L'art numérique: médiation et mises en exposition d'une esthétique communicationnellepar Lauren Malka Celsa-Paris IV - Master 2 de Management Interculturel et Communication 2005 |
b) Les stratégies communicationnelles démocratisantes d'un centre d'art numérique : Le CubeNous avons, dans les précédents paragraphes, analysé les dispositifs d'exposition mis en place par deux types d'institutions différentes : le premier ayant pour ambition de faire connaître et de faire aimer l'art numérique, le seconde ayant pour objectif de construire, pas à pas, un système esthétique et réflexif cohérent à propos de l'art numérique. Le type d'institution auquel nous nous intéressons à présent mêle ces deux logiques dans la mesure où il tente de démocratiser l'art numérique en développant tout à la fois une pensée théorique sur le sujet et un ensemble de mises en pratiques esthétiques et communicationnelles par le biais d'expositions. Il s'agit des organisations nommées « Espaces Culture Multimédia » (ECM) créées par le Ministère de la Culture et de la Communication en 1998 dans le but de mettre en oeuvre des actions et des programmes de sensibilisation, d'initiation et de formation au multimédia à partir de contenus culturels, éducatifs et artistiques et de projets d'usages de ces technologies. Ces espaces tentent de démocratiser, et plus particulièrement de vulgariser, pour tout type de population, la dimension culturelle des technologies de l'information et de la communication à la fois comme outils d'accès à la culture et au savoir et comme outils d'expression et de création. De quelle manière ces espaces, dont le but est d'initier un public très large à la création numérique, orientent-t-ils le spectateur dans son appréciation et sa réception ? De quelle manière ces institutions tentent-elles de concilier cet objectif de démocratisation de l'art numérique et une démarche esthétique et communicationnelle d'appréciation individuelle des oeuvres ? Est-il possible de valoriser le caractère démocratique de l'art numérique tout en mettant en scène chaque oeuvre dans sa richesse relationnelle avec le spectateur ? A la lumière de ces questionnements, et au travers de l'étude d'une exposition du centre de création numérique français le plus célèbre, le Cube71(*), nous tentons de comprendre la réconciliation possible entre les deux logiques d'esthétique interactionnelle, individualisée et de réception collective. Nous analysons plus précisément de quelle manière le Cube parvient à créer un espace social au sein d'une exposition d'art numérique en aménageant une scénographie à la fois ouverte et cloisonnée, et en traduisant ainsi d'une manière physique, très tangible, une esthétique de l'individualisation de masse. .La création d'un espace social au sein même de l'espace de réception artistique L'exposition qui nous intéresse, « My Heart belongs to Tokyo » 72(*) traite de la jeune création numérique japonaise et semble en effet conjuguer la médiation collective et individuelle en distinguant deux scénographies imbriquées l'une dans l'autre : une première scénographie de l'ouverture et comprend des dispositifs scénographiques du cloisonnement. Tout d'abord, l'atmosphère générale de l'exposition rend évidente l'intention des médiateurs d'élaborer une scénographie globale de l'ouverture. L'exposition n'est en effet composée que d'une grande pièce lumineuse annonçant à l'entrée, inscrit au mur dans des couleurs très vives le titre de l'exposition : « My heart belongs to...Tokyo ». Par ailleurs, cette grande pièce ne contient pas simplement l'exposition mais également un bar avec des serveuses et des sièges où les visiteurs peuvent s'installer. Un autre coin de repos est également installé, avec deux fauteuils et un canapé, à l'intérieur de cette salle. Cet espace d'exposition se présente ainsi comme un salon de réception donnant lieu à une monstration artistique, à l'inverse d'une institution comme le Fresnoy qui encadre véritablement l'esthétique de ses oeuvres par l'organisation de l'espace scénographique afin que le visiteur se sente le plus proche possible des oeuvres. Ici, les dispositifs apportés par l'institution et qui apparaissent dès l'entrée sont des dispositifs extérieurs, qui ne sont en rien artistiques et qui apparaissent comme des obstacles volontaires à toute naissance d'une relation intimiste et esthétisée entre le visiteur et le lieu lui-même. Le lieu de l'exposition désacralise les oeuvres qui y sont disposées dans la mesure où il ne considère plus le visiteur comme un simple visiteur mais exige de lui qu'il se comporte comme dans un espace social. Nous remarquons par ailleurs que les spectateurs ainsi accueillis s'autorisent à parler et à rire à voix haute, ce qui démontre bien l'écart entre ce type de lieu et un musée. L'institution, contrairement au Fresnoy et aux institutions plus traditionnelles vues plus haut, applique ses propres codes