Comme pour tout concept, le développement durable a
aussi des limites. En effet, la société capitaliste, dans
laquelle nous sommes, a su redistribuer les dividendes de la production
à l'économie (sous la forme de réinvestissements) et au
social (la hausse du niveau de revenu des salariés) pendant toute son
existence. La balance entre ces deux pôles s'est réalisée
au gré des diverses luttes sociales et des convictions politiques des
dirigeants. Une question s'impose: comment prendre en compte l'environnement
dans cette balance alors que l'équilibre entre le social et
l'économique est déjà actuellement dans une impasse?
Le concept de développement durable peut
dériver vers d'autres concepts et modèles (Serge Latouche, 1989;
André Comte-Sponville, 2006). À ce propos, ils ont
rapporté plusieurs remarques importantes. Ici pour ce travail, nous les
groupons en huit (8) rubriques, ce qu'ils ont présentées et
argumentées:
· Le concept de développement durable peut aussi
dériver vers une vision malthusienne de notre société. Ces
auteurs, à travers leurs études, se demandent, pourquoi les pays
riches, maintenant développés, imposeraient-t-ils aux pays en
voie de développement une vision limitative de leur développement
? Le concept est bon, ses objectifs louables, mais il sert peut-être
à justifier une politique protectionniste de certains pays qui craignent
une trop grande concurrence. En pratique, les pays développés ne
se privent de commercer avec la Chine, l'Indonésie et le Brésil,
malgré les risques de dérive de leur empreinte
écologique.
· Un deuxième risque est celui d'une
communication mal équilibrée. Soit la communication ne serait pas
suivie d'actions, dans le domaine de l'innovation par exemple, et l'entreprise
se fragiliserait par rapport à ses concurrents plus importants. Soit au
contraire la communication dévoilerait trop d'informations,
confidentielles. Dans les deux cas, la cohérence de l'organisation et la
compétitivité de l'entreprise en pâtiraient dans le
contexte de la révolution Internet.
· Un troisième risque est celui d'une
dérive vers les modèles de durabilité faible, c'est-
à-dire admettant la substitution du capital naturel par un capital de
connaissances. Ce modèle est celui des organismes nord-américains
particulièrement les États-Unis d'Amériques, surtout au
niveau fédéral ou de leurs ramifications mondiales. Ce risque se
traduit par la constitution de réseaux d'innovation pilotés en
dehors du continent européen qui risqueraient de déstabiliser les
institutions européennes et les États de l'Union
européenne, telles que la recherche, les universités, ...).
· Un quatrième risque, plus pernicieux encore,
est souligné par le philosophe français André
Comte-Sponville (2006). Celui-ci craint que l'éthique d'entreprise
criée haut et fort dans les colloques, au nom de l'intérêt
de l'entreprise ne masque en réalité le manque d'une morale plus
large. En pratique, la fluidité des flux d'informations et financiers de
la mondialisation aboutit à une multiplication des investissements
étrangers qui sont non contrôlés. Cela risque de
court-circuiter les actions coordonnées européennes, dans le
domaine politique et juridique en particulier, du fait de biais culturels et de
rigidités administratives des États. En 2006, le philosophe
français Comte-Sponville en a conclu à la nécessité
d'une morale dépassant le cadre de l'entreprise. Une
réorganisation du droit paraît en outre nécessaire.
· Un cinquième risque vient de l'accaparement,
par les puissances qui maîtrisent les technologies de l'information, des
procédures de normalisation et de régulation internationaux. De
ce fait, les plus riches risquent d'imposer un modèle qui aboutit de
fait à une répartition encore plus injuste des savoirs, et par
conséquent des ressources naturelles. Les sociétés
développées ont favorisé la mise en oeuvre d'un groupe de
logitiels dits « Open source » pou réduire ce risque.
· Un sixième risque est que les critères
d'évaluation soient mal équilibrés et croisés entre
l'environnement, le social, et l'économique, ou bien la mise en oeuvre
de modèles globaux biaisés. Ce qui nous dirige vers une sorte
d'utopies et de certaines formes d'idéologies. Par exemple, le biais
environnemental peut masquer d'autres carences.
· Un septième risque est que le label «
développement durable » soit récupéré pour
appuyer de plus en plus de politiques ou d'actes n'ayant
aucun rapport avec la notion même, ou s'y rattachant d'une façon
très superficielle. Par exemple, le « tourisme durable »,
application au tourisme du concept de développement durable, a tendance
à être un tourisme d'élite qui, au nom du respect de
l'environnement, dresse une barrière sociale en augmentant le tarif des
séjours afin de « préserver l'environnement », oubliant
le volet social.
· Enfin, un huitième risque est que les
analystes financiers chargés d'évaluer les rapports de
développement durable des entreprises ne disposent de la formation
nécessaire sur les concepts de développement durable, et qu'ils
ne disposent pas des outils d'analyse, d'où un manque de
structuration.
