B. Les effets d'incompatibilité avec l'article 6 sur
lejuge national
L'ICANN, une société privée s'est fondue
dans un régime contractuel pour imposer ses règles a ceux qui
enregistrent un nom de domaine. Dans ce contexte, la resolution de litiges
représente la pierre angulaire du système établi par
l'ICANN. On a vu plus haut que le fonctionnement de cette procédure
englobe quelques contradictions avec le droit a un procès
équitable. A ce stade, il est bien établi que le contrôle
du respect des exigences de l'article 6, § ler, CESDH par les organes
extrajudiciaires de règlement des différends est assuré
par les tribunaux internes. En cas de défaillance de ce contrôle,
les organes de Strasbourg sont susceptibles de sanctionner les manquements de
l'Etat signataire concerné. C'est le juge qui représente a cet
égard, le point de contact entre le cyberespace et la CESDH (2). Cette
situation n'est pas nouvelle dans la mesure oü il y a une jurisprudence
française confortée a la même hypothèse dans le
cadre d'arbitrage international (i).
§i. La jurisprudence francaise en matière du
contrôle de l'arbitrage international
D'une manière générale, il existe de
nombreux points de contact entre la procédure arbitrale internationale
et le juge judiciaire: si l'arbitrage se déroule en France ou est soumis
a la loi de procédure française, le juge peut avoir a intervenir
par le jeu de
lAlexandre CRUQUENAIRE, op. cit., p. 163.
l&article 1493 du nouveau Code de
procédure civile1; si la sentence a été rendue
en France, le juge intervient aussi comme juge de l'annulation; en cas
contraire, il peut avoir a connaltre de la décision ayant accordé
l'exequatur2. Pourtant la jurisprudence française a pris est
une position spécifique en ce qui concerne l'application de l'article 6
de la CESDH a l'arbitrage. Deux affaires principales peuvent nous
éclairer la situation a ce sujet.
Tout d'abord, l'affaire Cubic qui marque la position de la
Cour de cassation au regard de l'application de l'article 6 de la CESDH aux
procédures de l'arbitrage. En l'espèce, une société
américaine, nommée Cubic, avait en 1977 conclu divers contrats de
fourniture de système d'armement avec le ministère de la Guerre
iranien. Ces contrats comportaient une clause compromissoire prévoyant
que toute réclamation ou tout différend découlant du
contrant sera tranché par arbitrage, selon les lois de l'Etat de l'Iran
en vigueur a la date de la conclusion du contrat. A la suite de
événements révolutionnaire de 1979, l'exécution du
contrat a été interrompue, le ministère de la
défense de la République islamique a saisi la Cour internationale
d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale (CCI). Après un
désaccord concernant la désignation du président du
tribunal arbitral, la société Cubic a assigné la Chambre
de commerce internationale devant le tribunal de grande instance de Pairs.
La société Cubic demandait au tribunal d'une
part de prononcer la nullité du contrat conclu entre elle et la Chambre
de commerce international pour l'organisation de l'arbitrage, et d'autre part,
elle prétendait que le règlement de l'arbitrage de la Chambre de
commerce internationale est contraire de l'article 6 de la CESDH en raison de
la nature vraisemblablement juridictionnelle de la Cour et de l'atteinte a
l'indépendance des arbitres qui en résultaient. Le TGI rejeta les
demande de la société Cubic par un jugement du 21 mai 1997,
confirmé par la Cour de Pais le 15 septembre 1998 qui a jugé que
la CESDH ne s'applique pas au litige dans la mesure oü l'institution
d'arbitrage ne
1 Article 1493 du NCPC: <<Si pour les arbitrages se
déroulant en France ou pour ceux a l&égard
desquels les parties ont prévu l&application de la loi de
procédure française, la constitution du tribunal arbitral se
heurte a une difficulté, la partie la plus diligente peut, sauf clause
contraire, saisir le président du tribunal de grande instance de Paris
selon les modalités de l&article 1457 >>.
2 Serge GUINCHARD et Frédéric FERRAND,
Procédure civile; Droit Internet et Droit communautaire, Dalloz,
Précis, 28e édition, 2006, pp. 1347 et s; LoIc CADIET
et Emmanuel JEULAND, Droitjudiciaire privé, Litec, Manuel, 5e
édition, 2006, pp. 675 et s ; Yves GUYON, L'arbitrage, Economica,
1995.
représente pas véritablement une juridiction
sous l'autorité d'un Etat membre: La convention européenne des
droits de l'homme, qui a été signée entre les
gouvernements membres du Conseil de l'Europe, s'impose aux Etats signataires et
non pas a une association qui ne constitue pas unejuridiction ~6.
