36/62
3. IA et écologie : quels objectifs pour
l'avenir?
Dans une société consumériste où
la croissance des entreprises est au coeur du système, il paraît
difficile de s'opposer au déploiement de l'intelligence artificielle. Ce
mémoire ne va donc pas prendre le parti de prôner un modèle
sociétal différent, mais va plutôt s'intéresser
à l'adaptation de la situation actuelle pour prendre en compte les
impératifs écologiques. Plutôt que de mettre en avant
l'interdiction de cette technologie (qui serait une voie d'analyse possible),
nous allons nous concentrer sur les alternatives pouvant permettre sa
pérennité, tout en conservant sa cohérence avec les
besoins de sobriété.
Les startups appuyant leur modèle économique
sur l'intelligence artificielle se font de plus en plus nombreuses. Bon nombre
d'entre elles se veulent écologiquement vertueuses, et étudient
donc des pistes variées pour tenter de proposer leur solution tout en
restant en accord avec les valeurs environnementales indispensables dans notre
société.
3.1. Les perspectives de la recherche en IA pour une
utilisation peu coûteuse
Si l'intelligence artificielle peut avoir un impact
réduit, voire positif, sur l'environnement, cela se fait par deux biais.
Comme cela a été vu précédemment, il est possible
d'utiliser cette technologie pour générer des économies de
ressources. Toutefois, la technologie elle-même est source de pollution.
Le matériel qu'elle emploie et son fonctionnement intrinsèque
consomment des ressources. Ce constat pousse donc de plus en plus de structures
à s'intéresser aux alternatives possibles pour limiter les
impacts de ces solutions.
3.1.1. L'IA avec des ressources limitées : plus
rapide, moins coûteuse
Il est indéniable que l'intelligence artificielle est,
et devient, une source majeure de pollution potentielle. Même si
aujourd'hui son impact reste restreint, son déploiement dans la
société inquiète bon nombre de chercheurs, laissant
supposer une explosion de l'empreinte numérique mondiale. L'heure est
donc à la sensibilisation et à la recherche de solutions pour
conserver ces technologies tout en les adaptant à l'urgence
écologique.
Ainsi, pour faire prendre conscience des impacts, on peut par
exemple utiliser la comparaison suivante : l'exécution d'une
requête sur ChatGPT-3 consomme autant d'énergie d'une ampoule LED
allumée pendant une heure.
En moyenne, il a été estimé qu'un CPU
dédié à l'intelligence artificielle est 4 fois plus
consommateur en énergie qu'un CPU dédié au
cloud38. Ce constat alarmant fait donc
s'interroger sur les sources d'économie. Si l'intelligence artificielle
peut, grâce aux résultats qu'elle produit, orienter les pratiques
pour les rendre moins consommatrices de ressources, il faut aussi interroger la
technologie elle-même.
38 PAYTON, Ben. Power mad: AI's massive energy
demand risks causing major environmental headaches. Reuters. 4 décembre
2023
37/62
De plus en plus d'équipes dans le monde cherchent donc
à faire une IA dont l'exécution nécessite le moins
d'énergie possible. On passe alors de la perspective d'IT for Green
à celle du Green IT : ce ne sont pas seulement les
conséquences des technologies qui doivent être écologiques
mais leur fonctionnement propre.
On parle alors d'IA frugale ; celle-ci se veut plus
respectueuse de l'environnement et en accord avec les valeurs
écologiques actuelles. La création de tels modèles trouve
des sources très variées, qu'il s'agisse à la fois de
convictions personnelles des développeurs, mais également de
limites matérielles. Face au poids que représente le deep
learning (qui est le modèle principal d'IA dans le monde
actuellement), des algorithmes très lourds finissent par se heurter aux
contraintes physiques imposées par leur environnement. Par exemple, des
entreprises constatent des limitations sur la quantité d'espace de
stockage disponible pour leurs données.
L'IA frugale peut également s'imposer comme une
nouvelle manière de penser les modèles mathématiques
lorsqu'il n'est pas possible de fournir des résultats satisfaisants en
l'état. Ainsi, certains secteurs d'activité ne disposent pas de
suffisamment de données pour la phase d'apprentissage (c'est le cas de
la prédiction des crashs d'avion ou des explosions de centrales
nucléaires par exemple). D'autres veulent limiter le temps
d'apprentissage et se retrouvent dans l'obligation de restreindre leur
fonctionnement en s'appuyant sur une plus faible quantité de
données. Il est donc indispensable de repenser les méthodes
d'intelligence artificielle pour ne plus systématiquement
développer dans la lignée du deep learning.
Intuitivement, est associé au mot «frugal»
la notion de diminution des ressources. Et avant même de s'interroger sur
les technologies à créer pour limiter les consommations
énergétiques de ces algorithmes, il faut regarder leurs
objectifs. Il est souvent mathématiquement possible de partiellement
prédire un gain de précision grâce à un
apprentissage sur un plus grand nombre de données. Par exemple, si avec
500 données il est possible d'améliorer de 12% la
précision d'un modèle, est-ce utile d'ajouter un million de
données supplémentaires pour gagner seulement 2% ? Il s'agit donc
là de s'intéresser à l'utilisation future de l'algorithme
: alors qu'il n'est pas possible de manquer l'identification d'une cellule
cancéreuse sur une image médicale, les conséquences sont
bien plus limitées si l'application Shazam ne reconnaît pas une
chanson passant à la radio.
Un schéma de plus en plus utilisé est alors
celui du transfer learning. Son concept est le suivant : l'algorithme
apprend sur des données déjà existantes, même si
elles ne sont pas exactement celles de sa situation, puis des corrections
mathématiques manuelles sont effectuées. Par exemple, on
apprendra à un algorithme à reconnaitre un loup à partir
d'images de chiens déjà en stock, en précisant
manuellement des caractéristiques spécifiques du loup
liées à la forme de sa tête, sa couleur ou sa taille.
Pour gagner encore plus en efficacité, au lieu
d'apprendre sur les données de chien dont on dispose déjà,
on peut même prendre l'algorithme qui sait déjà
reconnaître le chien et simplement modifier les quelques
caractéristiques indispensables pour le différencier du loup.
38/62
De cette manière, on évite même la phase
d'apprentissage nécessaire à l'algorithme (en plus de celle du
stockage de données supplémentaires), et arrive directement sur
les phases de test et d'utilisation. On comprend bien entendu que le travail de
recherche à effectuer reste celui du ciblage des caractéristiques
à implémenter manuellement.