3.4.-Les problèmes autour de
l'intégration de l'environnement et du développement durable au
sein d'une entreprise
Formé historiquement comme un projet politique, le
développement durable a également émergé comme
projet managérial dans de nombreuses entreprises au fil des
années. La demande en matière d'évaluation de performance
environnementale dans les milieux d'affaires n'a cessé cependant de
s'accroître ces dernières années (Guay, 2004). Cette
situation traduit l'intérêt et les préoccupations du public
en général, des gouvernements et des entreprises pour un meilleur
développement des projets et programmes. La plupart des bilans
environnementaux ont été produits dans la foulée du
rapport Brundtland qui recommandait de faire de la protection de
l'environnement une priorité internationale (ONU, 1988). Ces bilans
environnementaux s'inspirent généralement du modèle
pression-étatréponse utilisé pour les examens des
performances environnementales9. Ce modèle comporte des
lacunes importantes, notamement pour la représentativité à
divers niveaux de perception. Il repose sur la notion de causalité : les
activités humaines exercent des
9 Tiré du livre de Guay et al. (2004),
publié sur le Développement durable. Il s'agit d'un modèle
ou cadre conceptuel utilisé pour les examens des performances
environnementales des pays de l'OCDE.
pressions sur l'environnement et modifient la qualité
des ressources naturelles. La société répond à ces
changements en adoptant des mesures de politiques d'environnement,
économiques et sociales (OCDE, 1994).
Quoiqu'il y ait plusieurs similarités dans la
réalisation des bilans environnementaux, il n'existe aucune
normalisation des méthodes utilisées, ni du choix des indicateurs
pris en compte ou de modèles de structurations des rapports sur le
développement durable (Guay et al., 2004, p-201). Les efforts
pour le respect de l'environnement varient d'une entreprise à l'autre et
les bilans environnementaux quant aux activités se prêtent peu aux
comparaisons. L'idée d'une convergence entre économie et
environnement est, aujourd'hui, largement acceptée au sein du monde des
affaires. La variable environnementale se range au niveau des
éléments contraignants pour une majorité de dirigeants
d'entreprises ou de chefs de projets (Walley, 1994). La quête de
l'excellence durable est devenue un veritable credo pour de nombreuses firmes
qui cherchent à exercer un leadership dans leurs domaines de production.
Rapporté par le chercheur Éric Persais (2004), la
déclaration de B. Collomb est significative de cette évolution
des mentalités, lorsqu'il a souligné : « La performance
environnementale et sociale vient appuyer et renforcer la performance
économique ». Une situation qui fait naître un
débat permanent entre consultants, auditeurs et certificateurs qui
évaluent la performance sociétale des entreprises, labellisent
des produits éthiques et proposent leurs offres de conseils. Le chef de
projet responsable doit évaluer toute décision à l'aune de
ces trois performances sans en privilégier aucune : la performance
économique, la performance environnementale et la performance
sociétale. Dans plusieurs études scientifiques, il a
été rapporté que leur juxtaposition ne va pas de soi et se
trouve au centre des grands débats quant aux problèmes de
l'intégration des questions d'environnement et de développement
durable dans les grandes décisions stratégiques (Lauriol et
al., 2003).
À cette aune, le projet managérial du
développement durable présente deux caractéristiques
principalement : il concerne potentiellement tous les domaines
d'activités de l'entreprise - la stratégie
générale, la communication, la gouvernance d'entreprise, la
conception de produits, les activités productives,
etc. - ; il repose sur la promesse d'un capitalisme oeuvrant à sa
réconciliation avec l'ensemble de la société en faisant
siennes les préoccupations de cette dernières comme la
responsabilité environnementale et l'équité sociale au
sein du processus de développement économique.
3.5.- Les fondements théoriques de notre
refléxion : l'approche des parties prenantes
L'étude des phénomènes organisationnels,
en relation avec le terme de l'environnement, offre la possibilité aux
chercheurs d'intégrer un courant majeur de pensée
stratégique : l'approche des parties prenantes. Dans cette approche, il
s'agit de montrer qu'un projet, en tant que système ouvert, est en
relation avec de multiples parties prenantes et que la prise en compte de leurs
intérêts est un des éléments majeurs de sa
réussite (Freeman, 1984 ; Caroll, 1993 ; Clarkson, 1995 ; Donaldson
& Preston, 1995 ; Freeman, 1999 ; Persais, 2004). Bien que cette vision est
sujette de controverses entre plusieurs auteurs, il faut penser qu'elle est
susceptible de s'enrichir mutuellement et de permettre une meilleure
compréhension de la manière dont les chefs de projets doivent
intégrer l'environnement et le développement durable dans leurs
stratégies de gestion.
