Section I : Le recentrage autour des infractions
graves.
Il s'agira ici de systématiser les conditions dans
lesquelles les puissants agents économiques peuvent être mieux
régulés pénalement dans le contexte aussi mouvant de la
mondialisation. Dans sa définition générale, « le
droit pénal est l'ensemble des normes juridiques qui règlementent
le recours de l'État à la sanction pénale
»129. On perçoit à travers leurs manifestations
que les pouvoirs privés économiques sont des formes de pouvoirs
« dangereuses » qu'il faut canaliser et placer sous la
tutelle pénale des infractions tant de droit commun (§ 1)
qu'économique (§ 2) , afin d'obtenir d'eux un comportement vertueux
en tout lieu.
§ 1 : Le recentrage autour des infractions de droit
commun.
Il ne s'agira pas de reprendre ou de faire un inventaire des
infractions portant atteinte à l'intériJt des destinataires
directs ou indirects des acteurs économiques de la mondialisation et
susceptibles de leur être imputées. Il sera question ici de
s'interroger sur les conditions d'une efficacité réelle du droit
pénal contre les abus des entreprises en réseau, notamment les
moyens dont dispose le juge répressif pour lutter contre
l'impunité des acteurs transnationaux. La généralisation
de la responsabilité pénale des personnes morales est la marque
de la prise en compte par le législateur du fait que les
activités des entreprises mettent en jeu le bien-être de millions
de personnes. C'est ainsi que toutes les infractions peuvent leur être
reprochées et imputées. Mais à l'analyse, le droit
pénal ne s'impose pas à cette catégorie de
délinquants comme il s'impose aux infracteurs de droit commun,
malgré le fameux principe de l'égalité des tous devant la
loi. A dire vrai, le caractère sophistiqué des faits qui leur
sont généralement
129 J.-H. ROBERT, Droit pénal
général, 5e éd., PUF 2001, p. 50
reprochés désarme le droit pénal, qui est
d'après l'article 111-4 du Code pénal, «
d'interprétation stricte ». Le fait que tout soit de droit
étroit en matière pénale empêche aussi au juge
d'avoir une audace qui lui permettrait d'assurer une répression efficace
des atteintes graves aux valeurs sociales
protégées130. De même, le droit pénal est
dévoyé par le fait que ces acteurs ont trouvé une nouvelle
parade pour mettre fin aux actions tant publiques que civiles intentées
contre eux devant le juge répressif131.
Pour mettre un terme à ces stratégies
d'évitement du droit pénal, le juge répressif devrait
pouvoir donner un contenu matériel adapté aux infractions
reprochées aux pouvoirs économiques dont ils ne sont
généralement pas les auteurs directs, mais en sont
généralement bénéficiaires. Il en est ainsi de la
mise en oeuvre de la complicité définie par l'article 121-7 du
Code pénal comme le fait de la personne qui sciemment, par aide ou
assistance, a facilité la préparation ou la consommation d'un
crime ou d'un délit. Est également complice la personne qui par
don, promesse, menace, ordre, abus d'autorité ou de pouvoir aura
provoqué à une infraction ou donné des instructions pour
la commettre.
La lettre de cette disposition du droit pénal positif
est dénuée de toute ambigüité. De portée
générale, ce texte s'applique à toutes les infractions
à moins qu'un texte spécial n'en ait ordonné
autrement132. Or il a été rapporté dans les
développements précédents que les multinationales sont
généralement accusées de complicité de commission
d'infraction de droit commun par leurs partenaires, personnes publiques ou
privés133. La lecture de la jurisprudence relative à
la répression des faits reprochés à ces acteurs
déçoit et donne l'impression d'une justice de classe. La raison
peut aussi être trouvée dans le fait que le juge
130 Le juge doit se soumettre aux principes directeurs et doit
veiller à leur respect par les autorités de poursuite. Il est le
gardien des libertés.
