Conclusion générale
«C'est un art qui est comme l'enfant en train de
grandir, qui refuse la mesure mais qui ne veut pas revenir à maman non
plus » (Daniel Cacouault, Cf. Annexe p.XIX)
Cette étude de la pratique artistique
émergente qu'est l'art numérique, des difficultés de sa
naissance théorique, institutionnelle et esthétique au public,
clarifie et dépassionne à plusieurs égards les discours
qui définissent celle-ci. Au delà de toute polémique
questionnant la légitimité artistique de tels usages, nous avons
tenté en effet de déchiffrer et de démêler la
multiplication hétérogène des logiques esthétiques
et communicationnelles à l'oeuvre, au travers d'une analyse
théorique et pragmatique. Par ailleurs, nous avons mobilisé les
idéologies gouvernant ce champ artistique afin de les nuancer et de
montrer en quoi elles opacifient l'esthétique naissante aux yeux du
public. De manière plus générale, nous avons montré
de quelle manière la mise en exposition de l'art numérique
reflétait, par son hétérogénéité mais
également par sa richesse esthétique, les multiples discours,
mythes et concepts définissant l'esthétique de la communication.
Dans un premier temps, nous avons tenté de mener une
exploration « phénoménologique » des
différents discours, conceptions et appropriations qui
caractérisent ce champ artistique depuis sa naissance. Nous avons
constaté une complexité définitionnelle certaine,
analysée et décantée sous l'angle historique,
institutionnel et artistique. L'art numérique s'est tout d'abord
défini par la conception de ses premiers artistes et penseurs qui
souhaitaient déjà dématérialiser l'objet
artistique, ouvrir l'oeuvre d'art à l'ordre de
l'éphémère et de l'inachèvement afin de
créer un espace artistique entre l'oeuvre et le spectateur qui ne soit
plus un simple espace de contemplation distante, mais un espace
d'inter-créativité. Puis, les appropriations institutionnelles de
cette définition très conceptuelle du champ artistique ont
montré la difficulté de cette création d'un espace
relationnel entre l'oeuvre numérique,
dématérialisée et le spectateur. La singularité de
cet art, son aspect esthétiquement incorrect et l'idéologie
révolutionnaire qui le caractérise ont souvent transformé
l'esthétique de l'éphémère et de
l'immatériel en une ponctualité sans substance, difficile
à cerner et à institutionnaliser durablement. Enfin, les
perceptions des artistes numériques actuels sur leur propre courant
créatif montrent pour leur part l'écart entre les discours qui la
gouvernent et les logiques esthétiques et médiationnelles qu'elle
tente de révéler. Le courant artistique naissant apparaît
alors comme une forme balbutiante, qui peine à s'affranchir des
injonctions à la nouveauté et à la démocratisation
pour trouver de réelles modalités d'identification et de mises en
scène auprès du public.
Cette analyse objective de la naissance conceptuelle et de la
recherche identitaire de l'art numérique est ensuite
éclairée par une immersion à l'intérieur des
pratiques et des stratégies, des dispositifs et des tactiques
artistiques. Nous avons tenté de photographier ce labyrinthe en
perpétuel mouvement afin d'en avoir une vision claire et actuelle, et
d'en dégager une description empirique et lisible. Les trois types
d'organisations observées, sites Internet, institutions d'art classique
et moderne, et centres de recherche et de création contemporaine et
numérique, montrent en effet l'extrême diversité des
définitions et mises en scène possibles du concept
d'esthétique de la communication. Sur Internet, le dispositif
d'exploration interactive de l'oeuvre ou de contribution du spectateur fait
intimement partie du projet artistique et transforme ainsi le spectateur en un
objet esthétique et médiationnel. Par ailleurs, les
différentes institutions d'art classique, moderne et numérique
hors ligne répondent par leurs expositions aux objectifs divers de
démocratisation ou d'esthétisation de la création
numérique. Leurs procédés artistiques et communicationnels
extrêmement divers, entre spectacularisation des oeuvres, argumentation
presque commerciale de ses logiques conceptuelles, cloisonnement intimiste du
lieu artistique sacralisant la relation du spectateur à l'espace, ou
encore socialisation du lieu affranchissant le visiteur de toute injonction
à la contemplation artistique, déstabilisent fortement le
spectateur et le médiateur traditionnel, qui ne forment qu'une seule et
même personne. Ces derniers doivent tous deux s'infiltrer dans un espace
de médiation esthétique aménagé
préalablement par l'artiste, et interagir avec des oeuvres aux codes
inconstants, qui imposent leurs propres logiques médiationnelles et
esthétiques sans se référer à un dispositif
originel et identifiable.
En ce sens, les trois hypothèses de départ qui
ont guidé nos recherches et nos questionnements sont toutes trois
confirmées et à la fois enrichies par notre double recherche
théorique et pragmatique.
-Tout d'abord, l'art numérique nous apparaissait d'ores
et déjà comme une notion ambiguë, à la croisée
de nombreux courants artistiques et conceptions esthétiques, et aux
frontières diluées par la multiplicité de ses
idéologies, et la polyphonie de ses réappropriations
définitionnelles.