muséaux, s'inscrivant dans une esthétique totalement cohérente de désacralisation et de démocratisation de l'art, et ne tentent pas de s'adapter aux codes esthétiques de l'artiste exposé ou du thème choisi. .La rupture scénographique de deux esthétiques inversées au sein du même espace Ce n'est qu'au second regard que le visiteur découvre, après le salon de réception collective, des oeuvres numériques qui sont essentiellement des créations sur supports photographiques et qui sont exposées les unes à côté des autres, comme les toiles d'une exposition classique. Ces travaux graphiques sur photographie numérique sont souvent des représentations assez surprenantes d'animaux ou d'objets humanisés, d'êtres humains animalisés ou surhumanisés, et semblent ainsi se rejoindre sur une thématique très générale qui est celle de l'humanisation et de ses frontières. Elles interpellent ainsi les spectateurs dans la mesure où elles sollicitent sa volonté naturelle de reconnaître les objets représentés et souvent transfigurés par l'artiste. Par la transfiguration graphique propre à la création numérique, s'établit ainsi une relation interactive entre l'oeuvre figée et le spectateur contemplatif au travers d'une recherche ludique des référents de l'oeuvre. Cependant, malgré cette forme de relation intersubjective entre le spectateur et la création, les créations graphiques sont exposées d'une manière totalement ouvertes et pour une réception collective. Elles s'inscrivent, elles aussi, dans l'atmosphère de salon de réception collective et semblent décorer ce lieu en lui apportant une légère dimension thématique. Cependant, à l'intérieur de ce cercle extérieur, sont disposées trois petites pièces closes et individuelles. Dans chacune d'elle sont installés un écran, un siège et des écouteurs. Le format individualisé de chacun de ces dispositifs composant l'installation est ainsi fortement impératif sur le plan temporel et spatial dans la mesure où il se présente comme un spectacle vidéo, imposant le temps, l'isolement et la position physique de la réception. Les écrans proposent des installations vidéo de trois artistes numériques japonais, Masakatsu Takagi, UA, et Saeko Takagi, que l'on peut rapprocher par une tonalité positive, colorée, et souvent onirique. Ces installations vidéo apparaissent ainsi comme des oeuvres à la fois esthétiques et musicales, et n'appellent pas le spectateur à de réelles interrogations conceptuelles. Le spectateur demeure ainsi relativement contemplatif, voire passif devant cette oeuvre qui pourtant met en scène un certain dispositif relationnel. Nous avons noté des réactions très simples des spectateurs au sortir de cette expérience de l'esthétique numérique, qui semblent confirmer nos observations telles que l'ennui ou la simple satisfaction de « jolies images ». La réception semble ainsi être tout à fait comparable à celle que suscite l'art pictural traditionnel dans la mesure où les oeuvres sont à la fois abstraites et esthétiques et entraîne un regard contemplatif, même lorsqu'il est individuel. On note ainsi une inversion étonnante des réactions engendrées par ces deux logiques communicationnelles opposées dans la mesure où ce sont les oeuvres figées qui suscite une certaine « interactivité » au sein même de la contemplation, et les oeuvres individualisées et mises en scène par un dispositif relationnel injonctif qui engendrent souvent le bercement contemplatif. Le spectateur, ainsi accueilli dans un espace social prometteur, aux aspects ludiques et colorés, semble déçu par cette rupture scénographique et esthétique entre l'interactivité et la contemplation. .Une oeuvre centrale éclaire et esthétise l'ensemble de l'exposition Il paraît alors étrange, et peu harmonieux de voir cohabiter ces deux esthétiques de la relation, ces deux mises en scène séparées de la réception, déstabilisantes pour le spectateur. Un dernier dispositif apparaît alors, souvent en fin de visite, comme le centre de l'exposition dans la mesure où il semble faire le lien entre les deux logiques communicationnelles : il s'agit d'une oeuvre interactive de l'artiste Skel. Cette oeuvre est composée de deux dispositifs dont la conjugaison simultanée au sein d'un même processus artistique est tout à fait significative des dimensions possibles de la notion d'esthétique de la communication. Le premier est un écran géant, situé dans la partie ouverte de la pièce, en face de « l'espace lounge », et le second est un espace fermé et obscur, caché derrière des rideaux et qui ne peut accueillir qu'une ou deux personnes à la fois. Cet espace comprend également un écran, des caméras retransmettant en direct l'image du visiteur sur les deux écrans, et des techniciens qui travaillent sur les mouvements, les formes et les couleurs de ces films afin de les transfigurer au moment même où elles sont filmées. Les visiteurs accueillis à l'intérieur de ce dispositif semblent ainsi devenir les