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IA et startups: une technologie et un modèle économique à  façonner autour de l'écologie


par Sibyline MOUKARZEL
Sciences Po Rennes - Master Management des Organisations et des Projets 2024
  

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3. IA et écologie : quels objectifs pour l'avenir?

Dans une société consumériste où la croissance des entreprises est au coeur du système, il paraît difficile de s'opposer au déploiement de l'intelligence artificielle. Ce mémoire ne va donc pas prendre le parti de prôner un modèle sociétal différent, mais va plutôt s'intéresser à l'adaptation de la situation actuelle pour prendre en compte les impératifs écologiques. Plutôt que de mettre en avant l'interdiction de cette technologie (qui serait une voie d'analyse possible), nous allons nous concentrer sur les alternatives pouvant permettre sa pérennité, tout en conservant sa cohérence avec les besoins de sobriété.

Les startups appuyant leur modèle économique sur l'intelligence artificielle se font de plus en plus nombreuses. Bon nombre d'entre elles se veulent écologiquement vertueuses, et étudient donc des pistes variées pour tenter de proposer leur solution tout en restant en accord avec les valeurs environnementales indispensables dans notre société.

3.1. Les perspectives de la recherche en IA pour une utilisation peu coûteuse

Si l'intelligence artificielle peut avoir un impact réduit, voire positif, sur l'environnement, cela se fait par deux biais. Comme cela a été vu précédemment, il est possible d'utiliser cette technologie pour générer des économies de ressources. Toutefois, la technologie elle-même est source de pollution. Le matériel qu'elle emploie et son fonctionnement intrinsèque consomment des ressources. Ce constat pousse donc de plus en plus de structures à s'intéresser aux alternatives possibles pour limiter les impacts de ces solutions.

3.1.1. L'IA avec des ressources limitées : plus rapide, moins coûteuse

Il est indéniable que l'intelligence artificielle est, et devient, une source majeure de pollution potentielle. Même si aujourd'hui son impact reste restreint, son déploiement dans la société inquiète bon nombre de chercheurs, laissant supposer une explosion de l'empreinte numérique mondiale. L'heure est donc à la sensibilisation et à la recherche de solutions pour conserver ces technologies tout en les adaptant à l'urgence écologique.

Ainsi, pour faire prendre conscience des impacts, on peut par exemple utiliser la comparaison suivante : l'exécution d'une requête sur ChatGPT-3 consomme autant d'énergie d'une ampoule LED allumée pendant une heure.

En moyenne, il a été estimé qu'un CPU dédié à l'intelligence artificielle est 4 fois plus consommateur en énergie qu'un CPU dédié au cloud38. Ce constat alarmant fait donc s'interroger sur les sources d'économie. Si l'intelligence artificielle peut, grâce aux résultats qu'elle produit, orienter les pratiques pour les rendre moins consommatrices de ressources, il faut aussi interroger la technologie elle-même.

38 PAYTON, Ben. Power mad: AI's massive energy demand risks causing major environmental headaches. Reuters. 4 décembre 2023

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De plus en plus d'équipes dans le monde cherchent donc à faire une IA dont l'exécution nécessite le moins d'énergie possible. On passe alors de la perspective d'IT for Green à celle du Green IT : ce ne sont pas seulement les conséquences des technologies qui doivent être écologiques mais leur fonctionnement propre.

On parle alors d'IA frugale ; celle-ci se veut plus respectueuse de l'environnement et en accord avec les valeurs écologiques actuelles. La création de tels modèles trouve des sources très variées, qu'il s'agisse à la fois de convictions personnelles des développeurs, mais également de limites matérielles. Face au poids que représente le deep learning (qui est le modèle principal d'IA dans le monde actuellement), des algorithmes très lourds finissent par se heurter aux contraintes physiques imposées par leur environnement. Par exemple, des entreprises constatent des limitations sur la quantité d'espace de stockage disponible pour leurs données.

L'IA frugale peut également s'imposer comme une nouvelle manière de penser les modèles mathématiques lorsqu'il n'est pas possible de fournir des résultats satisfaisants en l'état. Ainsi, certains secteurs d'activité ne disposent pas de suffisamment de données pour la phase d'apprentissage (c'est le cas de la prédiction des crashs d'avion ou des explosions de centrales nucléaires par exemple). D'autres veulent limiter le temps d'apprentissage et se retrouvent dans l'obligation de restreindre leur fonctionnement en s'appuyant sur une plus faible quantité de données. Il est donc indispensable de repenser les méthodes d'intelligence artificielle pour ne plus systématiquement développer dans la lignée du deep learning.

Intuitivement, est associé au mot «frugal» la notion de diminution des ressources. Et avant même de s'interroger sur les technologies à créer pour limiter les consommations énergétiques de ces algorithmes, il faut regarder leurs objectifs. Il est souvent mathématiquement possible de partiellement prédire un gain de précision grâce à un apprentissage sur un plus grand nombre de données. Par exemple, si avec 500 données il est possible d'améliorer de 12% la précision d'un modèle, est-ce utile d'ajouter un million de données supplémentaires pour gagner seulement 2% ? Il s'agit donc là de s'intéresser à l'utilisation future de l'algorithme : alors qu'il n'est pas possible de manquer l'identification d'une cellule cancéreuse sur une image médicale, les conséquences sont bien plus limitées si l'application Shazam ne reconnaît pas une chanson passant à la radio.

Un schéma de plus en plus utilisé est alors celui du transfer learning. Son concept est le suivant : l'algorithme apprend sur des données déjà existantes, même si elles ne sont pas exactement celles de sa situation, puis des corrections mathématiques manuelles sont effectuées. Par exemple, on apprendra à un algorithme à reconnaitre un loup à partir d'images de chiens déjà en stock, en précisant manuellement des caractéristiques spécifiques du loup liées à la forme de sa tête, sa couleur ou sa taille.

Pour gagner encore plus en efficacité, au lieu d'apprendre sur les données de chien dont on dispose déjà, on peut même prendre l'algorithme qui sait déjà reconnaître le chien et simplement modifier les quelques caractéristiques indispensables pour le différencier du loup.

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De cette manière, on évite même la phase d'apprentissage nécessaire à l'algorithme (en plus de celle du stockage de données supplémentaires), et arrive directement sur les phases de test et d'utilisation. On comprend bien entendu que le travail de recherche à effectuer reste celui du ciblage des caractéristiques à implémenter manuellement.