Pour rendre le transfer learning pertinent, il faut
toutefois que son cas d'application soit très précis, de
manière à pouvoir identifier les caractéristiques
clés. L'intelligence artificielle ne doit donc pas être
générique, mais couvrir un besoin clairement cerné. Par
exemple, ChatGPT est bien trop généraliste et doit pouvoir
s'adapter dans toutes les situations, il doit donc avoir appris sur un nombre
de données considérables pour pouvoir être suffisamment
polyvalent. Dans ce cas de figure, l'IA frugale interroge donc autant sur les
compétences technologiques que sur le champ d'application et la
pertinence de son utilisation.
La startup DeepHawk a ainsi adopté comme
stratégie de limiter son travail sur un secteur d'activité
très précis, de manière à avoir une intelligence
artificielle la plus efficace possible. Comme le présente Gilles ALLAIN
en annexe 5, son entreprise effectue des analyses d'images pour identifier des
non-conformités de produits sur des chaînes de production. Le
modèle développé n'est donc applicable qu'à cette
situation, et dispose en son sein de caractéristiques spécifiques
le rendant particulièrement efficace. Le mot d'ordre de la startup est
alors de développer une IA frugale, tout en conservant d'excellentes
performances.
Pour cela, une des stratégies de l'algorithme est
notamment de se concentrer uniquement sur des données de
conformités. Si classiquement le deep learning a comme
stratégie d'associer une non-conformité à un défaut
déjà vu dans les données d'apprentissage, DeepHawk cherche
plutôt à identifier les images qui ne correspondent pas aux cas de
conformité (qui sont les uniques données dont l'algorithme
dispose). Cette approche à l'avantage de nécessiter peu de
données pour l'apprentissage (puisqu'il n'y a pas besoin de centaines
d'images pour chaque type de défauts, mais uniquement de quelques
centaines pour les cas de conformité), mais également de limiter
la nécessité de production de données. En effet, pour une
entreprise il y a bien plus de produits conformes que non-conformes, et il faut
donc un temps très long pour réunir suffisamment d'images
capturant suffisamment de défauts sur des produits pour pouvoir
permettre l'apprentissage de l'algorithme. DeepHawk estime ainsi que
l'empreinte carbone de leur approche est 375 fois plus faible que celle d'une
méthode classique dans le domaine.
Il existe évidemment un grand nombre d'autres axes de
recherche pour rendre l'IA plus frugale. Ce mémoire n'a pas pour but de
les répertorier. Il est surtout indispensable d'avoir conscience que
l'intelligence artificielle pour l'écologie n'est pas seulement
liée à son utilisation, mais qu'elle doit également
prendre en compte son mode de fonctionnement. Si la manière dont
s'exécute le modèle est un paramètre fondamental de la
quantification de sa pollution, le matériel utilisé pour cela
l'est tout autant. Quels que soient les composants nécessaires au
fonctionnement d'un algorithme, leur production, mais également leur fin
de vie, sont des sources de pollution majeures. Dans le contexte actuel, il est
donc nécessaire de
39/62
regarder l'ensemble des paramètres permettant de
limiter l'impact environnemental de cette technologie.
3.1.2. L'impact des ressources matérielles, entre
substitution et recyclage
Le matériel nécessaire à l'utilisation
de l'intelligence artificielle représente un coût non
négligeable. Au vu de la charge conséquente qui lui est
attribuée (cf. partie 2.1), il est évident qu'il faut
considérer tous les éléments d'économie de
ressources possibles. Au-delà de l'aspect algorithmique, il s'agit donc
bien de regarder le côté matériel de l'informatique, en
s'intéressant à l'ensemble des appareils utilisés. Ceux-ci
sont à la fois synonymes de consommation énergétique mais
également de matières premières nécessaires
à leur fabrication.
Les pollutions associées sont donc multiples, à
la fois liées aux usages, à l'extraction des matières,
mais aussi à la fabrication de chaque élément. Trois
pistes sont alors généralement considérées pour
tenter de limiter l'impact de ses appareils :
l Le reconditionnement ou la réparation;
l Le recyclage;
l La substitution.
Cet objectif va donc bien au-delà de l'intelligence
artificielle mais touche l'ensemble du secteur du numérique, dès
lors qu'il est nécessaire d'avoir un microprocesseur, un écran,
des capteurs... Même si celui-ci ne concerne pas directement
l'intelligence artificielle, l'exemple de Fairphone39 est
de plus en plus connu. Il s'agit d'un smartphone qui se veut à la fois
écologique et éthique. Chacun de ses composants est donc
pensé pour respecter au maximum l'environnement mais également
les droits humains (notamment dans la phase d'extraction des matières
premières). Par exemple, le haut-parleur de ce téléphone
contient 100 % de terres rares recyclées et 90 % de plastique
recyclé. L'entreprise propose également des services de
réparation, de reconditionnement, et de recyclage lorsqu'aucune autre
alternative n'est possible.
Cette appropriation et cette mise en avant des enjeux
environnementaux liés au matériel informatique est donc de plus
en plus importante et Fairphone n'est qu'un exemple parmi d'autres.
Les entreprises multiplient cette approche pour allonger la durée de vie
des appareils. Dans ce cadre aussi, l'État français a
également voulu mettre en place un outil incitatif avec l'indice de
réparabilité (issu de la loi AGEC40) qui force les
entreprises à considérer, dès leur phase
d'ingénierie, les meilleurs modes de conception.
Ce dispositif, obligatoire pour plusieurs appareils
électroniques (uniquement les ordinateurs portables et les smartphones
dans le cas du matériel informatique), permet d'établir un score
sur 10 pour quantifier à quel point il sera facile de réparer
l'objet lorsqu'il tombera en panne. La détermination de cette note passe
par cinq critères:
l La documentation technique disponible;
39
https://www.fairphone.com/fr
40 Loi AGEC :
https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000041553759
l
40/62
La démontabilité, qu'il s'agisse de l'accès
aux composantes, des outils nécessaires ou des méthodes de
fixations;
l La disponibilité des pièces
détachées;
l Le prix des pièces détachées;
l Des caractéristiques spécifiques
complémentaires propres à chaque type de produits.