co-auteurs de ces oeuvres et se contemplent eux-mêmes au moment même de leur contribution. Par ailleurs, les spectateurs extérieurs contemplent cette interaction créative qui s'actualise sous leurs yeux. Une seule et même oeuvre encadre donc deux réceptions très différentes, et deux esthétiques de la communication distinctes. Ainsi, la mise en scène de cette oeuvre, qui encadre et esthétise une double relation à l'oeuvre, permet une valorisation de l'aspect ludique, participatif mais également conceptuel et relationnel de cette oeuvre. L'ensemble des dimensions de cet espace d'exposition, qui semblaient paradoxales et disharmonieuses -les dimensions socialisante et non artistique, individualisée et peu interactive, thématique- est éclairé par la présence et le concept relationnel de cette oeuvre. Celle-ci met en scène une véritable esthétique de la communication, en conciliant des notions d'intériorité et d'extériorité de la réception, et en permettant au spectateur de contempler une interaction créative en acte. Au travers de cette esthétique très riche, cette oeuvre semble conceptualiser rétroactivement l'ensemble de la visite. Il semble ainsi que cette exposition conjugue réellement la logique de la réception collective et de la réception individualisée en plaçant d'une part le visiteur dans une atmosphère générale très ouverte, et en l'enfermant au sein de dispositifs injonctifs et individualisés. Le spectateur, à la fois anonyme et personnalisé, peine à situer sa place dans cet espace qui est tantôt un espace social et léger, et tantôt un espace renfermé sur son esthétique, individualisant et injonctif. Les injonctions adressées par le dispositif de médiation au spectateur sont proprement paradoxales : celle de devenir un être social, extérieur à l'esthétique de cette exposition, puis d'être contemplatif et enfin de se faire objet esthétique pour contribuer aux oeuvres relationnelles. Naturellement, le spectateur se tourne vers l'oeuvre qui semble réunir et créer le lien nécessaire entre toutes ces dimensions paradoxales de l'exposition, en permettant une mise en scène ludique, contemplative et participative de la réception et en esthétisant la relation collective et individuelle à l'oeuvre puis à l'exposition toute entière. Cette étude comparée de deux logiques de médiation de centres de recherche et de diffusion spécialisés en art numérique montre, une fois de plus, les contradictions possibles entre deux positionnements communicationnels et esthétiques pour exposer la création numérique. Si le Fresnoy construit entièrement son dispositif scénographique dans le but d'un encadrement conceptuel injonctif de la relation individualisée et esthétisée entre l'oeuvre et le spectateur, le Cube semble au contraire décloisonner cette relation, l'affranchir de tout code esthétique afin de devenir un lieu social de démocratisation artistique. Conclusion intermédiaire : polymorphie du concept d'esthétique de la communication De manière plus générale, cette analyse des dispositifs d'exposition, des partis pris communicationnels, esthétiques et scénographiques des différentes institutions exposant l'art numérique, donne une expression particulièrement éloquente aux contradictions et polysémies discursives du courant lui-même. Au travers d'une immersion progressive au sein des mises en exposition « en ligne » et « hors ligne » de l'art numérique, il fallait conférer une clarté, une cohérence à cette actualité artistique contrastée, difficilement déchiffrable. Entre survalorisation du spectateur comme objet du processus esthétique et hermétisme revendiqué des oeuvres, entre contestation des codes communicationnels et strict encadrement de la relation au spectateur, et encore entre cloisonnement intimiste et ouverture démocratique, les différentes mises en exposition étudiées montrent un effort de renouvellement certain mais largement polymorphe des logiques de médiations artistiques de la création numérique. Cependant, nous ne pouvons conclure sur la simple hétérogénéité des formes d'exposition de cet art dans la mesure où notre étude démontre également le déploiement progressif des concepts de l'art numérique au sein de ses mises en scène. Nous retrouvons en effet, au sein de chaque exposition, de chaque type de médiation et de chaque positionnement communicationnel distinct, une semblable volonté de mettre en scène, selon différents dispositifs physiques et conceptuels, une esthétique de la communication. * 71 Le Cube : un espace entièrement dédié à la création numérique, créé à l'initiative de la Ville d'Issy-les-Moulineaux en septembre 2001. Il est géré et animé par l'association ART3000 qui mène depuis 1988 ses activités dans le domaine des arts numériques : http://www.lesiteducube.com/site/index * 72 My Heart belongs to Tokyo, A l'espace de création numérique du Cube, du 21 mars au 22 juillet. |
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