Pour rendre le transfer learning pertinent, il faut toutefois que son cas d'application soit très précis, de manière à pouvoir identifier les caractéristiques clés. L'intelligence artificielle ne doit donc pas être générique, mais couvrir un besoin clairement cerné. Par exemple, ChatGPT est bien trop généraliste et doit pouvoir s'adapter dans toutes les situations, il doit donc avoir appris sur un nombre de données considérables pour pouvoir être suffisamment polyvalent. Dans ce cas de figure, l'IA frugale interroge donc autant sur les compétences technologiques que sur le champ d'application et la pertinence de son utilisation.

La startup DeepHawk a ainsi adopté comme stratégie de limiter son travail sur un secteur d'activité très précis, de manière à avoir une intelligence artificielle la plus efficace possible. Comme le présente Gilles ALLAIN en annexe 5, son entreprise effectue des analyses d'images pour identifier des non-conformités de produits sur des chaînes de production. Le modèle développé n'est donc applicable qu'à cette situation, et dispose en son sein de caractéristiques spécifiques le rendant particulièrement efficace. Le mot d'ordre de la startup est alors de développer une IA frugale, tout en conservant d'excellentes performances.

Pour cela, une des stratégies de l'algorithme est notamment de se concentrer uniquement sur des données de conformités. Si classiquement le deep learning a comme stratégie d'associer une non-conformité à un défaut déjà vu dans les données d'apprentissage, DeepHawk cherche plutôt à identifier les images qui ne correspondent pas aux cas de conformité (qui sont les uniques données dont l'algorithme dispose). Cette approche à l'avantage de nécessiter peu de données pour l'apprentissage (puisqu'il n'y a pas besoin de centaines d'images pour chaque type de défauts, mais uniquement de quelques centaines pour les cas de conformité), mais également de limiter la nécessité de production de données. En effet, pour une entreprise il y a bien plus de produits conformes que non-conformes, et il faut donc un temps très long pour réunir suffisamment d'images capturant suffisamment de défauts sur des produits pour pouvoir permettre l'apprentissage de l'algorithme. DeepHawk estime ainsi que l'empreinte carbone de leur approche est 375 fois plus faible que celle d'une méthode classique dans le domaine.

Il existe évidemment un grand nombre d'autres axes de recherche pour rendre l'IA plus frugale. Ce mémoire n'a pas pour but de les répertorier. Il est surtout indispensable d'avoir conscience que l'intelligence artificielle pour l'écologie n'est pas seulement liée à son utilisation, mais qu'elle doit également prendre en compte son mode de fonctionnement. Si la manière dont s'exécute le modèle est un paramètre fondamental de la quantification de sa pollution, le matériel utilisé pour cela l'est tout autant. Quels que soient les composants nécessaires au fonctionnement d'un algorithme, leur production, mais également leur fin de vie, sont des sources de pollution majeures. Dans le contexte actuel, il est donc nécessaire de

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regarder l'ensemble des paramètres permettant de limiter l'impact environnemental de cette technologie.

3.1.2. L'impact des ressources matérielles, entre substitution et recyclage

Le matériel nécessaire à l'utilisation de l'intelligence artificielle représente un coût non négligeable. Au vu de la charge conséquente qui lui est attribuée (cf. partie 2.1), il est évident qu'il faut considérer tous les éléments d'économie de ressources possibles. Au-delà de l'aspect algorithmique, il s'agit donc bien de regarder le côté matériel de l'informatique, en s'intéressant à l'ensemble des appareils utilisés. Ceux-ci sont à la fois synonymes de consommation énergétique mais également de matières premières nécessaires à leur fabrication.

Les pollutions associées sont donc multiples, à la fois liées aux usages, à l'extraction des matières, mais aussi à la fabrication de chaque élément. Trois pistes sont alors généralement considérées pour tenter de limiter l'impact de ses appareils :

l Le reconditionnement ou la réparation;

l Le recyclage;

l La substitution.

Cet objectif va donc bien au-delà de l'intelligence artificielle mais touche l'ensemble du secteur du numérique, dès lors qu'il est nécessaire d'avoir un microprocesseur, un écran, des capteurs... Même si celui-ci ne concerne pas directement l'intelligence artificielle, l'exemple de Fairphone39 est de plus en plus connu. Il s'agit d'un smartphone qui se veut à la fois écologique et éthique. Chacun de ses composants est donc pensé pour respecter au maximum l'environnement mais également les droits humains (notamment dans la phase d'extraction des matières premières). Par exemple, le haut-parleur de ce téléphone contient 100 % de terres rares recyclées et 90 % de plastique recyclé. L'entreprise propose également des services de réparation, de reconditionnement, et de recyclage lorsqu'aucune autre alternative n'est possible.

Cette appropriation et cette mise en avant des enjeux environnementaux liés au matériel informatique est donc de plus en plus importante et Fairphone n'est qu'un exemple parmi d'autres. Les entreprises multiplient cette approche pour allonger la durée de vie des appareils. Dans ce cadre aussi, l'État français a également voulu mettre en place un outil incitatif avec l'indice de réparabilité (issu de la loi AGEC40) qui force les entreprises à considérer, dès leur phase d'ingénierie, les meilleurs modes de conception.

Ce dispositif, obligatoire pour plusieurs appareils électroniques (uniquement les ordinateurs portables et les smartphones dans le cas du matériel informatique), permet d'établir un score sur 10 pour quantifier à quel point il sera facile de réparer l'objet lorsqu'il tombera en panne. La détermination de cette note passe par cinq critères:

l La documentation technique disponible;

39 https://www.fairphone.com/fr

40 Loi AGEC : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000041553759

l

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La démontabilité, qu'il s'agisse de l'accès aux composantes, des outils nécessaires ou des méthodes de fixations;

l La disponibilité des pièces détachées;

l Le prix des pièces détachées;

l Des caractéristiques spécifiques complémentaires propres à chaque type de produits.

Figure 7 : Grille type pour calculer l'indice de réparabilité [Source : Ministère de la Transition Ecologique, 2024]

Si beaucoup d'entreprises cherchent à «mieux concevoir», il reste toutefois difficile de se passer de certaines ressources ; il convient donc de se demander quel est le meilleur moyen pour les obtenir. Par exemple, il est indispensable de disposer d'électricité pour faire fonctionner les appareils ; de plus en plus de structures vont donc favoriser la production par énergie renouvelable. Cet élément est loin d'être négligeable puisque la consommation énergétique des mémoires (généralement, dans les data centers) peut représenter jusqu'à 80 % de l'énergie totale consommée par un modèle d'IA41.