Figure 7 : Grille type pour calculer l'indice de
réparabilité [Source : Ministère de la Transition
Ecologique, 2024]
Si beaucoup d'entreprises cherchent à «mieux
concevoir», il reste toutefois difficile de se passer de certaines
ressources ; il convient donc de se demander quel est le meilleur moyen pour
les obtenir. Par exemple, il est indispensable de disposer
d'électricité pour faire fonctionner les appareils ; de plus en
plus de structures vont donc favoriser la production par énergie
renouvelable. Cet élément est loin d'être
négligeable puisque la consommation énergétique des
mémoires (généralement, dans les data centers)
peut représenter jusqu'à 80 % de l'énergie totale
consommée par un modèle d'IA41.
Il devient alors crucial de s'interroger sur la
nécessité de la consommation de ressources, et de la minimiser.
L'entreprise Deepl, spécialisée dans la traduction en ligne par
intelligence artificielle, a par exemple fait le choix de placer ses data
centers en Islande pour ne
41 PAULIAC-VAUJOUR, Emmanuel. ASSEMAN, Valentine. FRANCILLON,
Louise. Adopter l'IA frugale : concepts, leviers et initiatives. France
Science. 07 septembre 2023.
41/62
pas avoir besoin de climatisation lors de la régulation
de la température des composants. Cette décision a permis de
diviser par six la consommation de kWh par rapport à leurs centres de
données en Allemagne42. Puisqu'il s'agit d'une technologie
dont l'instantanéité n'est pas la caractéristique
première pour son succès, le temps nécessaire au transit
des données n'a donc pas été un problème pour les
utilisateurs : on préfèrera une traduction de bonne
qualité à une traduction comportant des erreurs mais prenant 0,3
seconde de moins pour apparaître.
Si ce choix paraît simple, il est loin d'être
répondu. La majorité des data centers ne sont pour
l'instant pas dans des lieux qui permettent de se passer de climatisation.
Même si de plus en plus d'initiatives apparaissent (notamment pour le
réemploi de la chaleur de ces structures, comme pour le chauffage de
piscines municipales), elles restent minoritaires. La vitesse reste bien
souvent prioritaire aux caractéristiques du data center: on
reste donc dans une logique de red AI plutôt que de green
AI.
Pour multiplier les sources d'économie, il est
également indispensable de s'intéresser aux matériaux
nécessaires à la fabrication des composants. Beaucoup d'entre eux
sont rares et difficiles à s'approvisionner : leurs conditions
d'extraction sont complexes, les lieux d'origine sont assez distants des zones
de fabrication, les conditions de travail des salariés ne sont pas
toujours éthiques... Pour l'instant, il est clair que ce n'est pas la
piste favorisée lorsqu'il s'agit de faire des économies de
ressources. Même si des solutions commencent à émerger
(c'est par exemple le cas de processeurs en matériaux biologiques), la
recherche dans le domaine des matériaux informatiques
«éco-responsables» est restreinte, avance lentement, et ne
convainc pas la majorité des acteurs à l'heure actuelle.
Les ordinateurs quantiques sont également
observés pour leur capacité à effectuer d'importantes
opérations avec une très faible consommation de ressources. La
technologie est pour l'instant peu aboutie mais est clairement celle qui donne
espoir. Toutefois, il est important de rester vigilant quant à l'effet
rebond qu'elle pourrait générer, puisque cette nouvelle solution
ouvre l'accès à des calculs jusqu'à maintenant impossible
à réaliser. Son déploiement à grande échelle
pourrait donc être plus négatif que positif une fois le bilan
complet établi. C'est donc bien aux acteurs de poser les limites quant
à leur utilisation de la ressource : certes, celle-ci doit être le
plus éco-responsable possible, mais l'usage qu'il en est fait doit
l'être tout autant.
Penser que le changement des ressources employées pour
le développement de l'intelligence artificielle est une solution pour
limiter son impact environnemental est utopique. Ce discours, que l'on pourrait
presque qualifier de techno solutionniste, ne peut pas se suffire à
lui-même : toutes les sources d'économie doivent être
considérées. Indéniablement, le matériel et
l'énergie nécessaire à l'intelligence artificielle doivent
être améliorés pour avoir un coût écologique
limité, mais celui-ci ne doit pas être synonyme d'effet rebond, et
doit même s'accompagner d'un changement des pratiques. L'IA peut aider
à la transition écologique mais peut également devenir un
poids si les utilisateurs l'emploient sans volonté de
sobriété en parallèle.
42 SCHEIER, Robert. Développement durable : 4 pistes
pour une IA plus vertueuse. Le Monde Informatique. 09 février
2024.
42/62
3.2. L'IA oui, mais avec parcimonie
L'intelligence artificielle doit être
considérée différemment pour être alignée
avec les objectifs écologiques actuels. Son recours est coûteux en
ressources naturelles et il est donc indispensable qu'il soit
réfléchi et non-systématique. L'utilisateur doit donc
s'interroger sur la pertinence de l'outil avant de l'employer pour se diriger
vers une démarche de sobriété.
3.2.1. L'importance d'une sensibilisation à la
sobriété
Pour assurer la pertinence d'une technologie, il est
indispensable de s'interroger sur son impact durant chaque phase de sa
conception et de son développement. Cette étude, à la fois
qualitative et quantitative, permet de s'assurer de l'utilité des
travaux mais également d'inciter chaque partie prenante à prendre
conscience des enjeux gravitant autour du projet. Cette approche a donc
l'intérêt de systématiser les interrogations des
collaborateurs pour contribuer activement à la remise en question des
technologies dans un monde où une transformation profonde est
indispensable.
Si l'indicateur le plus regardé est bien souvent
l'empreinte carbone (même s'il n'est pas le seul, et qu'il n'est pas
toujours le plus pertinent, cf. partie 2.3.1), ce n'est pas sa valeur
qui sera utile. En effet, l'important est de s'assurer de la réalisation
de gains par rapport à une situation antérieure. Si l'impact
d'une technologie est inférieur au gain écologique
réalisé grâce à cette technologie, dans ce cas, on
peut considérer qu'elle a apporté une forme de
sobriété et qu'elle mérite donc d'être
développée. Toute la difficulté est donc de quantifier cet
écart; c'est d'ailleurs pour cela qu'il existe de plus en plus
d'ingénieurs d'impact et d'ingénieur d'étude
environnementale. Leur travail est alors de s'assurer de l'impact net des
solutions.