Saisie sur le pourvoi la société Cubic, la Cour
de cassation a rendu son arrêt le 20 février 2001 en rejetant les
demandes. Pour la haute juridiction L'article 6-i de la Convention de sauve
garde des droits de l'homme, qui ne concerne que les Etats et les juridictions
étatiques, est sans application en la matière et au surplus,
lesjuges dufond ayant souverainement retenu qu'une société ne
démontrait pas avoir été, en l'espèce,
privée des garanties d'un procès équitable, tant sur le
délai raisonnable de jugement que sur l'indépendance et
l'impartialité des arbitres n'était pas fondée a invoquer
la violation du texte précité 2 · D'une
première lecture, l'arrêt peut monter que la Cour de cassation
écarte généralement l'application de l'article 6 de la
CESDH aux procédures d'arbitrage. Il serait erroné d'en
déduire de façon générale l'affirmation que cette
Convention est inapplicable en matière d'arbitrage. Deux remarques
doivent être faite a cet égard.
En premier lieu, la portée de cet arrêt doit
être limitée a l'espèce, selon l'expression de la Cour de
cassation. En effet, la société Cubic n'a pas attaqué la
sentence arbitrale de la CCI, mais elle a dirigé ses critiques contre
l'institution d'arbitrage et le contrat impliquant l'organisation de
l'arbitrage avec cette dernière. Autrement dit, la société
américaine, au lieu de s'attacher a démontrer in concreto qu'elle
n'avait pas bénéficié d'un procès équitable,
prétendait que les causes du règlement de la Chambre de commerce
internationale étaient, par elle-même, et in abstracto contraires
a la Convention européenne des droits de l'homme. La question
posée a la haute juridiction était donc de savoir si, avant
même qu'une quelconque sentence ait été prononcée,
le
1 Société Cubic Defense inc. c/ Chambre de
commerce internationale,. CA de Paris, 1er ch., A., 15 septembre
1998; Revue d'arbitrage, 1999, p. 103, note Pierre LALIAE.
2 Cass. 1re civ., 20 février 2001 :
Société Cubic Defense Systems Inc. c. Chambre de commerce
internationale (C.C.I.) - Pourvoi no 99-12.574; D. 2001,
jurisprudence, Informations rapides, p. 903; Gaz. Pal., 13 décembre 2001
n° 347, P. 29 et s; Alexis MOURRE, <<Réflexions sur quelques
aspects du droit a un procès équitable:, in L'arbitrage et la
Convention européenne des droits de l'homme, Actes du séminaire
du 4 mai 2001 conçu par les institut des droits de l'homme des barreaux
de Paris et de Bruxelles et organisé par l'institut de formation
continue du barreau de Paris, sous la présidence de Monsieur le
bâtonnier Georges Flécheux, Bruylant 2001, pp. 24 - 55.
règlement d'arbitrage adopté par les parties,
pouvait être censuré sur le fondement d'une possible
contrariété a la Convention. Dans ce contexte précis,
l'arrêt de la Cour de cassation doit être examiné. Les
garanties offertes par l'article 6 n'étaient nullement en question.
En deuxième lieu, selon l'article 1er de la
CESDH, les Etats membres doivent assurer les garanties posées par la
Convention a Toute personne relevant de leur juridiction '. Au sens de ce
texte, la juridiction de l'Etat signifie le pouvoir que celui-ci exerce de fait
sur une personne. Donc, cette article n'implique pas les tribunaux arbitraux
dans la mesure oü ils sont des juridictions privées, qui n'ont pas
de for, qui ne représentent pas d'Etat, et qui ne constituent pas des
organes dont les violations sont imputables a l'Etat. De ce point du vue, on
peut constate que la Convention ne s'impose pas directement aux arbitres. Or,
comme le soutiennent certains auteurs, cette conclusion n'écarte pas
totalement l'application de la Convention a l'arbitrage, soit interne ou
international.
Les garanties offertes par l'article 6 font pleinement partie
de la conception de l'ordre public européen. L'Etat doit, par
conséquent, veiller au respect par les arbitres des principes
posés par la Convention, et censurer une sentence qui les violent. Par
ce biais, la Convention s'applique indirectement a l'arbitrage. En laissant une
situation contraire a la Convention produire ses effets dans l'ordre juridique
français1, le juge rendrait cette violation imputable Etat.
En d'autres mots, au nom de la Conception française de l'ordre public
international, le juge français applique d'une façon indirect la
Convention a l'arbitrage et peut sanctionner toute sorte
d'irrégularité de la procédure d'arbitrage au regard des
garanties offertes par l'article 6 de la dite Convention2.
1 Cette position est appliquée constamment en ce qui
concerne la reconnaissance de décisions étatiques
étrangères. Par exemple, la Cour de cassation a jugé que
Cass, ayant jugé que: la Convention européenne de sauve garde des
droits de l'homme et des libertésfondamentales ne crée pas
d'obligations qu'à l'égard des Etats qui y sont parties, ce qui
n'est pas le cas de la République du Gabon; dès lors, le juge de
l'exequatur n'était pas tenu de répondre a des conclusions
inopérantes invoquant la violation a l'étranger de l'article 6 de
la Convention . Cass. civ., 1er ch., 10 juillet 1990, Mommeja c/
Tordjeman, RCDIP, 1991, p. 757.