Il devient alors crucial de s'interroger sur la nécessité de la consommation de ressources, et de la minimiser. L'entreprise Deepl, spécialisée dans la traduction en ligne par intelligence artificielle, a par exemple fait le choix de placer ses data centers en Islande pour ne

41 PAULIAC-VAUJOUR, Emmanuel. ASSEMAN, Valentine. FRANCILLON, Louise. Adopter l'IA frugale : concepts, leviers et initiatives. France Science. 07 septembre 2023.

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pas avoir besoin de climatisation lors de la régulation de la température des composants. Cette décision a permis de diviser par six la consommation de kWh par rapport à leurs centres de données en Allemagne42. Puisqu'il s'agit d'une technologie dont l'instantanéité n'est pas la caractéristique première pour son succès, le temps nécessaire au transit des données n'a donc pas été un problème pour les utilisateurs : on préfèrera une traduction de bonne qualité à une traduction comportant des erreurs mais prenant 0,3 seconde de moins pour apparaître.

Si ce choix paraît simple, il est loin d'être répondu. La majorité des data centers ne sont pour l'instant pas dans des lieux qui permettent de se passer de climatisation. Même si de plus en plus d'initiatives apparaissent (notamment pour le réemploi de la chaleur de ces structures, comme pour le chauffage de piscines municipales), elles restent minoritaires. La vitesse reste bien souvent prioritaire aux caractéristiques du data center: on reste donc dans une logique de red AI plutôt que de green AI.

Pour multiplier les sources d'économie, il est également indispensable de s'intéresser aux matériaux nécessaires à la fabrication des composants. Beaucoup d'entre eux sont rares et difficiles à s'approvisionner : leurs conditions d'extraction sont complexes, les lieux d'origine sont assez distants des zones de fabrication, les conditions de travail des salariés ne sont pas toujours éthiques... Pour l'instant, il est clair que ce n'est pas la piste favorisée lorsqu'il s'agit de faire des économies de ressources. Même si des solutions commencent à émerger (c'est par exemple le cas de processeurs en matériaux biologiques), la recherche dans le domaine des matériaux informatiques «éco-responsables» est restreinte, avance lentement, et ne convainc pas la majorité des acteurs à l'heure actuelle.

Les ordinateurs quantiques sont également observés pour leur capacité à effectuer d'importantes opérations avec une très faible consommation de ressources. La technologie est pour l'instant peu aboutie mais est clairement celle qui donne espoir. Toutefois, il est important de rester vigilant quant à l'effet rebond qu'elle pourrait générer, puisque cette nouvelle solution ouvre l'accès à des calculs jusqu'à maintenant impossible à réaliser. Son déploiement à grande échelle pourrait donc être plus négatif que positif une fois le bilan complet établi. C'est donc bien aux acteurs de poser les limites quant à leur utilisation de la ressource : certes, celle-ci doit être le plus éco-responsable possible, mais l'usage qu'il en est fait doit l'être tout autant.

Penser que le changement des ressources employées pour le développement de l'intelligence artificielle est une solution pour limiter son impact environnemental est utopique. Ce discours, que l'on pourrait presque qualifier de techno solutionniste, ne peut pas se suffire à lui-même : toutes les sources d'économie doivent être considérées. Indéniablement, le matériel et l'énergie nécessaire à l'intelligence artificielle doivent être améliorés pour avoir un coût écologique limité, mais celui-ci ne doit pas être synonyme d'effet rebond, et doit même s'accompagner d'un changement des pratiques. L'IA peut aider à la transition écologique mais peut également devenir un poids si les utilisateurs l'emploient sans volonté de sobriété en parallèle.

42 SCHEIER, Robert. Développement durable : 4 pistes pour une IA plus vertueuse. Le Monde Informatique. 09 février 2024.

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3.2. L'IA oui, mais avec parcimonie

L'intelligence artificielle doit être considérée différemment pour être alignée avec les objectifs écologiques actuels. Son recours est coûteux en ressources naturelles et il est donc indispensable qu'il soit réfléchi et non-systématique. L'utilisateur doit donc s'interroger sur la pertinence de l'outil avant de l'employer pour se diriger vers une démarche de sobriété.

3.2.1. L'importance d'une sensibilisation à la sobriété

Pour assurer la pertinence d'une technologie, il est indispensable de s'interroger sur son impact durant chaque phase de sa conception et de son développement. Cette étude, à la fois qualitative et quantitative, permet de s'assurer de l'utilité des travaux mais également d'inciter chaque partie prenante à prendre conscience des enjeux gravitant autour du projet. Cette approche a donc l'intérêt de systématiser les interrogations des collaborateurs pour contribuer activement à la remise en question des technologies dans un monde où une transformation profonde est indispensable.

Si l'indicateur le plus regardé est bien souvent l'empreinte carbone (même s'il n'est pas le seul, et qu'il n'est pas toujours le plus pertinent, cf. partie 2.3.1), ce n'est pas sa valeur qui sera utile. En effet, l'important est de s'assurer de la réalisation de gains par rapport à une situation antérieure. Si l'impact d'une technologie est inférieur au gain écologique réalisé grâce à cette technologie, dans ce cas, on peut considérer qu'elle a apporté une forme de sobriété et qu'elle mérite donc d'être développée. Toute la difficulté est donc de quantifier cet écart; c'est d'ailleurs pour cela qu'il existe de plus en plus d'ingénieurs d'impact et d'ingénieur d'étude environnementale. Leur travail est alors de s'assurer de l'impact net des solutions.

Ce type d'étude permet de se poser la question de l'utilité des développements. Si l'intelligence artificielle peut trouver des cas d'application variés, dans de nombreux domaines, il n'en reste pas moins que certains n'apportent aucune plus-value au sens environnemental (même s'ils peuvent contribuer au confort par exemple). Le Shift Project a par exemple réalisé une étude sur les variateurs intelligents de lumière43 : le principe de cette technologie est d'augmenter l'intensité lumineuse selon la présence de personnes sur les lieux. Ce système d'éclairage automatique a été étudié dans plusieurs endroits et il a ainsi été constaté que certaines situations le rendaient inutile, voire néfaste, comme :

l Son application dans une maison individuelle;

l Lorsqu'il est employé pour un système de LED, disposant intrinsèquement d'un très faible niveau de consommation énergétique.

Cette étude a donc mesuré l'énergie nécessaire pour faire fonctionner ce dispositif intelligent, mais également l'énergie économisée grâce à l'ajustement automatique de la variation de lumière. Selon les situations, les résultats ne sont donc pas tous positifs et il est

43 THE SHIFT PROJECT. Déployer la sobriété numérique. Rapport intermédiaire dirigé par Hugues FERREBOEUF. Janvier 2020.

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parfois plus profitable de conserver un système traditionnel d'allumage au vu des dépenses de ressources nécessaires.