Ce type d'étude permet de se poser la question de
l'utilité des développements. Si l'intelligence artificielle peut
trouver des cas d'application variés, dans de nombreux domaines, il n'en
reste pas moins que certains n'apportent aucune plus-value au sens
environnemental (même s'ils peuvent contribuer au confort par exemple).
Le Shift Project a par exemple réalisé une étude sur les
variateurs intelligents de lumière43 : le principe de cette
technologie est d'augmenter l'intensité lumineuse selon la
présence de personnes sur les lieux. Ce système
d'éclairage automatique a été étudié dans
plusieurs endroits et il a ainsi été constaté que
certaines situations le rendaient inutile, voire néfaste, comme :
l Son application dans une maison individuelle;
l Lorsqu'il est employé pour un système de LED,
disposant intrinsèquement d'un très faible niveau de consommation
énergétique.
Cette étude a donc mesuré l'énergie
nécessaire pour faire fonctionner ce dispositif intelligent, mais
également l'énergie économisée grâce à
l'ajustement automatique de la variation de lumière. Selon les
situations, les résultats ne sont donc pas tous positifs et il est
43 THE SHIFT PROJECT. Déployer la
sobriété numérique. Rapport intermédiaire
dirigé par Hugues FERREBOEUF. Janvier 2020.
43/62
parfois plus profitable de conserver un système
traditionnel d'allumage au vu des dépenses de ressources
nécessaires.
Il peut donc être pertinent de se demander pourquoi
vouloir à tout prix «faire de la sobriété».
Selon les structures, les raisons sont variées, mais l'on retrouve
essentiellement trois cas de figure:
l La conviction écologique personnelle des membres
à l'initiative des projets;
l Les économies financières
générées par la mise en place de dispositifs plus
sobres;
l Les renommées liées à l'appropriation
d'enjeux contemporains (menant parfois au greenwashing, en souhaitant
se concentrer uniquement sur l'image que cela renvoie).
L'intérêt financier que représentent les
solutions plus sobres n'est pas toujours évident, et c'est d'ailleurs ce
qui parfois entrave un projet. Certaines solutions demandent un investissement
de départ (achat, dépenses de R&D...) mais permettent une
rentabilisation de long terme ; c'est par exemple le cas des usines passant
d'un four au gaz à un four électrique. En revanche, d'autres
applications ne représentent qu'un coût, sans intérêt
économique, comme la systématisation des études d'impact
des projets, nécessitant l'embauche d'un salarié
dédié et dont le travail sera essentiellement de soulever des
points à améliorer (nécessitant alors encore plus de
travail de la part du bureau d'études).
Toutefois, accepter de se saisir des enjeux
écologiques et technologiques peut contribuer à la
renommée d'une entreprise. Si indéniablement l'intégration
des problématiques environnementales participe à une image
positive de l'entreprise (puisque cela donne la sensation d'un travail en
tenant compte de l'intérêt collectif), le recours à des
technologies avancées n'est pas toujours fait dans le même esprit.
Pour bénéficier de la renommée de «modernisme»
liée à l'utilisation de l'intelligence artificielle, deux
modèles s'opposent:
l L'utilisation de la terminologie d'IA, avec des
modèles basiques et traditionnels, existants depuis plusieurs
années, comme cela a pu être évoqué plusieurs fois
dans les entretiens retranscrits en annexe, dans le but d'être «plus
vendeur»;
l La mise à profit d'un dispositif d'IA
avant-gardiste, ayant nécessité de travaux de
développement dans le but d'améliorer les performances du
dispositif (green AI ou red AI selon les cas).
Toute la difficulté est donc de savoir, au plus
tôt dans le développement, quelles sont les raisons de l'objectif
de sobriété affiché, pour regarder les indicateurs
adaptés et assurer d'une bonne prise en compte. Pour aider à ce
suivi, l'équipe menée par Yoshua BENGIO a travaillé sur le
logiciel CodeCarbon : ce module s'intègre dans un code écrit en
langage Python pour mesurer son empreinte carbone au fur et à mesure de
son exécution. Ce projet a été pensé pour aider les
développeurs à s'approprier ces notions en faisant des
comparaisons palpables en matière de pollution (par exemple, comparer la
pollution d'un algorithme avec un nombre de kilomètres parcourus en
voiture). Cette approche, même si elle n'est pas exhaustive et
systémique, permet de faire prendre conscience des enjeux et de les
quantifier durant la phase
44/62
de développement. C'est d'ailleurs pour cette raison
que Yoshua BENGIO a remporté en 2018 le prix Turing,
considéré comme l'équivalent du prix Nobel pour le domaine
informatique.
Ainsi, trois éléments clés sont centraux
dans le développement d'un projet ayant pour objectif une forme de
respect de l'environnement:
l L'étude d'impact et la vérification de la
plus-value des travaux;
l L'établissement d'un ou plusieurs objectifs clairs
(greenwashing, utilisation de technologies de pointe, économies
financières, réduction des consommations d'eau...) ;
l La formation et la sensibilité des collaborateurs
aux enjeux, afin qu'ils disposent des outils nécessaires à
l'auto-critique sur leur travail.
Dans ce cadre-là, la sobriété peut
devenir un impératif central pour la mise en oeuvre d'un projet.
Toutefois, il est souvent constaté que les startups disposent rarement
de cette organisation car les décisions sont faites rapidement, sans
réfléchir longuement aux enjeux gravitant autour. Si le concept
de sobriété est indéniablement en accord avec les enjeux
environnementaux actuels, elle ne suffit pas et doit être pensée
dans un contexte plus large, en accord avec les objectifs d'utilisation de la
technologie. Pour contribuer à la fixation de ce cadre, le poids des
réglementations officielles peut être déterminant. S'il est
aujourd'hui encore léger lorsqu'il s'agit d'être au croisement
entre l'IA et écologie, son émergence progressive laisse à
penser que des éléments juridiques vont peu à peu venir
contraindre les objectifs de développement des entreprises pour qu'ils
soient progressivement en accord avec les enjeux contemporains.
3.2.2. Un cadre réglementaire peu
spécifique, n'évaluant pour l'instant pas
l'impact environnemental des IA
Afin de garantir une utilisation raisonnée de
l'intelligence artificielle dans le but de ne pas surconsommer les ressources
environnementales, on peut s'interroger sur le rôle des pouvoirs publics
comme régulateurs. En effet, le droit est une solution pour garantir un
recours non excessif à ces technologies, afin d'avoir une
démarche cohérente avec les enjeux écologiques actuels.