Cette première hypothèse, qui comprend à
la fois l'idée d'une ambiguïté esthétique et
conceptuelle de l'art numérique, a été confirmée au
travers de nos recherches documentaires, théoriques et historiques. Nous
avons vu en effet que ce champ artistique se définissait par la
naissance parallèle de trois courants distincts, l'art informatique,
l'art vidéo et le Net art dont la caractéristique commune est de
mêler les disciplines artistiques traditionnelles tout en faisant appel
à d'autres supports et à d'autres médiums. Par ailleurs,
la singularité de cette démarche artistique et la
difficulté de son institutionnalisation ont entraîné de
perpétuelles réappropriations définitionnelles et une
opacification de ses logiques auprès du public. Cependant, il est
important de nuancer l'aspect assez catégorique de cette
hypothèse dans la mesure où l'analyse minutieuse de ces
définitions, et l'attention portée aux données subjectives
et objectives de l'art numérique, permet de clarifier les voix
distinctes de cette polyphonie discursive. Nous avons ainsi pu distinguer le
caractère idéologique et formel de certains discours, concernant
notamment les aspects contestataires, révolutionnaires et totalement
démocratisant de l'art numérique.
- Par ailleurs, une deuxième hypothèse montrait
l'esthétique de la communication comme redéfinissant le
rapport à l'oeuvre d'une manière complexe, difficile à
comprendre pour le public, visant à la fois la démocratisation de
l'art et une relation individualisée et esthétisée au
public.
Cette hypothèse de départ semble totalement
confirmée par le témoignage des acteurs de la création et
de la médiation de ce champ artistique, chargés
précisément de créer cette espace esthétique de la
communication entre l'oeuvre et le spectateur. Il semble même que la
contradiction entre la démocratisation de l'art numérique et de
son expérimentation conceptuelle et physique par le spectateur
individualisé constitue l'une des dialectiques fondamentales rythmant
l'intégralité de notre étude. Il existe en effet une
idéologie de démocratisation de l'art numérique dans la
mesure où celui-ci ouvre l'objet artistique à la manière
d'un spectacle, utilise les médiums de la communication de masse, et ne
prend ainsi sens que dans sa confrontation au public. Or, l'esthétique
individualisante de l'art numérique, confrontant le spectateur au
dispositif artistique dans lequel il doit s'infiltrer, confère toute sa
dimension et sa complexité au concept d'esthétique relationnelle.
Les artistes et médiateurs interrogés ont ainsi montré la
difficulté et les risques d'opacification, pour le public, d'une mise en
scène qui individualise physiquement et mentalement le spectateur et
spectacularise à la fois le processus artistique.
-Enfin, notre dernière hypothèse était
celle d'une ambiguïté des médiations, engendrée par
l'opacité des notions, qui se manifeste par la multiplicité
et l'hétérogénéité des modes
scénographiques et communicationnels de valorisation et d'exposition des
oeuvres d'art numérique.
Cette dernière hypothèse, qui implique
l'idée d'une adéquation entre la logique opaque des
définitions notionnelles de l'art numérique, et celle de ses
médiations est confirmée par notre étude, bien que notre
analyse sémiotique des logiques d'exposition et de valorisation de l'art
numérique auprès du public la nuance quelque peu. En effet, les
multiples esthétiques et positionnements communicationnels des
différentes institutions exposant l'art numérique apparaissent
comme le reflet des inconstances et négociations définitionnelles
et déstabilisent le spectateur. Or, notre immersion au sein des mises en
exposition de la création actuelle nous montre une certaine richesse des
médiations, telles qu'elles sont mises en scène par chacune des
institutions. Les expositions évoquées semblent toutes
éclairer à leur manière un concept de l'art
numérique, de l'esthétique relationnelle ou de
l'esthétique propre de l'artiste exposé, et orientent ainsi le
spectateur dans son errance interprétative. Ainsi, cette
hétérogénéité, qui apparaît comme une
errance des médiations, et qui demeure souvent dans l'ensemble assez
opaque pour le public, n'est pas vaine et semble constituer un ensemble
dialectique en perpétuelle évolution.
Cet art nous apparaît ainsi comme une forme
d'expression entièrement définie, pour l'instant, par sa propre
quête d'une identité cohérente et d'un mode de monstration
valorisant auprès du public. Or, si l'on en suit l'affirmation de Daniel
Cacouault selon laquelle l'art numérique est « comme
l'enfant en train de grandir », il semble nécessaire de
considérer ce texte, immortalisant un courant naissant qui ne cesse
d'évoluer et de se transformer, comme la première étape
d'une étude plus générale traitant de la naissance
progressive d'une médiation artistique. En ce sens, cette étude
doit être prolongée par une exploration plus élargie de la
notion artistique et médiationnelle
d' « esthétique de la communication », et par
une réflexion approfondie traitant des dispositifs à construire
pour réinventer l'exposition. Il s'agira ainsi, au travers d'une
recherche théorique croisée sur l'exposition, la médiation
culturelle et l'art actuel (art contemporain, conceptuel, numérique,
installations et performances), et d'une observation pragmatique des
dispositifs utilisés, de tenter d'élaborer un système de
propositions de règles esthétiques, scénographiques et
communicationnelles adressées aux différents concepteurs de ces
expositions artistiques. Ce travail de recherche permettra d'envisager, au
travers de recommandations concrètes les perspectives de
développement futures des formes de la médiation artistique.
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