Il peut donc être pertinent de se demander pourquoi vouloir à tout prix «faire de la sobriété». Selon les structures, les raisons sont variées, mais l'on retrouve essentiellement trois cas de figure:

l La conviction écologique personnelle des membres à l'initiative des projets;

l Les économies financières générées par la mise en place de dispositifs plus sobres;

l Les renommées liées à l'appropriation d'enjeux contemporains (menant parfois au greenwashing, en souhaitant se concentrer uniquement sur l'image que cela renvoie).

L'intérêt financier que représentent les solutions plus sobres n'est pas toujours évident, et c'est d'ailleurs ce qui parfois entrave un projet. Certaines solutions demandent un investissement de départ (achat, dépenses de R&D...) mais permettent une rentabilisation de long terme ; c'est par exemple le cas des usines passant d'un four au gaz à un four électrique. En revanche, d'autres applications ne représentent qu'un coût, sans intérêt économique, comme la systématisation des études d'impact des projets, nécessitant l'embauche d'un salarié dédié et dont le travail sera essentiellement de soulever des points à améliorer (nécessitant alors encore plus de travail de la part du bureau d'études).

Toutefois, accepter de se saisir des enjeux écologiques et technologiques peut contribuer à la renommée d'une entreprise. Si indéniablement l'intégration des problématiques environnementales participe à une image positive de l'entreprise (puisque cela donne la sensation d'un travail en tenant compte de l'intérêt collectif), le recours à des technologies avancées n'est pas toujours fait dans le même esprit. Pour bénéficier de la renommée de «modernisme» liée à l'utilisation de l'intelligence artificielle, deux modèles s'opposent:

l L'utilisation de la terminologie d'IA, avec des modèles basiques et traditionnels, existants depuis plusieurs années, comme cela a pu être évoqué plusieurs fois dans les entretiens retranscrits en annexe, dans le but d'être «plus vendeur»;

l La mise à profit d'un dispositif d'IA avant-gardiste, ayant nécessité de travaux de développement dans le but d'améliorer les performances du dispositif (green AI ou red AI selon les cas).

Toute la difficulté est donc de savoir, au plus tôt dans le développement, quelles sont les raisons de l'objectif de sobriété affiché, pour regarder les indicateurs adaptés et assurer d'une bonne prise en compte. Pour aider à ce suivi, l'équipe menée par Yoshua BENGIO a travaillé sur le logiciel CodeCarbon : ce module s'intègre dans un code écrit en langage Python pour mesurer son empreinte carbone au fur et à mesure de son exécution. Ce projet a été pensé pour aider les développeurs à s'approprier ces notions en faisant des comparaisons palpables en matière de pollution (par exemple, comparer la pollution d'un algorithme avec un nombre de kilomètres parcourus en voiture). Cette approche, même si elle n'est pas exhaustive et systémique, permet de faire prendre conscience des enjeux et de les quantifier durant la phase

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de développement. C'est d'ailleurs pour cette raison que Yoshua BENGIO a remporté en 2018 le prix Turing, considéré comme l'équivalent du prix Nobel pour le domaine informatique.

Ainsi, trois éléments clés sont centraux dans le développement d'un projet ayant pour objectif une forme de respect de l'environnement:

l L'étude d'impact et la vérification de la plus-value des travaux;

l L'établissement d'un ou plusieurs objectifs clairs (greenwashing, utilisation de technologies de pointe, économies financières, réduction des consommations d'eau...) ;

l La formation et la sensibilité des collaborateurs aux enjeux, afin qu'ils disposent des outils nécessaires à l'auto-critique sur leur travail.

Dans ce cadre-là, la sobriété peut devenir un impératif central pour la mise en oeuvre d'un projet. Toutefois, il est souvent constaté que les startups disposent rarement de cette organisation car les décisions sont faites rapidement, sans réfléchir longuement aux enjeux gravitant autour. Si le concept de sobriété est indéniablement en accord avec les enjeux environnementaux actuels, elle ne suffit pas et doit être pensée dans un contexte plus large, en accord avec les objectifs d'utilisation de la technologie. Pour contribuer à la fixation de ce cadre, le poids des réglementations officielles peut être déterminant. S'il est aujourd'hui encore léger lorsqu'il s'agit d'être au croisement entre l'IA et écologie, son émergence progressive laisse à penser que des éléments juridiques vont peu à peu venir contraindre les objectifs de développement des entreprises pour qu'ils soient progressivement en accord avec les enjeux contemporains.

3.2.2. Un cadre réglementaire peu spécifique, n'évaluant pour l'instant pas

l'impact environnemental des IA

Afin de garantir une utilisation raisonnée de l'intelligence artificielle dans le but de ne pas surconsommer les ressources environnementales, on peut s'interroger sur le rôle des pouvoirs publics comme régulateurs. En effet, le droit est une solution pour garantir un recours non excessif à ces technologies, afin d'avoir une démarche cohérente avec les enjeux écologiques actuels.

Il est donc nécessaire de se questionner sur l'échelle de la réglementation. En effet, celle-ci peut avoir lieu à trois niveaux (national, européen, mondial), et selon celui choisi, les conséquences sont différentes. L'instauration d'une réglementation impacte forcément le développement de nouvelles technologies, et donc la compétitivité en matière d'innovation sur le territoire d'application. En ce sens, il serait logique de promouvoir une réglementation mondiale sur l'intelligence artificielle, si le but est de garantir une équité dans la concurrence, mais la faisabilité d'une telle mesure semble inatteignable.

Actuellement, la principale réglementation pouvant s'appliquer à ce domaine se situe à l'échelle française et s'adresse au secteur privé : il s'agit de la loi REEN44 (Réduire l'Empreinte

44 Loi REEN : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044327272

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Environnementale du Numérique) de 2021 régissant le numérique durable. Elle trouve son origine dans la Convention Citoyenne pour le Climat45. Toutefois, l'intelligence artificielle n'est devenue un objet de discussion pour le grand public qu'avec l'arrivée de ChatGPT en 2022. La loi REEN, complémentaire à la loi AGEC46 de 2020, traite donc d'un cadre plus large, touchant à tous les aspects du numérique (et non spécifiquement à l'IA), en s'intéressant notamment aux points suivants:

l La formation aux enjeux écologiques liés aux technologies numériques, notamment en école d'ingénieur;

l Le cycle de vie des appareils numériques (recyclage, réemploi...);

l L'éco-conception d'appareils numériques;

l La consommation énergétique des data centers (notamment par un allègement des taxes sur l'électricité pour les data centers à faible consommation) ;

l L'implication des communes de plus de 50 000 habitants dans la stratégie du numérique durable.