131 Les acteurs transnationaux, sujet de droit pénal
selon le principe de la responsabilité des personnes morales,
échappent à la répression en transigeant avec les parties
poursuivantes, présumés victimes de leurs agissements. L'exemple
en a été donné avec l'affaire des présumés
travailleurs forcés contre la multinationale Total. Cette
dernière a d€~ débourser 5 millions € pour obtenir de
ses présumés victimes, la renonciation aux poursuites. L'affaire
a été réglée par une ordonnance de non-lieu. Dans
une autre espèce aux faits similaires mettant en cause le géant
pétrolier Shell, la firme a déboursé 15.5 millions $ pour
obtenir de ses accusateurs la renonciation aux poursuites. Voir infra
132 Crim. 24 nov. 1980, Bull. Crim . n° 314
133 Affaire Total précitée et surtout l'affaire
Afrimex, accusé de complicité de crimes de Guerre en
République Démocratique du Congo. Cette firme est accusée
par l'ONG Global Witness de verser des « impôts » aux
différents protagonistes du conflit armé qui déstabilise
ce pays pour assurer l'exploitation des minerais dont elle est concessionnaire.
Les « impôts » qui servent au financement du conflit.
De même, dans l'affaire de la firme anglo-hollandaise
Shell, accusée de complicité dans l'élimination par
pendaison d'un écrivain et leader écologiste nigérian et
le massacre des villageois de l'ethnie Ogoni par le régime du dictateur
Sani Abacha en 1995, les exactions ayant abouti au massacre auraient
été perpétrées avec le soutien logistique de la
filiale nigériane du groupe selon Global Witness.
répressif ne se saisit pas lui-même, il est saisi
selon les cas soit concurremment par la ou les victimes et le ministère
public soit exclusivement par le ministère public. Celui-ci a le
monopôle de poursuites des infractions commises hors du territoire de la
République : « dans les cas prévus aux articles 113-6 et
113-7, la poursuite ne peut rtre exercée qu'à la requrte du
ministère public Elle doit rtre précédée d'une
plainte de la victime ou de ses ayants droit ou d'une dénonciation
officielle par l'autorité du pays où le fait a été
commis »134. Ce texte confronté à la
réalité des faits reprochés aux pouvoirs privés
économiques, a tout d'un véritable anachronisme judiciaire en ce
sens que le sort du droit dépendrait de la volonté du pouvoir
politique auquel le ministère public est hautement subordonné. Le
Parquet garde la haute main sur les conditions d'une réelle et efficace
répression des délits susceptibles d'r~tre imputés aux
acteurs privés de la mondialisation dans la mesure où même
une constitution de partie civile ne pourra pas obliger le juge à
statuer et dire le droit135. Aussi, le fait que les victimes sont
souvent des citoyens anonymes et généralement sans ressources
combiné avec l'impossibilité matérielle dans de nombreux
cas de dénonciation officielle par l'autorité du pays où
le fait a été commis, rend encore plus illusoire la poursuite des
faits répréhensibles dont les pouvoirs privés
économiques peuvent être auteurs ou complices.
La solution idéale serait de donner la qualité
aux Organisations Non Gouvernementales spécialisées de pouvoir
mettre en mouvement des actions devant le juge répressif contre les
acteurs économiques transnationaux, surtout en matière de droits
de l'Homme. Cela nécessite un assouplissement des conditions de
recevabilité des actions répressives fondées sur des
dispositions à caractère extraterritorial comme les articles
113-6 et 113-7 du Code pénal. Si ces obstacles de procédures
pourraient être transcendés, la responsabilité de
construire un droit international pénal des multinationales reviendrait
au juge de fond. Celui-ci devrait, comme il l'a fait en matière
d'encadrement du pouvoir politique, encadrer le pouvoir économique par
sa jurisprudence. Il devrait oeuvrer manifestement pour la construction d'une
économie de droit comme il a oeuvré en matière de
construction de l'Etat de droit. La « raison du marché
», tout comme la raison politique autrefois, ne devrait pas
prospérer face à la mise en oeuvre sereine et dynamique des
dispositions actuelles du Code pénal.
Le droit serait respecté par les multinationales
partout de la même manière, dans les pays d'origine ou de
siège de la maison-mère comme dans les pays d'accueil des
investissements destinés à leurs activités de production
plus porteuses de risque et donc de
134 Article 113-8 du Code pénal
135 Crim. 7 avril 1967: Bull. crim. N° 107
commission d'infractions. L'infraction reprochée
à la filiale pourrait rtre reprochée directement à la
maison mère si le système judiciaire du pays d'accueil des
investissements est laxiste et inefficace, mais à condition que la
personnalité juridique du groupe soit consacrée. Cette
dernière question est le défi auquel est confronté le
législateur répressif. Le sort de la répression des
atteintes de dimension transnationale aux droits fondamentaux dépend de
la volonté et de la capacité du législateur à
saisir le phénomène de délocalisation de la
criminalité transnationale.
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