Code de commerce, manifesté son voeu de ne pas favoriser l'impunité dans la vie économique47.

Pour ce qui est de l'appréhension répressive des personnes physiques dans leur rôle de pouvoirs privés économiques, le législateur ne vise que leur participation frauduleuse,

46 W. JEANDIDIER, op cit.

47 Art. 245-16 du Code de commerce : « les dispositions du présent chapitre visant le président, les administrateurs, les directeurs généraux et les gérants de sociétés par actions sont applicables à toute personne qui, directement ou par personne interposée, aura, en fait, exercé la direction, l'administration ou la gestion desdites sociétés sous le couvert ou au lieu et à la place de leurs représentants légaux ».

déterminante et personnelle dans la conception, l'organisation ou la mise en oeuvre des infractions48. C'est ainsi qu'un dirigeant49 ou un simple salarié50 qui a fait montre d'un comportement frauduleux actif tombe sous le coup de l'incrimination. Les sanctions pénales sont, comparées aux sanctions administratives, plus dissuasives. Ceci vaut particulièrement pour les peines privatives de liberté, peu de directeurs ou d'employées étant enclin à courir un risque d'emprisonnement pour leurs entreprises. Par une interprétation substantielle et constructive du texte précité de l'article 245-1 6 du Code de commerce, le juge répressif pourra remonter au centre de décision du groupe auquel appartient l'entité incriminée et engager la responsabilité pénale des vrais décideurs fondée sur la complicité. Cette démarche permettra de mieux protéger la vie économique de la délinquance économique. C'est en cela que le droit pénal est protecteur des consommateurs et des petits investisseurs.

48 Voir Art. 420-6 du Code de commerce : « est puni d'un emprisonnement de quatre ans et d'une amende de 75 000 € le fait, pour toute personne physique, de prendre frauduleusement une part personnelle et déterminante dans la conception, l'organisation ou la mise en oeuvre de pratiques visées aux articles L. 420-1 et 420-2... »

49 Crim. 9 Nov. 1 995, à propos d'une entente tendant à une soumission concertée à une offre de marché public.

50 TGI Albertville, 23 oct. 2000, cité par Claudel : RTD com. 2003. 80

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