Cependant, une décision forte a été prise par l'Union Européenne en mars 2024. Pour la première fois au monde, une proposition de règlement dédiée à l'intelligence artificielle a été créée (AI Act47), de manière à réguler les technologies qui ne seraient pas respectueuses des droits de l'homme et dignes de confiance. Le texte est toutefois pensé d'utilité sociale, et non écologique. En effet, l'idée est de classifier le degré de risque des intelligences artificielles selon quatre niveaux :

l Les IA comportant des risques inacceptables (notation sociale, manipulation, reconnaissance faciale...) sont interdites ;

l Les IA à 'hauts risques» (gestions de données administratives intégrant des données personnelles, applications à la santé...) sont réglementées;

l Les IA à risque limité (chatbot, IA génératives...) sont soumises à des obligations de transparence;

l Les IA à faible risque (jeux vidéo, filtres anti-spam...) ne sont pas concernés par le texte.

Cette loi s'adresse donc aux créateurs de technologie, et non aux utilisateurs. Les modèles développés par les startups y seront donc soumis quelques mois après la validation, la traduction et la publication officielle du texte (la temporalité étant différente selon les mesures). Il est d'ailleurs prévu que des contrôles soient effectués par le futur 'AI Office».

Aucune réglementation n'existe donc aujourd'hui concernant l'éco-conception des intelligences artificielles. Les seules évaluations en lien traitent de l'impact environnemental du numérique, et l'éthique de l'IA. L'Ecolab du Ministère de la Transition Ecologique a donc proposé

45 La Convention Citoyenne pour le Climat est une assemblée de citoyens tirés au sort chargée de formuler des propositions pour lutter contre le changement climatique et promouvoir la transition écologique en France.

46 La loi AGEC (Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire) vise à réduire le gaspillage, encourager le recyclage et promouvoir une économie circulaire en France.

Loi AGEC : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000041553759

47 AI Act : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52021PC0206

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un partenariat avec l'AFNOR48, à l'initiative de Juliette FROPIER (cf. entretien en annexe 6), la mise en place d'un groupe de travail sur l'IA frugale. Ces réflexions, débutées en décembre 2023, ont pour but de créer une liste de bonnes pratiques afin de diminuer l'impact environnemental des modèles d'intelligence artificielle, mais également de créer un référentiel normatif permettant leur évaluation. L'idée est donc de proposer un certain nombre de critères, à la fois qualitatifs et quantitatifs, pour pouvoir établir un cadre juridique engendrant ainsi une éventuelle certification des algorithmes.

Ces travaux français ont pour but ultime d'arriver au niveau européen. L'AFNOR ayant l'habitude de travailler sur la proposition de normes à l'échelle continentale, il a donc semblé cohérent de les avoir comme partenaire pour le Ministère afin de créer un produit pouvant avoir un large impact.

Il n'existe donc actuellement aucun cadre réglementaire dédié à l'impact environnemental des intelligences artificielles. Même si ces interrogations sont de plus en plus courantes dans les pratiques de développement informatique et d'utilisation des modèles, il n'en reste pas moins qu'aucune institution n'a créé pour l'instant de critères pour leur évaluation.

Le plus souvent, on retrouve uniquement l'intelligence artificielle comme un moyen d'atteindre des objectifs dans d'autres domaines. C'est par exemple le cas des décrets BACS49 et Tertiaire50 créés dans un but de sobriété énergétique : les modèles d'IA sont alors de bons moyens d'analyse des consommations pour anticiper les besoins et mettre en place une rationalisation du fonctionnement des appareils (cf. les exemples en annexes 3 et 4). On peut également retrouver des textes imposant des mesures d'impact plus globales comme la taxonomie européenne51 et la CSRD52 (Corporate Sustainability Reporting Directive) qui impose de regarder les effets sur l'environnement des activités humaines, mais sans jamais aborder spécifiquement le sujet de l'intelligence artificielle.

Il est donc évident que le cadre réglementaire actuel est léger et ne pose pas des critères d'évaluation adaptés spécifiquement à l'IA. Ces technologies, très novatrices, sont donc peu contraintes et laissent ainsi aux acteurs le libre arbitre sur l'appréciation de l'impact environnemental des solutions. Les acteurs publics commencent donc, depuis peu, à s'emparer de ces sujets, mais la création d'un cadre juridique impose un temps long de réflexion et de rédaction.

Pour fixer un contexte incitatif ou coercitif des technologies d'IA aux startups, il est alors indispensable de considérer un environnement plus large intégrant l'ensemble des parties prenantes. Même si les acteurs sont de tailles et natures variées, il n'en reste pas moins qu'ils ont tous un rôle à jouer dans l'établissement d'une IA plus sobre et plus vertueuse.

48 AFNOR : Association Française de NORmalisation

49 Decret BACS : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042128488/

50 Decret Tertiaire : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000038812251

51 Taxonomie européenne : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32020R0852

52 CSRD : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32022L2464

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3.3. La transition écologique : un objectif commun nécessitant une collaboration élargie

Au vu de l'ampleur de la tâche que représente la transition écologique, l'action doit être à la fois individuelle et collective. Les startups ne sont donc qu'un des ingrédients de l'écosystème permettant le changement. La collaboration entre les structures est alors un facteur indéniable contribuant à la réussite des projets. Les relations entre les parties prenantes doivent donc être prises en compte pour trouver un équilibre dans la définition du cadre de développement des technologies.

3.3.1. Startups et institutions publiques : quand le soutien devient gage de

stabilité

La France, mais également l'Europe, présente la particularité de ne pas disposer de «géants du numérique». La thématique de l'intelligence artificielle est donc portée par une importante diversité d'acteurs, en grande majorité des startups, dont la visibilité individuelle est relativement faible. Même si les initiatives sont nombreuses, il n'empêche qu'elles sont éparpillées et sont rarement centralisées par une voix unique. Dans ce contexte, l'intervention d'acteurs publics permet d'unifier les propos, mais également de leur donner de la visibilité.