Il est donc nécessaire de se questionner sur
l'échelle de la réglementation. En effet, celle-ci peut avoir
lieu à trois niveaux (national, européen, mondial), et selon
celui choisi, les conséquences sont différentes. L'instauration
d'une réglementation impacte forcément le développement de
nouvelles technologies, et donc la compétitivité en
matière d'innovation sur le territoire d'application. En ce sens, il
serait logique de promouvoir une réglementation mondiale sur
l'intelligence artificielle, si le but est de garantir une équité
dans la concurrence, mais la faisabilité d'une telle mesure semble
inatteignable.
Actuellement, la principale réglementation pouvant
s'appliquer à ce domaine se situe à l'échelle
française et s'adresse au secteur privé : il s'agit de la loi
REEN44 (Réduire l'Empreinte
44 Loi REEN :
https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044327272
45/62
Environnementale du Numérique) de 2021 régissant
le numérique durable. Elle trouve son origine dans la Convention
Citoyenne pour le Climat45. Toutefois, l'intelligence artificielle
n'est devenue un objet de discussion pour le grand public qu'avec
l'arrivée de ChatGPT en 2022. La loi REEN, complémentaire
à la loi AGEC46 de 2020, traite donc d'un cadre plus large,
touchant à tous les aspects du numérique (et non
spécifiquement à l'IA), en s'intéressant notamment aux
points suivants:
l La formation aux enjeux écologiques liés aux
technologies numériques, notamment en école
d'ingénieur;
l Le cycle de vie des appareils numériques (recyclage,
réemploi...);
l L'éco-conception d'appareils numériques;
l La consommation énergétique des data
centers (notamment par un allègement des taxes sur
l'électricité pour les data centers à faible
consommation) ;
l L'implication des communes de plus de 50 000 habitants dans
la stratégie du numérique durable.
Cependant, une décision forte a été
prise par l'Union Européenne en mars 2024. Pour la première fois
au monde, une proposition de règlement dédiée à
l'intelligence artificielle a été créée (AI
Act47), de manière à réguler les
technologies qui ne seraient pas respectueuses des droits de l'homme et dignes
de confiance. Le texte est toutefois pensé d'utilité sociale, et
non écologique. En effet, l'idée est de classifier le
degré de risque des intelligences artificielles selon quatre niveaux
:
l Les IA comportant des risques inacceptables (notation
sociale, manipulation, reconnaissance faciale...) sont interdites ;
l Les IA à 'hauts risques» (gestions de
données administratives intégrant des données
personnelles, applications à la santé...) sont
réglementées;
l Les IA à risque limité (chatbot, IA
génératives...) sont soumises à des obligations de
transparence;
l Les IA à faible risque (jeux vidéo, filtres
anti-spam...) ne sont pas concernés par le texte.
Cette loi s'adresse donc aux créateurs de technologie,
et non aux utilisateurs. Les modèles développés par les
startups y seront donc soumis quelques mois après la validation, la
traduction et la publication officielle du texte (la temporalité
étant différente selon les mesures). Il est d'ailleurs
prévu que des contrôles soient effectués par le futur
'AI Office».
Aucune réglementation n'existe donc aujourd'hui
concernant l'éco-conception des intelligences artificielles. Les seules
évaluations en lien traitent de l'impact environnemental du
numérique, et l'éthique de l'IA. L'Ecolab du Ministère de
la Transition Ecologique a donc proposé
45 La Convention Citoyenne pour le Climat est une
assemblée de citoyens tirés au sort chargée de formuler
des propositions pour lutter contre le changement climatique et promouvoir la
transition écologique en France.
46 La loi AGEC (Anti-Gaspillage pour une
Économie Circulaire) vise à réduire le gaspillage,
encourager le recyclage et promouvoir une économie circulaire en
France.
Loi AGEC :
https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000041553759
47 AI Act :
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52021PC0206
46/62
un partenariat avec l'AFNOR48, à
l'initiative de Juliette FROPIER (cf. entretien en annexe 6), la mise
en place d'un groupe de travail sur l'IA frugale. Ces réflexions,
débutées en décembre 2023, ont pour but de créer
une liste de bonnes pratiques afin de diminuer l'impact environnemental des
modèles d'intelligence artificielle, mais également de
créer un référentiel normatif permettant leur
évaluation. L'idée est donc de proposer un certain nombre de
critères, à la fois qualitatifs et quantitatifs, pour pouvoir
établir un cadre juridique engendrant ainsi une éventuelle
certification des algorithmes.
Ces travaux français ont pour but ultime d'arriver au
niveau européen. L'AFNOR ayant l'habitude de travailler sur la
proposition de normes à l'échelle continentale, il a donc
semblé cohérent de les avoir comme partenaire pour le
Ministère afin de créer un produit pouvant avoir un large
impact.
Il n'existe donc actuellement aucun cadre
réglementaire dédié à l'impact environnemental des
intelligences artificielles. Même si ces interrogations sont de plus en
plus courantes dans les pratiques de développement informatique et
d'utilisation des modèles, il n'en reste pas moins qu'aucune institution
n'a créé pour l'instant de critères pour leur
évaluation.
Le plus souvent, on retrouve uniquement l'intelligence
artificielle comme un moyen d'atteindre des objectifs dans d'autres domaines.
C'est par exemple le cas des décrets BACS49 et
Tertiaire50 créés dans un but de
sobriété énergétique : les modèles d'IA sont
alors de bons moyens d'analyse des consommations pour anticiper les besoins et
mettre en place une rationalisation du fonctionnement des appareils
(cf. les exemples en annexes 3 et 4). On peut également
retrouver des textes imposant des mesures d'impact plus globales comme la
taxonomie européenne51 et la CSRD52 (Corporate
Sustainability Reporting Directive) qui impose de regarder les effets sur
l'environnement des activités humaines, mais sans jamais aborder
spécifiquement le sujet de l'intelligence artificielle.
Il est donc évident que le cadre réglementaire
actuel est léger et ne pose pas des critères d'évaluation
adaptés spécifiquement à l'IA. Ces technologies,
très novatrices, sont donc peu contraintes et laissent ainsi aux acteurs
le libre arbitre sur l'appréciation de l'impact environnemental des
solutions. Les acteurs publics commencent donc, depuis peu, à s'emparer
de ces sujets, mais la création d'un cadre juridique impose un temps
long de réflexion et de rédaction.
