Chapitre 1 : Le souci d'une meilleure protection de
la
structure du marché.
Le droit de la répression des comportements
économiques néfastes tire sa légitimité des failles
de l'encadrement de la structure concurrentielle du marché par les
prescriptions du droit du marché. La répression est donc un
instrument de réalisation des fins que le législateur assigne au
marché. En effet, le principe de non ingérence de l'Etat dans les
affaires, lui-même imposé par l'Union européenne dès
le milieu des années 1970 l'empr che d'intervenir a priori. Ne
pouvant plus intervenir de manière préventive, l'Etat est en
droit de se rabattre sur la sanction pénale a posteriori pour
imposer aux échanges commerciaux un minimum de moralité.
Garant de la pérennité de l'économie de
marché, l'Etat, émetteur exclusif des normes pénales et
détenteur exclusif du monopole de la contrainte et de la
violence23 est en devoir de sanctionner, et ce, au moyen du droit
pénal, les comportements déviants des opérateurs du
marché dont les pouvoirs et la taille ne cessent de croître du
fait de la concentration. Ceux d'entre eux qui abusent de la liberté du
commerce et de l'industrie en enfreignant les règles de jeu de
l'économie de marché (l'auto-ajustement de l'offre et de la
demande). La nécessité de la dissuasion pénale est
d'autant plus actuelle que le pouvoir des opérateurs économiques
est devenu suspect et échappe à l'emprise juridique d'un Etat
pris isolément. Disposant de techniques sophistiquées pour
organiser l'économie, certains grands acteurs économiques se
dissimulent derrière la façade de la personnalité
juridique des différentes entités du groupe et des techniques
d'intégration économique pour échapper à la
répression. Le droit pénal protège les pouvoirs
privés économiques en ce que les infractions commises à
leurs endroits sont sanctionnées au même titre que celles commises
au détriment d'une personne physique. Mais, il s'attache aussi aux
infractions commises à leur bénéfice ou
commanditées par eux. C'est ainsi que pour protéger la
concurrence, le droit pénal réprime les pratiques restrictives de
la concurrence et encore plus sévèrement les pratiques
anticoncurrentielles. Le déclin de la Loi, et le respect spontané
que chacun doit en avoir, est sans doute la cause
première d'un recours
23 M. WEBER définit l'État moderne
par le monopole de la violence physique légitime. Cela signifie qu'en
interdisant l'usage privé de la violence, l'État se
réserve l'exclusivité du recours à la violence, ou
à la contrainte justifiée, tant à l'intérieur
qu'à l'extérieur de ses frontières, Le Savant et le
Politique, 1919, trad. Freund, « 10/18 », 1963, p. 124-126.]
au droit pénal pour protéger la structure du
marché. Le marché devient ainsi une valeur sociale
protégée au mrme titre que la vie, l'intégrité
physique des personnes et des biens. Le droit pénal est donc un moyen,
plus efficace que d'autres, pour obtenir des acteurs économiques,
rationnels et maximisateurs, le respect de l'ordre public économique et
partant les règles du jeu de la libre concurrence.
L'ordre public pénal apparaît donc comme un ordre
public subsidiaire à l'ordre public économique en ce qu'il permet
de lutter contre les dérives de la macro-spéculation
(sect. 1) et les fraudes de toute sorte au détriment de
la collectivité publique (sect. 2).
Section I-- La lutte contre la
macro-spéculation.
Il est un principe en économie de marché que les
prix sont le fruit du rapport entre l'offre et la demande, donc fixés
librement. Affirmée solennellement par l'ordonnance du 1 er
décembre 198624 en son article 1er , la
liberté des prix n'a de sens que dans un marché à
structure concurrentielle. Or, le marché est de nos jours
contrôlé par les ensembles économiques
disséminés en multiples entités juridiquement autonomes,
mais obéissant à une même orientation industrielle et
économique : celle du centre de décision. Celui-ci peut
être la société mère pour ce qui est des filiales
dans le cadre des groupes de sociétés ou le pôle
intégrateur, pour ce qui est des réseaux commerciaux et de
sous-traitance. Autant dire qu'au lieu d'avoir face à face plusieurs
concurrents, le marché se caractérise de nos jours par la
concentration et la diminution substantielle du nombre des acteurs
économiques, ce qui favorise les risques d'ententes
délictueuses et d'abus de marchés (abus de position
dominante et de dépendance économique). Dépourvus de
personnalité juridique nationale et internationale, les pouvoirs
privés économiques dont les sociétés
transnationales sont l'emblème, jouissent d'une capacité
économique leur permettant de contrôler les prix, voire de les
imposer tout comme il a été démontré à
travers la théorie de la filière inversée que ce sont les
entreprises qui imposent les produits aux consommateurs et non
l'inverse25 .
24 L'Ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre
1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence.
25 J. K. Galbraith, Le Nouvel État
industriel, essai sur le système économique
américain, Gallimard, 1967, cité par L. BOY, Droit
économique, Lyon, L'Hermès, 2002, p.26, n° 35
Pour remédier aux dérives et excès de
certains de ces acteurs économiques, le droit doit, et en particulier le
droit pénal, sévir contre la pratique des prix illicites
(§ 1) et des prix faussés (§
2).
§1- La répression des prix
illicites.
Les prix illicites, objet de l'incrimination de l'article L.