Il n'existe actuellement pas d'entreprise leader dans le domaine de l'intelligence artificielle en France ou en Europe pouvant rivaliser avec les concurrents américains, ou encore chinois. La seule entreprise ayant une visibilité mondiale relative est OVHcloud, dont la spécialité est la gestion des data centers, mais qui représente seulement 1 % du marché mondial contre plus de 40% pour Amazon Web Services par exemple.

Pour autant, la France n'est pas considérée comme un acteur mineur du secteur. Simplement, ce n'est pas son poids qui fait sa force, mais son expertise et sa pluralité d'actions. Pour contribuer au maintien de cette position, l'Etat français a donc enclenché plusieurs initiatives parmi lesquelles on retrouve le l'IA Booster France 2030 ou PEPR IA53 depuis mars 2024.

L'objectif de ce dernier programme est de donner des moyens de développement à des projets en intelligence artificielle permettant d'atteindre un objectif de durabilité, de transition écologique, et/ou de souveraineté technologique. A la suite d'un appel à projet, plusieurs initiatives ont été choisies et ont bénéficié d'une enveloppe globale sur 6 ans de 73 millions d'euros. Le but ultime est donc bien de contribuer au développement de nouvelles technologies d'intelligence artificielle, et non à l'identification de nouveaux cas d'application. Les actions choisies sont donc organisées selon trois axes thématiques :

l L'IA frugale ;

53 Programme et Équipements Prioritaires de Recherche en Intelligence Artificielle (PEPR IA)

l

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L'IA de confiance;

l Les fondements mathématiques de l'IA.

En parallèle de ce travail, de plus en plus de collectivités territoriales tentent de s'approprier ces nouveaux outils, et de le faire grâce à des acteurs locaux. Alors que jusqu'à présent la majorité des solutions d'intelligence artificielle déployées étaient faites grâce aux géants américains, de plus en plus d'initiatives sont désormais portées par les startups.

Certains projets sont indépendants, c'est par exemple le cas de l'Atlas des Synergies Productives, porté par OpenStudio et l'Université de Clermont-Ferrand. Le système d'IA a alors pour but de centraliser l'ensemble des acteurs économiques d'un territoire de manière à aider les collectivités à identifier des partenaires pertinents lors de leur prise de décision. Ce projet répond donc à trois objectifs simultanés :

l La promotion et la visibilité d'acteurs économiques de petite taille;

l L'incitation à l'établissement de partenariats entre les pouvoirs publics et les entreprises locales, valorisant ainsi les «circuits courts» et limitant les dépendances internationales (questions de souveraineté) ;

l L'utilisation de l'IA pour la cohésion des territoires.

Au-delà de cet exemple isolé, c'est tout un système qui tente de s'orienter vers une nouvelle forme de souveraineté. L'Ecolab, où travaille Juliette FROPIER (cf. annexe 6), est au coeur de ces mises en relation. À travers des initiatives proposées par le ministère ou des appels à projet, des actions se développent pour accompagner la transformation des collectivités et les aider dans l'appropriation de cette nouvelle technologie. Les sujets sont donc extrêmement variés, allant de la création de nouveaux indicateurs pour l'évaluation de la transition écologique, à la création de liseuses intelligentes permettant de parcourir rapidement des rapports pour faciliter le travail des autorités environnementales.

Si cette approche crée un lien entre les acteurs publics et privés, il ne reste pas moins que leur fonctionnement est extrêmement différent et que la communication n'est pas toujours fluide puisque les méthodes de travail sont éloignées. Ne serait-ce que la gouvernance des données est une difficulté puisque les acteurs publics n'ont souvent pas pour habitude de centraliser leurs informations dans des fichiers informatiques avec l'objectif ultérieur de les analyser.

Toute la difficulté reste donc de trouver des points d'entente, mettant d'accord les différentes parties prenantes, et permettant de se raccrocher à des connaissances communes. Pour cela, il faudrait donc des indicateurs globaux, permettant une évaluation sur des critères objectifs, et garantissant ainsi la qualité des propositions. Actuellement, Ecolab (via le prix GreenTech innovation) n'est qu'un appel à projet, avec des lauréats, mais n'est pas un label. La différence intrinsèque est qu'un label sera accordé lorsque des critères d'évaluation seront validés, tandis que les lauréats sont seulement les meilleurs parmi un certain nombre de propositions ; ces derniers ne garantissent donc pas l'atteinte dans certains niveaux d'exigence (même si Ecolab peut se l'imposer).

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C'est notamment pour cela que les pouvoirs publics ont décidé de se saisir des enjeux. Si l'on sait aujourd'hui parfaitement évaluer les performances d'une intelligence artificielle, il est bien plus dur d'évaluer son caractère frugal et respectueux de l'environnement. Le Ministère de la Transition Ecologique a donc initié un travail conjoint avec l'AFNOR pour créer un cadre réglementaire unique permettant de disposer d'indicateurs objectifs (dans l'idée des objectifs SMART54). Il serait alors possible de disposer d'un langage commun pour choisir telle ou telle technologie et de s'assurer de sa qualité.

L'objectif ultime de ce travail va toutefois bien au-delà de la création d'un référentiel normatif français. Le but serait de l'intégrer dans un contexte juridique européen, où l'AFNOR serait donc à l'initiative pour créer une réglementation inédite, permettant à l'échelle continentale d'évaluer la frugalité des intelligences artificielles. Les premières réflexions au niveau français ne datent que de décembre 2023, il est évident que des résultats européens n'arriveront pas avant plusieurs années. Pour autant, il est certain que la visibilité des institutions européennes peut avoir un impact majeur sur l'évolution du marché de l'intelligence artificielle, instaurant progressivement dans les esprits que la frugalité des IA n'est pas une option mais une obligation pour un monde soutenable.

Cette approche serait également plus cohérente dans un univers tripolaire. L'Europe se positionnerait alors comme précurseur face à la Chine et aux États-Unis pour proposer une nouvelle manière de penser l'IA, de la même manière qu'elle a pu impulser l'importance de la sécurité des données avec le RGPD55. Le poids des acteurs français et européen en intelligence artificielle sur le marché mondial doit donc être supporté par les pouvoirs publics compte tenu de leur taille et de leur pluralité. L'organisation du secteur en Europe est particulièrement différente du reste du monde au vu de la variété d'acteurs, ce qui interroge sur la capacité à instaurer un dialogue avec les «géants du numérique» guidés par les MAAMA56.

3.3.2. Se faire entendre au milieu des géants : les grandes entreprises, à la fois

amies et ennemies

Ce qui fait la particularité du secteur de l'intelligence artificielle en France et en Europe est le tissu d'entreprises qui le compose. Cette multitude de micro-acteurs s'oppose aux quelques géants du numérique, essentiellement américains, dont le pouvoir d'action est bien plus étendu. Toutefois, les startups et les multinationales peuvent entretenir des relations et s'entraider.

