L'art numérique: médiation et mises en exposition d'une esthétique communicationnellepar Lauren Malka Celsa-Paris IV - Master 2 de Management Interculturel et Communication 2005 |
2. Les médiations scénographiques des institutions d'art classique et moderne.
Après avoir étudié les dispositifs de la médiation en ligne de l'art numérique, il s'agit de s'intéresser aux dispositifs « hors-ligne » de la médiation, c'est-à-dire aux mises en scène de l'art numérique, au sein de différentes institutions artistiques et culturelles. L'étude des discours théoriques et l'attention portée aux questionnements des artistes et médiateurs de cet art, ont révélé, dans une première partie, les difficultés et interrogations qu'il soulevait en terme d'exposition. Ce champ artistique, en tant qu'il transforme les supports de création, de monstration, et les rapports physiques et conceptuels entre les oeuvres et le public, entraîne les médiateurs à s'interroger sur les manières de valoriser cette esthétique relationnelle. Les notions de dispositifs encadrant la réception et la relation à l'oeuvre notamment, mises en scène de manières hétérogènes et originales par la médiation en ligne, recèlent des questionnements inexplorés pour les musées et autres institutions d'art. Ces institutions, qui reçoivent traditionnellement des objets finis et des spectateurs contemplatifs, doivent souvent, pour s'ouvrir à la création numérique, repenser, tant sur le plan spatial que temporel, physique et intellectuel, l'organisation et les dispositifs de leurs espaces artistiques afin de mettre en scène une relation esthétisée entre des dispositifs partiellement virtuels et des spectateurs actifs. Par ailleurs, ces expositions constituent souvent les premiers pas, les premiers tâtonnements de ces institutions dans le domaine de la médiation de l'art numérique. Les axes de médiatisation des expositions sont de ce fait très récurrents, insistant souvent sur leur aspect avant-gardiste et singulier. Cependant, on observe par la suite, au travers de l'analyse sémiotique d'un corpus d'expositions représentatif de l'actualité en art numérique58(*), des logiques d'expositions toujours originales, et réfléchies, renouvelant à chaque fois la conception de cet art et de sa médiation. Nous précisons de fait que les dispositifs observés et analysés au sein de l'étude présente ne constituent qu'une photographie ponctuelle de la médiation institutionnelle actuelle, c'est-à-dire au moment de sa naissance dans les musées et insistons sur le caractère éphémère de ces dispositifs59(*). Au cours de nos visites, nous avons porté une attention particulière aux dispositifs internes et externes mis en place pour orienter la compréhension et l'interprétation du spectateur face aux oeuvres, de même que nous nous intéressions pour l'art en ligne, aux injonctions adressées aux publics. En effet, comme le rappelle Pierre Leguillon, dans l'éditorial d'un numéro spécial d'Art Press consacré à la question : Oublier l'exposition60(*), "Gérer la circulation, canaliser les corps (et les esprits) font (...) partie des premiers impératifs du concepteur d'exposition". Nous avons ainsi cherché à distinguer les procédés de médiation conceptuelle et esthétique des oeuvres mis en place pour guider le spectateur et valoriser les oeuvres. Quels partis pris scénographiques et communicationnels peuvent adopter les différentes institutions pour s'approprier ce langage artistique, le mettre en scène ? Comment parviennent-elles non seulement à exposer des oeuvres numériques, à mettre en lumière leur dimension artistique et conceptuelle mais également à aménager préalablement le cadre de la réception afin de favoriser l'esthétique de la relation et de l'interaction entre l'oeuvre et le spectateur individualisé ? Nous avons ainsi pu dégager, au travers d'une double approche communicationnelle et critique, trois logiques scénographiques et communicationnelles distinctes qui parfois se superposent au sein d'une même exposition : - une première logique assez traditionnelle consiste à susciter l'intérêt collectif du public en éclairant l'ensemble de l'exposition d'une thématique générale. - un deuxième type de médiation artistique renouvelle davantage les dispositifs d'exposition et oriente d'une manière implicite et esthétique l'interprétation du spectateur. - enfin, un dernier type de médiation, plus rare dans les musées, encadre au travers de procédés explicites, la compréhension et la réception du spectateur.