2 Alexis MOURRE, op. cit., p. 31. Par un jugement du 18
novembre 1987, la Cour d'appel de Paris a jugé que les arbitres doivent
((assurer eux-mêmes les conditions d'un procès équitable,
conforme aux principes généraux et fondamentaux et, en tant que
de besoin, aux dispositions de l'article 6 de la Convention de sauve garde des
droits de l'homme . (4) CA. Paris, 18 novembre 1987, Revue d'arbitrage, 1988,
p. 657, note Philippe FOUCHARD.
Cette solution a été confirmée par la
Cour de cassation dans l'affaire NIOC qui pose la pierre d'angle de
l'édifice en consacrant le droit au juge en des termes qui attestent de
l'attachement de la France a l'arbitrage international. En l'espèce, un
accord de participation a été conclu en 1968 entre l'Etat
d'Israël et la National Iranian Oil Company (NIOC), société
de droit public iranien, pour la construction, l'entretien et l'exploitation
d'un oléoduc reliant le Golfe d'Eilat a la côte d'Ashquelon. Cet
accord contient une clause compromissoire, aux termes de laquelle en cas de
litige chaque partie nommera un arbitre. Si ces arbitres ne règlentpas
le litige d'un commun accord, ou s'ils ne se mettentpas d'accord sur le choix
du troisième arbitre, il sera demandé au Président de la
Chambre de commerce internationale de Paris de nommer ce troisième
arbitre . Il s'agit donc d'un arbitrage ad hoc, la clause ne faisant
référence ni au siège de l'arbitrage, ni t un
règlement d'arbitrage. La procédure retenue pour la constitution
du tribunal et la solution des difficultés de fond ou de constitution du
tribunal est très fréquente en pratique (3). La NIOC choisit un
arbitre, puis se prévaut de la clause compromissoire devant l'Etat
d'Israël qui, refusant de désigner son arbitre, paralyse la
procédure. Empêchée de faire valoir ses prétentions
au fond, la NIOC se sent victime d'un déni de justice et demande l'appui
du juge étatique pour surmonter l'obstruction. Ces arguments ont
été refusés devant le TGI de Paris par un jugement du 9
février 2000 au motif que le déni de justice n'est pas
établi. Par contre, les demandes de la société NIOC ont
été accueillies par la Cour d'appel de Paris qui a rendu deux
arrêts, le 29 mars 2001 et le 8 novembre 2001, en constatant la
créance de l'Etat d'Israël et nommant un arbitre pour lui. Les
arrêts de la Cour d'appel font l'objet d'un pourvoi devant la Cour de
cassation1.
L'Etat d'Israël s'oppose a l'interprétation du
déni de justice et soutient que la procédure arbitrale
n'était pas totalement paralysée dans la mesure oü la NIOC
pouvait toujours renoncer a l'arbitrage et déférer le fond du
litige a une juridiction étatique. La Cour de cassation rejette le
pourvoi articulé par l'Etat d'Israël, en appuyant sur le
caractère fondamental du fait d'accéder au juge comme une
garantie de l'article 6 de la CESDH et comme une composante de l'ordre public
international: l'impossibilité pour
1 Cass. civ., ch.1er, 1er février 2005, Israel c/ la
National Iranian Oil Company (NIOC), 01-13742N° de pourvoi : 02- 15237;
Bulletin 2005 I n° 53 p.45 ; Simon HOTTE, D. 2005, n°39,
jurisprudence, p. 2727.
une partie d'accéder au juge, flit-il arbitral,
chargé de statuer sur sa prétention, a l'exclusion de
toutejuridiction étatique, et d'exercer ainsi un droit qui relève
de l'ordre public international consacré par lesprincipes de l'arbitrage
international et l'article 6. 1, de la Convention européenne des droits
de l'homme, constitue un déni dejustice qui fonde la compétence
internationale du président du tribunal de grande instance de Paris,
dans la mission d'assistance et de coopération dujuge étatique a
la constitution d'un tribunal arbitral, dès lors qu'il existe un
rattachement avec la France .
Cette exception de l'ordre public a conduit la Haute
juridiction a annuler une sentence arbitrale dans le cadre de la Chambre de
commerce internationale au motif que la procédure d'arbitrage n'a pas
respecté l'égalité entre les parties dans la
désignation des arbitres: Le principe de l'égalité des
parties dans la désignation des arbitres est d'ordre public et on nepeut
y renoncer qu'après la naissance du litige ~1.
On peut donc déduire que l'arbitrage international,
comme manifestation d'une certaine forme de justice, doit répondre aux
exigences du procès équitable au sens de l'article 6 de la CESDH,
sous peine de perdre tout crédit et toute efficacité dans l'ordre
juridique interne des Etats membres a ladite Convention. La jurisprudence
française a déjà montré que la garantie des droits
fondamentaux a l'oeuvre dans le procès est assurée en
matière d'arbitrage international. Mutatis mutandis, cette conclusion
doit être transposée a la procédure de l'UDRP.
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