A l'heure actuelle, leur lien est essentiellement financier : Les grandes entreprises donnent financent, tandis que les petites créent de nouvelles technologies. Ces dernières sont donc les sources d'innovation qui peuvent alimenter la réflexion des multinationales. Pourtant, il faut rester lucide car la relation établie est rarement complètement équitable : ce sont souvent les grandes entreprises qui vont contacter des startups, et leur seul pouvoir sera alors d'accepter ou de refuser la proposition. C'est par exemple l'approche de Microsoft, qui travaille

54 Un objectif SMART est un objectif Spécifique, Mesurable, Atteignable, Réaliste et Temporel (limité dans le temps).

55 RGPD : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32016R0679

56 MAAMA (anciennement GAFAM) : Microsoft, Alphabet (ex-Google), Amazon, Meta (ex-Facebook), Apple

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avec un nombre de structures limité mais extrêmement ciblé. Microsoft veut ainsi essentiellement acquérir les compétences en interne en mettant en place des alliances très fortes avec certaines startups, afin de faciliter le transfert de compétences. C'est par exemple ce qui a été fait pour leur partenariat avec ChatGPT ou G4257.

Les liens financiers qui gravitent dans le domaine de l'intelligence artificielle sont loin d'être négligeables : en 2022 il représentait 175 milliards de dollars58. Cette valeur a fortement augmenté depuis une quinzaine d'années, proportionnellement à l'essor de la technologie. Les acteurs sont donc de plus en plus nombreux à vouloir investir dans le domaine pour s'assurer de rester à la pointe. IBM a par exemple lancé fin 2023 un fond de capital-risque nommé IBM Entreprise AI Venture Fund spécialisé en intelligence artificielle et doté de 500 millions de dollars. L'idée de ce fond est d'identifier des startups en phase de démarrage ou d'hypercroissance dans le domaine de l'IA (en favorisant l'IA générative), afin de soutenir leur projet d'innovation, de tenter de les faire grossir, et de favoriser le développement de nouvelles solutions informatiques. Cette stratégie de soutien aux startups a donc pour ambition d'aider IBM à rester avant-gardiste dans le domaine.

De la même manière, la branche philanthropique de Google, nommée Google.org, s'est dotée d'un fonds de 20 millions de dollars59 pour soutenir des projets en intelligence artificielle. Il ne s'agit pas là de soutenir spécifiquement des startups ; l'idée est avant tout de se centrer sur des projets mettant en avant des moyens éthiques et inclusifs pour penser la technologie.

On remarque donc dans ces exemples que l'écologie n'est pas un sujet. Si l'avant-gardisme de l'intelligence artificielle plait, il est clair que sa frugalité n'est pas considérée à grande échelle. Christophe PHAM évoquait cela dans l'entretien en annexe 1 : les grandes entreprises commencent tout juste à se saisir des enjeux écologiques, ce qui permet donc d'avancer, ce sont les «éclaireurs» déjà présents, dont les convictions sont en avance sur celles de leur direction, et qui tentent d'agir à leur échelle. Il a ajouté la métaphore suivante : «Nous n'avons pas tous les mêmes maillots, mais nous sommes dans la même équipe», en signifiant que ces individus isolés dans les multinationales mettent en place des actions, avec des acteurs externes pour tenter de faire changer leur organisation de plus en plus vite.

On peut supposer que le changement de direction de l'intelligence artificielle vers un horizon plus écologique peut effrayer ses grands groupes. En effet, comme le signale Gille ALLAIN en annexe 5, ce sont eux qui génèrent et gèrent l'essentiel des données du monde ; une IA plus frugale représenterait donc une perte financière indéniable. Si Amazon est la première entreprise du monde dans le cloud60, il est évident qu'elle n'a aucun intérêt à ce que l'intelligence artificielle se passe de données trop rapidement.

57 https://www.g42.ai/

58 DELESTRE, Sheelah. Valeur des investissements des entreprises dans le secteur de l'intelligence artificielle dans le monde entre 2013 et 2022. Statista. 17 octobre 2023.

59 DEFER, Aurélien. Google crée un fond de 20 millions de dollars pour une intelligence artificielle responsable. L'Usine Digitale. 11 septembre 2023.

60 Le cloud désigne le stockage des données en ligne, cela mobilise donc beaucoup de serveurs.

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C'est donc en cela que les géants du numérique peuvent imposer leur vision dans le secteur : ils sont très largement dominants, et l'essentiel des startups européennes dépend d'eux.

Il subsiste par ailleurs une interrogation quant à la compétitivité des acteurs économiques et technologiques européens ; leur disparité les affaiblit et diminue leur visibilité. Par ailleurs, l'arrivée de l'AI Act interroge sur les contraintes qui seront mises en matière d'innovation dans le secteur alors qu'il s'agit de sa principale force aujourd'hui. Cela pourrait alors générer un retard des acteurs européens dans certains domaines difficiles à expérimenter à cause du cadre réglementaire, mais qui prendraient de l'ampleur à l'échelle mondiale. Si cette réflexion n'est que purement spéculative, il n'en reste pas moins qu'elle doit être prise en compte pour imaginer les relations futures entre les entreprises partout dans le monde contribuant au développement de l'intelligence artificielle.

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Formulation de préconisations

Si ce mémoire a soulevé de nombreuses interrogations, plusieurs pistes de solutions peuvent être envisagées dans le but de concilier écologie et intelligence artificielle dans cet écosystème particulier.

Intégrer les limites posées par les ressources naturelles

Actuellement, les pratiques dans tous les domaines donnent l'illusion de ressources illimitées sur la planète, or la grande majorité de celles utilisées dans le numérique ne sont pas renouvelables, comme ce peut-être le cas du lithium par exemple. Si leur recyclage et leur réemploi sont encore limités, il est indéniable que c'est une voie à suivre et à approfondir. Pour autant, il est surtout indispensable de prendre conscience de l'existence de cette limite matérielle pour enclencher dès maintenant un processus de sobriété. Les entreprises doivent apprendre à faire avec l'existant (ne pas avoir besoin de la dernière mise à jour ou de la dernière technologie de processeur) pour éviter de se retrouver forcées d'arrêter leur développement à cause d'un épuisement des ressources.