a) Une ouverture collective au public par l'annonce d'un événement thématique : le cas de l'exposition « Volupté numérique » au Palais des Beaux-Arts de LilleLe premier type de médiation de l'art numérique observé correspond souvent à une volonté de démocratisation de l'art numérique et engendre la mise en place d'une communication événementielle qui interpelle le visiteur et oriente, a priori, son interprétation de l'exposition . Ce procédé de médiation artistique est assez traditionnel mais il acquiert une importance toute particulière lorsqu'il s'agit de ce type d'initiative, à savoir l'ouverture d'une institution classique à un art peu reconnu. .Un discours institutionnel éloquent sur l'exposition L'exposition du Palais des Beaux Arts de Lille « Volupté Numérique »61(*) a adopté ce choix communicationnel. Cette exposition, en présentant des dispositifs interactifs, des installations vidéos, et des oeuvres ludiques de différents artistes de la scène numérique actuelle62(*), inaugure une perspective d'ouverture de ce musée aux disciplines de l'art contemporain et vise ainsi à réconcilier l'art patrimonial et l'art numérique. Son titre a été choisi par le commissaire d'exposition déjà cité dans cette étude, Régis Cotentin, dans l'idée de défier les idées reçues sur le numérique en général et de susciter la curiosité d'un large public. Il faut préciser que cette initiative du Palais des Beaux-Arts de Lille a été très largement médiatisée au sein de la ville et de sa région, au travers d'affiches publicitaires, d'articles dans la presse généraliste, mais surtout par la diffusion d'une brochure disponible dans les lieux culturels de la ville. Cette brochure est intéressante dans la mesure où elle montre les partis pris discursifs de cette exposition qui s'annonce comme un événement artistique spectaculaire, prêt à surprendre et surtout à séduire largement un public sceptique : « Volupté numérique » ; « ravissement technologique » ; « enchantement synthétique » sont les formules éloquentes et quasi-oximoriques qui ponctuent cette présentation. Le commissaire d'exposition Régis Cotentin nous confirme cette idée dans l'entretien qu'il nous a accordé : « C'est moi qui ai trouvé ce titre. C'est parti d'une constatation assez simple c'est-à-dire qu'à chaque fois qu'on me parle d'art numérique on me dit toujours « l'art numérique qu'est ce que c'est froid ! ». Ou alors on me dit « oui c'est bien mais je préfère les films : la couleur des films, la lumière, le velouté de la pellicule, de la projection c'est plus chaleureux... ». Donc je me suis dit : « comme je suis plutôt convaincu je vais leur montrer que la volupté numérique ça existe ». Et après, à partir du titre j'ai vraiment décidé de choisir des pièces et installations chaleureuses ou sensuelles. Je me suis dit qu'il faudrait proposer au spectateur d'un musée qui n'a donc pas forcément l'habitude de voir des expositions d'art contemporain dans des musées de s'essayer à cet art qu'ils pensent moins chaleureux que la peinture. C'était un challenge assez rigolo. » (cf. annexe p.III). Cette déclaration du scénographe montre ainsi de quelle manière les choix esthétiques scénographiques peuvent être guidés par un but communicationnel qui est ici celui de défier la froideur convenue du numérique et de lui associer au contraire l'idée de « volupté ». Par ailleurs, la présentation générale de l'exposition insiste sur l'aspect « marquant » et « novateur » des oeuvres sélectionnées pour sensibiliser le spectateur au multimédia. .Une ouverture séduisante de l'art numérique pour le grand public Dés lors, si le discours initial de l'exposition guide le scénographe dans le choix et la mise en scène des oeuvres, il oriente également le spectateur dans son interprétation et sa réaction face aux oeuvres. Le public est ainsi interpellé par l'idée de rencontrer des oeuvres qui promettent une telle « innovation » et une relation de « volupté » et d' « enchantement » avec le public. L'ensemble de la visite, depuis la mise en scène jusqu'à la réception, semble gouvernée par ce simple éclairage thématique annoncée par le titre. Les oeuvres choisies et présentées s'inscrivent naturellement dans cette thématique dans la mesure où elles sont souvent interactives et surprenantes pour le spectateur. Une oeuvre intitulée « Blanc sur Blanc » de Flavio Curry présente par exemple une installation interactive et sonore sur écran géant : une danseuse de samba en mouvement permanent et en taille réelle fixe le spectateur, alterne entre la danse et des moments de pause au cours desquels elle s'approche de l'écran et exerce sur le spectateur un pouvoir de séduction très déstabilisant. Cette oeuvre n'est pas proprement contributive dans la mesure où elle ne peut être agie par le spectateur. Mais ce dernier ressent tout de même une sollicitation personnelle et réagit en conséquence : prenant les mêmes postures que la danseuse par mimétisme, s'approchant de l'écran pour le toucher et tenter d'avoir