Pour fixer un contexte incitatif ou coercitif des
technologies d'IA aux startups, il est alors indispensable de considérer
un environnement plus large intégrant l'ensemble des parties prenantes.
Même si les acteurs sont de tailles et natures variées, il n'en
reste pas moins qu'ils ont tous un rôle à jouer dans
l'établissement d'une IA plus sobre et plus vertueuse.
48 AFNOR : Association Française de
NORmalisation
49 Decret BACS :
https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042128488/
50 Decret Tertiaire :
https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000038812251
51 Taxonomie européenne :
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32020R0852
52 CSRD :
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32022L2464
47/62
3.3. La transition écologique : un objectif commun
nécessitant une collaboration élargie
Au vu de l'ampleur de la tâche que représente la
transition écologique, l'action doit être à la fois
individuelle et collective. Les startups ne sont donc qu'un des
ingrédients de l'écosystème permettant le changement. La
collaboration entre les structures est alors un facteur indéniable
contribuant à la réussite des projets. Les relations entre les
parties prenantes doivent donc être prises en compte pour trouver un
équilibre dans la définition du cadre de développement des
technologies.
3.3.1. Startups et institutions publiques : quand le
soutien devient gage de
stabilité
La France, mais également l'Europe, présente la
particularité de ne pas disposer de «géants du
numérique». La thématique de l'intelligence artificielle est
donc portée par une importante diversité d'acteurs, en grande
majorité des startups, dont la visibilité individuelle est
relativement faible. Même si les initiatives sont nombreuses, il
n'empêche qu'elles sont éparpillées et sont rarement
centralisées par une voix unique. Dans ce contexte, l'intervention
d'acteurs publics permet d'unifier les propos, mais également de leur
donner de la visibilité.
Il n'existe actuellement pas d'entreprise leader dans le
domaine de l'intelligence artificielle en France ou en Europe pouvant rivaliser
avec les concurrents américains, ou encore chinois. La seule entreprise
ayant une visibilité mondiale relative est OVHcloud, dont la
spécialité est la gestion des data centers, mais qui
représente seulement 1 % du marché mondial contre plus de 40%
pour Amazon Web Services par exemple.
Pour autant, la France n'est pas considérée
comme un acteur mineur du secteur. Simplement, ce n'est pas son poids qui fait
sa force, mais son expertise et sa pluralité d'actions. Pour contribuer
au maintien de cette position, l'Etat français a donc enclenché
plusieurs initiatives parmi lesquelles on retrouve le l'IA Booster France 2030
ou PEPR IA53 depuis mars 2024.
L'objectif de ce dernier programme est de donner des moyens
de développement à des projets en intelligence artificielle
permettant d'atteindre un objectif de durabilité, de transition
écologique, et/ou de souveraineté technologique. A la suite d'un
appel à projet, plusieurs initiatives ont été choisies et
ont bénéficié d'une enveloppe globale sur 6 ans de 73
millions d'euros. Le but ultime est donc bien de contribuer au
développement de nouvelles technologies d'intelligence artificielle, et
non à l'identification de nouveaux cas d'application. Les actions
choisies sont donc organisées selon trois axes thématiques :
l L'IA frugale ;
53 Programme et Équipements Prioritaires de Recherche en
Intelligence Artificielle (PEPR IA)
l
48/62
L'IA de confiance;
l Les fondements mathématiques de l'IA.
En parallèle de ce travail, de plus en plus de
collectivités territoriales tentent de s'approprier ces nouveaux outils,
et de le faire grâce à des acteurs locaux. Alors que
jusqu'à présent la majorité des solutions d'intelligence
artificielle déployées étaient faites grâce aux
géants américains, de plus en plus d'initiatives sont
désormais portées par les startups.
Certains projets sont indépendants, c'est par exemple
le cas de l'Atlas des Synergies Productives, porté par OpenStudio et
l'Université de Clermont-Ferrand. Le système d'IA a alors pour
but de centraliser l'ensemble des acteurs économiques d'un territoire de
manière à aider les collectivités à identifier des
partenaires pertinents lors de leur prise de décision. Ce projet
répond donc à trois objectifs simultanés :
l La promotion et la visibilité d'acteurs
économiques de petite taille;
l L'incitation à l'établissement de
partenariats entre les pouvoirs publics et les entreprises locales, valorisant
ainsi les «circuits courts» et limitant les dépendances
internationales (questions de souveraineté) ;
l L'utilisation de l'IA pour la cohésion des
territoires.
Au-delà de cet exemple isolé, c'est tout un
système qui tente de s'orienter vers une nouvelle forme de
souveraineté. L'Ecolab, où travaille Juliette FROPIER
(cf. annexe 6), est au coeur de ces mises en relation. À
travers des initiatives proposées par le ministère ou des appels
à projet, des actions se développent pour accompagner la
transformation des collectivités et les aider dans l'appropriation de
cette nouvelle technologie. Les sujets sont donc extrêmement
variés, allant de la création de nouveaux indicateurs pour
l'évaluation de la transition écologique, à la
création de liseuses intelligentes permettant de parcourir rapidement
des rapports pour faciliter le travail des autorités
environnementales.
Si cette approche crée un lien entre les acteurs
publics et privés, il ne reste pas moins que leur fonctionnement est
extrêmement différent et que la communication n'est pas toujours
fluide puisque les méthodes de travail sont éloignées. Ne
serait-ce que la gouvernance des données est une difficulté
puisque les acteurs publics n'ont souvent pas pour habitude de centraliser
leurs informations dans des fichiers informatiques avec l'objectif
ultérieur de les analyser.
Toute la difficulté reste donc de trouver des points
d'entente, mettant d'accord les différentes parties prenantes, et
permettant de se raccrocher à des connaissances communes. Pour cela, il
faudrait donc des indicateurs globaux, permettant une évaluation sur des
critères objectifs, et garantissant ainsi la qualité des
propositions. Actuellement, Ecolab (via le prix GreenTech innovation) n'est
qu'un appel à projet, avec des lauréats, mais n'est pas un label.