Dans le but de disposer d'un cadre de réflexion
opératoire, Freeman a développé la théorie des
parties prenantes. Selon la définition la plus large, le terme partie
prenante , se traduisant en anglais par « stakeholders »,
désigne : « tout groupe ou tout individu qui peut affecter ou
être affecté par la réalisation des objectifs d'une
organisation »(Freeman, 1984). Donaldson (1995) a identifié
deux apports dans celle-ci. Sur le plan descriptif, il a
considéré l'entreprise comme une constellation
d'intérêts convergents ou divergents, voire contradictoires
(Donaldson et Preston, 1995). Sur le plan instrumental, il a montré le
lien qui existe entre les pratiques sur lesquelles se sont fondées
l'approche des parties prenantes et les performances de l'entreprise. Sur le
plan normatif, l'entreprise est étudiée suivant l'angle
éthique et la théorie des parties prenantes s'impose par devoir
moral, puisqu'il n'est pas éthiquement tenable de servir en
priorité les intérêts des actionnaires.
Cette approche présente donc des vertus
d'opérationnalisation et plus particulièrement pour
l'environnement et définit un cadre de réflexion qui s'inscrit
dans le prolongement de l'approche en trois piliers ; en identifiant les
individus et les organisations qui ont, dans l'entreprise, un
intérêt environnemental, économique ou social (Dontenwill,
2005, p-88). L'aspect traditionnel s'en tient aux parties prenantes
contractuelles que sont les actionnaires, les clients, les fournisseurs et les
salariés. L'originalité de l'approche consiste donc à
élargir ce périmètre à des parties prenantes
secondaires qui n'ont pas de relations formelles officielles ou contractuelles
(Caroll, 1989, p-58). L'approche des parties prenantes est naturellement la
plus associée à la notion du développement durable et est
de plus en plus utilisée dans les rapports de développement
durable publiés par les chercheurs et par les organismes. Eu
égard de la problématique environnementale, elle trouve donc un
champ d'application de l'organisation en tant que lieu de relations,
d'influences et de conciliations d'intérêts multiples. Mercier
(2001) a montré que celle-ci constitue un outil d'analyse tout à
fait intéressant pour :
· proposer une vision alternative de la gouvernance des
entreprises ;
· aborder les problèmes de respect de la personne,
en matière d'équité et de justice organisationnelle en
gestion des ressources humaines ;
· concrétiser la notion de développement
durable et de respect de l'environnement ;
· puis d'analyser les mécanismes de gestion des
parties prenantes qui sont introduits dans les organisations : adoption de code
de conduite, création de comités éthiques, publication de
bilans environnementaux et sociaux.
Dans le temps, les parties prenantes « porteurs d'enjeux
» se réduisaient aux actionnaires, aux clients, puis au personnel
et enfin à la communauté. Certains considéraient que ce
dernier acteur appartenait à l'extérieur de l'entreprise. Cette
vision dépasse la mode et appartient au passé. Le
périmètre « extérieur » à l'entreprise
sous-entend en effet un périmètre délimité et connu
par avance pour et par l'entreprise. Or celui-ci évolue et varie, bien
sûr selon les produits, les marchés, les pays, les contextes
géopolitiques ou culturels,
les événements locaux ou mondiaux, et surtout
en fonction des intérêts patrimoniaux des parties prenantes, comme
nous allons l'aborder plus loin dans ce travail de recherche. Il est plus juste
de parler d'un périmètre à géométrie
variable. Une partie prenante est jugée interne lorsqu'elle partage une
partie des enjeux induits par l'activité de l'entreprise sur le «
contrat d'équilibre »10 , même si
traditionnellement cette partie prenante était considérée
comme externe. L'importance de la relation entre l'entreprise et cette partie
prenante se définira par l'occurrence et l'importance des impacts
mutuels. Dans ce contexte, une partie prenante est en quelque sorte l'«
actionnaire » de la responsabilité de l'entreprise, en
matière du développement durable. Le hic est qu'il existe une
interdépendance étroite entre l'entreprise et l'ensemble de ses
parties prenantes. C'est un fait objectif pour ces acteurs stratégiques
qui demandent souvent d'être entendus et revendiquent leur droit de
savoir et de participation aux activités de l'entreprise. Cette mission
leur rend une cible vitale pour la performance, l'attractivité et la
pérennité de l'entreprise. Cette reconnaissance va pousser
celle-ci à tenter de répondre à leurs besoins et à
leurs aspirations. L'entreprise est amenée en conséquence
à prendre compte des impacts économiques, sociaux et
sociétaux, environnementaux de son activité quotidienne. Mais les
difficultés pour une entreprise résident dans l'identification
des parties prenantes les plus influentes, de l'ensemble du pays qui expriment
leur droit de savoir et de participer activement dans la gestion des processus
décisionnels.