Cette réflexion doit également opérer dans l'imagination même des projets. La sobriété est loin d'être incompatible avec le progrès technique puisqu'elle nécessite de réinventer nos modes de vie et nos pratiques. Il faut toutefois les penser en limitant les ressources nécessaires pour chacune des nouvelles solutions créées. Il faut donc par exemple arrêter de créer des modèles universels, qui doivent être les plus polyvalents possible, et qui sont colossaux, avec un apprentissage sur une variété de données immense. Mieux cibler les objectifs d'un projet permet de limiter les ressources à utiliser, d'apporter des résultats de meilleure qualité, tout en satisfaisant les besoins.

Pour cela, il est indispensable non seulement d'assurer la prise de conscience des utilisateurs, mais également celle des créateurs de la technologie. Bon nombre de développeurs informatiques n'ont pour l'instant pas conscience de cette problématique, et même si leurs compétences leur permettent de créer un algorithme «sobre», ils ne le font pas car ce n'est pas dans leurs habitudes. Une sensibilisation est donc indispensable. Actuellement, on observe essentiellement cette réflexion sur les questions éthiques : la transparence des algorithmes et la sécurité des données sont devenues des paramètres incontournables en l'intelligence artificielle. Le cadre juridique se durcit progressivement dans le domaine, mais ce n'est pas encore le cas de l'écologie. Si cela interroge les priorités de notre société, on peut également se demander si ce n'est pas aux entreprises d'être proactives. D'ailleurs, celles qui seront précurseurs dans ce domaine seront vraisemblablement mises en valeur pour leurs convictions et leurs choix presque avant-gardistes pour l'intérêt général.

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Construire un business model cohérent

Une startup dispose de nombreux arguments pour inciter à la vente de son produit. Lorsqu'elle mène des projets «à impact», le bénéfice écologique ou social que celui-ci apporte en fait partie. Toutefois, un grand nombre des entreprises se définissant comme startup sont également des entreprises à forte croissance. Cette vision économique de la rentabilité interroge donc sur sa compatibilité avec l'objet même de la prestation réalisée. Il semble contradictoire de multiplier le démarchage commercial. Susciter le besoin auprès de prospects incite plutôt à faire perdurer la société de consommation et ne va pas dans le sens de la sobriété.

Il est alors indispensable de systématiser la réflexion portant sur le calcul du coût de déploiement de la solution. Ce coût doit être à la fois écologique, social et économique. Si la dimension économique ne peut pas être occultée dans notre société actuelle, elle ne doit pas non plus mener à une contradiction avec les enjeux environnementaux. Une entreprise ne doit ainsi pas changer l'ensemble de son système de régulation de sa consommation énergétique simplement parce que le commercial venu lui présenter une nouvelle technologie était convaincant. Même si des économies d'énergie peuvent être réalisées, il faut également penser que la mise en oeuvre de ce nouveau dispositif va solliciter des ressources (des capteurs, des câbles, des données...), et c'est donc un calcul de coût plus global qui doit être considéré.

Il paraît donc difficilement compatible qu'une startup de la greentech puisse mettre en avant ses convictions tout en déployant d'énormes moyens pour assurer son hypercroissance. Cela ne signifie pas que l'entreprise ne peut pas se développer, simplement, cela ne peut pas être fait si cela est en contradiction avec des arguments écologiques. Le développement peut même parfois être bénéfique : en créant une nouvelle antenne, une entreprise peut se déployer sur un nouveau territoire apportant sa solution éco-responsable sur une nouvelle région. Le développement doit être progressif, adapté et ne doit pas être forcé et accéléré.

En outre, il est important que les entreprises intègrent l'effet rebond comme une composante de leur étude d'impact. Certes, des économies de ressources doivent être réalisées, mais elles doivent l'être même si l'outil devient plus utilisé. Indéniablement, chaque entreprise doit faire son possible pour éviter l'effet rebond (pouvant presque être pris comme symbole de la société de consommation) de la part des utilisateurs, mais une part résiduelle sera forcément à intégrer dans les études préalables.

Tenir compte de l'environnement mondial sur le long terme

Si l'environnement français et européen de l'intelligence artificielle n'est constitué que de startups, il s'intègre toutefois dans un cadre mondial bien plus divers. Force est de constater qu'il est impossible pour ces micro-acteurs de rivaliser avec les géants du numérique étrangers. Face à la puissance colossale que représente Amazon, Google, ou Microsoft, les startups européennes doivent donc penser différemment pour continuer à proposer des solutions innovantes afin de bâtir le monde de demain tout en ayant conscience de leur poids.

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Les financements en France et en Europe ne sont pas à la hauteur de ceux présents sur le territoire américain. La force de frappe financière des MAAMA est bien plus importante et tenter de rivaliser est utopique. Il semble donc plus pertinent de mettre à profit nos atouts existants. Multiplier les financements de startups n'est donc peut-être pas la solution pour rester précurseurs dans le domaine de l'intelligence artificielle. En revanche, mettre à profit l'intelligence collective et valoriser les synergies entre les différents acteurs de cet univers peut être une force en matière d'innovation. La collaboration et l'intelligence collectives sont probablement le meilleur moyen de faire prendre de l'ampleur aux solutions technologiques et de susciter la créativité. C'est donc sur cet axe que des moyens publics doivent être déployés.

Chercher à rattraper un retard déjà pris n'est pas forcément une solution. Par exemple, la startup française Mistral AI a tenté de développer une plateforme pouvant rivaliser avec ChatGPT. Pour autant, elle reste en retard et il sera bien difficile de faire changer les habitudes des utilisateurs quotidiens de ChatGPT., il paraît donc plus pertinent de vouloir répondre à un nouveau besoin, peut-être proche de l'objectif initial, que de tenter de réinventer l'existant. Par exemple, Mistral AI pourrait mettre à profit ses connaissances pour devenir la meilleure IA dans le domaine de la santé, ou de l'éducation, afin d'avoir une cible d'utilisateurs dédiée.

Dans cet environnement mondial, il ne faut également pas oublier l'ancrage de l'essentiel de ces startups. La grande majorité d'entre elles ont pour objectif un rayonnement français, éventuellement européen, mais rarement plus large. A ce titre, il semble donc plus pertinent d'adapter les pratiques à la vision. Si les Européens accordent une plus grande importance à la transparence que les Américains, il est donc indispensable que les entreprises européennes fassent preuve de transparence pour pouvoir se développer sur leur territoire. La conscience écologique en France se développe bien plus vite que celle des États-Unis, recentrer son marché et s'y adapter peut donc être une solution pour s'assurer de répondre aux demandes des utilisateurs.

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