un pouvoir sur l'oeuvre. Une autre oeuvre sonore nommée « And Sat Down Beside I Her », élaborée par l'artiste Garry Hill en 1990 présente une installation vidéo, ainsi qu'une chaise, un livre et une lampe tombant du plafond. Le livre est ouvert sur la chaise, tandis que la lumière projette, sur les pages du livre, le visage d'une femme, filmée en noir et blanc et qui lit ce livre. La mise en exposition de ces oeuvres est assez intéressante dans la mesure où elle accueille toujours le spectateur par la présentation de l'oeuvre et la formule injonctive « Expérimentez l'oeuvre » ou encore « jouez avec l'oeuvre » et où elle suscite chez lui des interrogations et la volonté de rester quelques temps pour en avoir une vue d'ensemble et pour l' « expérimenter ». Pour ce qui est de l'oeuvre présentant la danseuse de Samba par exemple, le spectateur reste face à l'écran un certain temps afin de comprendre le degré d'interactivité de l'oeuvre, afin de comprendre également la temporalité de l'oeuvre, le cycle rythmant les pauses de la danseuses, les moments de séduction, les moments de danse, la musique. De même, l'installation de Gary Hill est située dans une pièce obscure et est au départ très discrète. On ne la voit pas, on l'entend très peu mais c'est en observant l'oeuvre que l'on se l'approprie dans toute la subtile simplicité de son dispositif. .Les écueils d'une scénographie de l'ouverture et d'une réception collective Cependant, si une première approche intéressante avec le public est créée grâce aux oeuvres choisies et à l'étonnement du public, de nombreuses faiblesses scénographiques apparaissent et rendent possible un écart déceptif entre le discours institutionnel de l'exposition et sa réception. Cette exposition, qui a pour mot d'ordre l'ouverture, la démocratisation de l'art numérique au public est en effet ouverte sur le plan scénographique en ce sens qu'elle n'est composée que de trois pièces ouvertes les unes sur les autres, à l'intérieur desquelles cohabitent plusieurs oeuvres et installations. Or, la cohabitation des oeuvres au sein de cette communication ouverte engendre une ambiance acoustique bruyante et gênante au sein desquelles les sons des oeuvres se perturbent mutuellement. L'ouverture de cette scénographie empêche en ce sens la mise en place de la relation d'intimité nécessaire pour « expérimenter » réellement ces oeuvres. Par ailleurs, si l'ensemble de l'exposition est éclairé par cette idée marquante de la « volupté numérique », aucun support explicatif n'éclaire réellement les oeuvres dans leur individualité, qu'il s'agisse de support papier ou de site Internet concernant l'exposition. Le spectateur et l'exposition ne sont donc mis en relation que de manière collective, par le principe de l'ouverture et de l'étonnement. Cependant, la mise en scène d'une esthétique relationnelle entre le spectateur et les oeuvres individualisées fait défaut. Nous pouvons illustrer cette idée par les remarques déçues de certains spectateurs qui espéraient une interactivité face à une oeuvre telle que « Blanc sur Blanc » évoquée plus haut. Ne pouvant toujours s'approcher de l'oeuvre suffisamment pour simuler une interaction entre leurs mouvements, leurs regards et ceux de la danseuse qui semble fixer le spectateur, surtout lorsqu'il est sel dans la pièce, de nombreux spectateurs ont conclu leur expérimentation déçue sur cette phrase : « C'est pas de l'art, c'est tout enregistré ! ». Cette déception face à la révélation d'une oeuvre standardisée, au dispositif ouvert et à la réception collective est tout à fait significative de l'opacification de l'esthétique numérique, entre démocratisation et individualisation. Pour conclure sur cette exposition, s'il est intéressant pour un large public de découvrir les oeuvres de l'art numérique à la lumière d'une thématique originale, l'absence, pendant et après la visite, d'une médiation individualisée et esthétisée affaiblit finalement la compréhension de sa pertinence esthétique pour ce public, et l'expérimentation physique et conceptuelle des oeuvres. * 58 Ce que nous appelons « actualité » correspond à la période de nos recherches allant du mois de février au mois de juin 2006. Notre corpus d'étude est ainsi constitué de différentes expositions de musées, galeries, centres d'art contemporain et numérique ayant eu lieu pendant cette période. * 59 En ce sens, cette étude des dispositifs de médiation de l'art numérique est appelée à être prolongée et approfondie sur un temps plus long, afin de discerner ses éléments inconstants, et ses récurrences. * 60 Oublier l'exposition. Art Press, numéro spécial 21, 2000 * 61 Volupté Numérique, Palais des Beaux-Arts de Lille, 17 décembre 2005 - 27 février 2006 * 62 Les artistes et groupes d'artistes représentés à cette exposition : Flavio Cury, Peter Fischer, Gary Hill, Thierry de Mey, Ann Teresa de Keersmaeker, Pleix, Arnaud Ganzerli, Laurent Bourdoiseau, Jérôme Blanquet. |
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