420-1 du Code du commerce, sont à l'ère contemporaine, l'apanage
des pouvoirs privés économiques. Par leur capacité
à contrôler le marché de la production, des investissements
en passant par les débouchés et les sources d'approvisionnement,
les pouvoirs privés économiques sont une menace potentielle pour
le consommateur et pour les concurrents moins lotis. Les prix illicites sont
des prix obtenus par des procédés étrangers au jeu de
l'offre et de la demande. Pour anéantir au mieux le concurrent en effet,
tous les moyens ou presque sont utilisés. Le législateur ne
pouvait évidemment pas rester insensible : le « laisser-faire
» étant la pire des politiques. Les entreprises les plus puissantes
ayant réussi à éliminer tous les concurrents vont finir
par soumettre le marché à leurs diktats. Ce qui met en
péril non seulement l'équilibre économique, mais fragilise
aussi l'indépendance du pouvoir politique et institutionnel. Afin de
parer tout risque d'abus, l'arme pénale serait la meilleure dissuasion
possible.
Toutefois, dans un système à dominante
libérale, le champ des interdits doit être sérieusement
dosé et mesuré. C'est ainsi que le droit répressif
français, dans une optique de protection de la libre concurrence au
profit des consommateurs, a incriminé la pratique des prix
imposés. C'est par l'article 34 de l'ordonnance n° 86-1243 du
1er décembre 1986 intégré au Code de commerce
sous l'article 442-5 que le législateur punit cette pratique d'une
amende de 15 000 € toute personne qui impose, directement ou
indirectement, un caractère minimal au prix de revente d'un produit ou
d'un bien, au prix d'une prestation de service ou à une marge
commerciale. Cette infraction est d'une utilité importante dans un
marché à structure de plus en plus oligopolistique, voire
monopolistique. Ceci se comprend si on se souvient de l'origine et du fondement
de l'incrimination. A la fin de la 2ème Guerre mondiale, de
nombreux fabricants ou grossistes imposaient aux détaillants les prix de
revente de leurs produits. De ce fait, la concurrence était
muselée dans sa détermination des prix, sans compter un frein
à toute baisse de ceux-ci.
Malgré la précision de cette incrimination, les
pouvoirs privés économiques, centrales d'achats et autres grands
distributeurs ont trouvé une autre parade pour imposer les prix aux
détaillants. C'est par la pratique des « prix conseillés
», non incriminé formellement, que les opérateurs dominants
du marché maintiennent artificiellement les prix à un niveau leur
assurant une rentabilité maximale. En fait, les prix dits
conseillés sont généralement un masque des prix
imposés et peuvent dans certaines circonstances constituer de
véritables stratégies d'ententes
prohibées26.
Les manoeuvres artificielles de maintien de prix sont
substantiellement constitutives d'atteintes au bien-être des
consommateurs. Le législateur se doit d'r~tre attentif et réactif
d'autant plus que le nombre de concurrents a tendance à
dégringoler et le marché se concentre à un rythme
irréversible27.
Si le droit pénal n'appréhende que les prix
imposés sous l'empire des prix illicites, il se déploie beaucoup
plus contre les prix faussés.
§2 - La répression des prix
faussés.
Toujours dans la logique de protéger le consommateur,
maillon terminal de l'échange économique, et de méfiance
à l'endroit des opérateurs dominants du marché, le droit
pénal est tout aussi sévère quant aux altérations
artificielles et spéculatives relatives aux prix. C'est ainsi que toute
manoeuvre spéculative destinée à troubler la
détermination des prix par le jeu d'un rapport normal entre l'offre et
la demande tombe sous le coup de la loi pénale. A cet effet, l'article
52-1 de l'ordonnance de 1986 érige en délit l'altération
des prix ou l'action illicite sur le marché
Ainsi qu'il a été démontré
à la lumière de la théorie de la filière
inversée de l'économiste John Kenneth Galbraith, le
résultat du jeu des prix échappe substantiellement au
consommateur. Les hausses ou baisses artificielles des prix sont l'apanage
exclusif du distributeur, procédant d'une altération des prix
intervenant au-dessus ou au-dessous des prix qu'aurait déterminé
le résultat du jeu naturel de l'offre et de la demande. De telles
manoeuvres constituent des comportements économiques frauduleux et
blâmables dont s'est saisi le droit pénal.
26 V. ainsi Crim. 25 nov. 1991, G.P. 1992, 1, somm.
166, obs. Doucet, à propos des prix conseillés sous peine de
rétorsions commerciales.
27 Par exemple, dans le secteur des conserves de
légumes en France, 185 entreprises se partageaient le marché en
1985 ; cinq ans plus tard elles n'étaient plus que huit.
C'est pour cela que l'article 52- 1 de l'ordonnance de 1986
précitée incrimine quatre types de comportements. Il en va des
informations mensongères ou calomnieuses, des offres jetées sur
le marché destinées à troubler les cours et ce dans un but
spéculatif, des suroffres faites aux prix demandés par les
vendeurs. C'est ainsi qu'il avait été jugé que constitue
des suroffres punissables le fait pour un laitier d'avoir offert aux
producteurs de lait cinq centimes par litre de plus que le prix pratiqué
dans sa région et d'avoir ainsi déterminé une hausse
nullement demandée par les producteurs28.
Toutefois, les prix peuvent être faussés aussi et
surtout par des procédés tels les ententes abusives et les
positions dominantes abusives, manoeuvres contre lesquelles le droit
pénal se déploie de manière très
énergique29. C'est pourquoi l'analyse des enjeux de
l'encadrement répressif des pouvoirs privés économiques
tenant aux atteintes aux intérêts de la collectivité
publique sera utile.
28 Crim. 17 dec.1931, G.P. 1932, 1, 430.
29 Cf. infra
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