La différence intrinsèque est qu'un label sera accordé
lorsque des critères d'évaluation seront validés, tandis
que les lauréats sont seulement les meilleurs parmi un certain nombre de
propositions ; ces derniers ne garantissent donc pas l'atteinte dans certains
niveaux d'exigence (même si Ecolab peut se l'imposer).
49/62
C'est notamment pour cela que les pouvoirs publics ont
décidé de se saisir des enjeux. Si l'on sait aujourd'hui
parfaitement évaluer les performances d'une intelligence artificielle,
il est bien plus dur d'évaluer son caractère frugal et
respectueux de l'environnement. Le Ministère de la Transition Ecologique
a donc initié un travail conjoint avec l'AFNOR pour créer un
cadre réglementaire unique permettant de disposer d'indicateurs
objectifs (dans l'idée des objectifs SMART54). Il serait
alors possible de disposer d'un langage commun pour choisir telle ou telle
technologie et de s'assurer de sa qualité.
L'objectif ultime de ce travail va toutefois bien
au-delà de la création d'un référentiel normatif
français. Le but serait de l'intégrer dans un contexte juridique
européen, où l'AFNOR serait donc à l'initiative pour
créer une réglementation inédite, permettant à
l'échelle continentale d'évaluer la frugalité des
intelligences artificielles. Les premières réflexions au niveau
français ne datent que de décembre 2023, il est évident
que des résultats européens n'arriveront pas avant plusieurs
années. Pour autant, il est certain que la visibilité des
institutions européennes peut avoir un impact majeur sur
l'évolution du marché de l'intelligence artificielle, instaurant
progressivement dans les esprits que la frugalité des IA n'est pas une
option mais une obligation pour un monde soutenable.
Cette approche serait également plus cohérente
dans un univers tripolaire. L'Europe se positionnerait alors comme
précurseur face à la Chine et aux États-Unis pour proposer
une nouvelle manière de penser l'IA, de la même manière
qu'elle a pu impulser l'importance de la sécurité des
données avec le RGPD55. Le poids des acteurs français
et européen en intelligence artificielle sur le marché mondial
doit donc être supporté par les pouvoirs publics compte tenu de
leur taille et de leur pluralité. L'organisation du secteur en Europe
est particulièrement différente du reste du monde au vu de la
variété d'acteurs, ce qui interroge sur la capacité
à instaurer un dialogue avec les «géants du
numérique» guidés par les MAAMA56.
3.3.2. Se faire entendre au milieu des géants :
les grandes entreprises, à la fois
amies et ennemies
Ce qui fait la particularité du secteur de
l'intelligence artificielle en France et en Europe est le tissu d'entreprises
qui le compose. Cette multitude de micro-acteurs s'oppose aux quelques
géants du numérique, essentiellement américains, dont le
pouvoir d'action est bien plus étendu. Toutefois, les startups et les
multinationales peuvent entretenir des relations et s'entraider.
A l'heure actuelle, leur lien est essentiellement financier :
Les grandes entreprises donnent financent, tandis que les petites créent
de nouvelles technologies. Ces dernières sont donc les sources
d'innovation qui peuvent alimenter la réflexion des multinationales.
Pourtant, il faut rester lucide car la relation établie est rarement
complètement équitable : ce sont souvent les grandes entreprises
qui vont contacter des startups, et leur seul pouvoir sera alors d'accepter ou
de refuser la proposition. C'est par exemple l'approche de Microsoft, qui
travaille
54 Un objectif SMART est un objectif
Spécifique, Mesurable, Atteignable, Réaliste et Temporel
(limité dans le temps).
55 RGPD :
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32016R0679
56 MAAMA (anciennement GAFAM) : Microsoft, Alphabet
(ex-Google), Amazon, Meta (ex-Facebook), Apple
50/62
avec un nombre de structures limité mais
extrêmement ciblé. Microsoft veut ainsi essentiellement
acquérir les compétences en interne en mettant en place des
alliances très fortes avec certaines startups, afin de faciliter le
transfert de compétences. C'est par exemple ce qui a été
fait pour leur partenariat avec ChatGPT ou G4257.
Les liens financiers qui gravitent dans le domaine de
l'intelligence artificielle sont loin d'être négligeables : en
2022 il représentait 175 milliards de dollars58. Cette valeur
a fortement augmenté depuis une quinzaine d'années,
proportionnellement à l'essor de la technologie. Les acteurs sont donc
de plus en plus nombreux à vouloir investir dans le domaine pour
s'assurer de rester à la pointe. IBM a par exemple lancé fin 2023
un fond de capital-risque nommé IBM Entreprise AI Venture Fund
spécialisé en intelligence artificielle et doté de
500 millions de dollars. L'idée de ce fond est d'identifier des startups
en phase de démarrage ou d'hypercroissance dans le domaine de l'IA (en
favorisant l'IA générative), afin de soutenir leur projet
d'innovation, de tenter de les faire grossir, et de favoriser le
développement de nouvelles solutions informatiques. Cette
stratégie de soutien aux startups a donc pour ambition d'aider IBM
à rester avant-gardiste dans le domaine.
De la même manière, la branche philanthropique
de Google, nommée
Google.org, s'est dotée d'un
fonds de 20 millions de dollars59 pour soutenir des projets en
intelligence artificielle. Il ne s'agit pas là de soutenir
spécifiquement des startups ; l'idée est avant tout de se centrer
sur des projets mettant en avant des moyens éthiques et inclusifs pour
penser la technologie.
On remarque donc dans ces exemples que l'écologie
n'est pas un sujet. Si l'avant-gardisme de l'intelligence artificielle plait,
il est clair que sa frugalité n'est pas considérée
à grande échelle. Christophe PHAM évoquait cela dans
l'entretien en annexe 1 : les grandes entreprises commencent tout juste
à se saisir des enjeux écologiques, ce qui permet donc d'avancer,
ce sont les «éclaireurs» déjà présents,
dont les convictions sont en avance sur celles de leur direction, et qui
tentent d'agir à leur échelle. Il a ajouté la
métaphore suivante : «Nous n'avons pas tous
les mêmes maillots, mais nous sommes dans la même
équipe», en signifiant que ces individus isolés dans
les multinationales mettent en place des actions, avec des acteurs externes
pour tenter de faire changer leur organisation de plus en plus vite.
On peut supposer que le changement de direction de
l'intelligence artificielle vers un horizon plus écologique peut
effrayer ses grands groupes. En effet, comme le signale Gille ALLAIN en annexe
5, ce sont eux qui génèrent et gèrent l'essentiel des
données du monde ; une IA plus frugale représenterait donc une
perte financière indéniable. Si Amazon est la première
entreprise du monde dans le cloud60, il est évident
qu'elle n'a aucun intérêt à ce que l'intelligence
artificielle se passe de données trop rapidement.
57 https://www.g42.ai/
58 DELESTRE, Sheelah. Valeur des investissements des
entreprises dans le secteur de l'intelligence artificielle dans le monde entre
2013 et 2022. Statista. 17 octobre 2023.
59 DEFER, Aurélien. Google crée un fond de 20
millions de dollars pour une intelligence artificielle responsable. L'Usine
Digitale. 11 septembre 2023.
60 Le cloud désigne le stockage des
données en ligne, cela mobilise donc beaucoup de serveurs.
51/62
C'est donc en cela que les géants du numérique
peuvent imposer leur vision dans le secteur : ils sont très largement
dominants, et l'essentiel des startups européennes dépend
d'eux.
Il subsiste par ailleurs une interrogation quant à la
compétitivité des acteurs économiques et technologiques
européens ; leur disparité les affaiblit et diminue leur
visibilité. Par ailleurs, l'arrivée de l'AI Act
interroge sur les contraintes qui seront mises en matière
d'innovation dans le secteur alors qu'il s'agit de sa principale force
aujourd'hui. Cela pourrait alors générer un retard des acteurs
européens dans certains domaines difficiles à expérimenter
à cause du cadre réglementaire, mais qui prendraient de l'ampleur
à l'échelle mondiale. Si cette réflexion n'est que
purement spéculative, il n'en reste pas moins qu'elle doit être
prise en compte pour imaginer les relations futures entre les entreprises
partout dans le monde contribuant au développement de l'intelligence
artificielle.
52/62
Formulation de préconisations
Si ce mémoire a soulevé de nombreuses
interrogations, plusieurs pistes de solutions peuvent être
envisagées dans le but de concilier écologie et intelligence
artificielle dans cet écosystème particulier.
Intégrer les limites posées par les
ressources naturelles
Actuellement, les pratiques dans tous les domaines donnent
l'illusion de ressources illimitées sur la planète, or la grande
majorité de celles utilisées dans le numérique ne sont pas
renouvelables, comme ce peut-être le cas du lithium par exemple. Si leur
recyclage et leur réemploi sont encore limités, il est
indéniable que c'est une voie à suivre et à approfondir.
Pour autant, il est surtout indispensable de prendre conscience de l'existence
de cette limite matérielle pour enclencher dès maintenant un
processus de sobriété. Les entreprises doivent apprendre à
faire avec l'existant (ne pas avoir besoin de la dernière mise à
jour ou de la dernière technologie de processeur) pour éviter de
se retrouver forcées d'arrêter leur développement à
cause d'un épuisement des ressources.
Cette réflexion doit également opérer
dans l'imagination même des projets. La sobriété est loin
d'être incompatible avec le progrès technique puisqu'elle
nécessite de réinventer nos modes de vie et nos pratiques. Il
faut toutefois les penser en limitant les ressources nécessaires pour
chacune des nouvelles solutions créées. Il faut donc par exemple
arrêter de créer des modèles universels, qui doivent
être les plus polyvalents possible, et qui sont colossaux, avec un
apprentissage sur une variété de données immense. Mieux
cibler les objectifs d'un projet permet de limiter les ressources à
utiliser, d'apporter des résultats de meilleure qualité, tout en
satisfaisant les besoins.
Pour cela, il est indispensable non seulement d'assurer la
prise de conscience des utilisateurs, mais également celle des
créateurs de la technologie. Bon nombre de développeurs
informatiques n'ont pour l'instant pas conscience de cette
problématique, et même si leurs compétences leur permettent
de créer un algorithme «sobre», ils ne le font pas car ce
n'est pas dans leurs habitudes. Une sensibilisation est donc indispensable.
Actuellement, on observe essentiellement cette réflexion sur les
questions éthiques : la transparence des algorithmes et la
sécurité des données sont devenues des paramètres
incontournables en l'intelligence artificielle. Le cadre juridique se durcit
progressivement dans le domaine, mais ce n'est pas encore le cas de
l'écologie. Si cela interroge les priorités de notre
société, on peut également se demander si ce n'est pas aux
entreprises d'être proactives. D'ailleurs, celles qui seront
précurseurs dans ce domaine seront vraisemblablement mises en valeur
pour leurs convictions et leurs choix presque avant-gardistes pour
l'intérêt général.
53/62
Construire un business model
cohérent
Une startup dispose de nombreux arguments pour inciter
à la vente de son produit. Lorsqu'elle mène des projets
«à impact», le bénéfice écologique ou
social que celui-ci apporte en fait partie. Toutefois, un grand nombre des
entreprises se définissant comme startup sont également des
entreprises à forte croissance. Cette vision économique de la
rentabilité interroge donc sur sa compatibilité avec l'objet
même de la prestation réalisée. Il semble contradictoire de
multiplier le démarchage commercial. Susciter le besoin auprès de
prospects incite plutôt à faire perdurer la société
de consommation et ne va pas dans le sens de la sobriété.
Il est alors indispensable de systématiser la
réflexion portant sur le calcul du coût de déploiement de
la solution. Ce coût doit être à la fois écologique,
social et économique. Si la dimension économique ne peut pas
être occultée dans notre société actuelle, elle ne
doit pas non plus mener à une contradiction avec les enjeux
environnementaux. Une entreprise ne doit ainsi pas changer l'ensemble de son
système de régulation de sa consommation
énergétique simplement parce que le commercial venu lui
présenter une nouvelle technologie était convaincant. Même
si des économies d'énergie peuvent être
réalisées, il faut également penser que la mise en oeuvre
de ce nouveau dispositif va solliciter des ressources (des capteurs, des
câbles, des données...), et c'est donc un calcul de coût
plus global qui doit être considéré.
Il paraît donc difficilement compatible qu'une startup
de la greentech puisse mettre en avant ses convictions tout en
déployant d'énormes moyens pour assurer son hypercroissance. Cela
ne signifie pas que l'entreprise ne peut pas se développer, simplement,
cela ne peut pas être fait si cela est en contradiction avec des
arguments écologiques. Le développement peut même parfois
être bénéfique : en créant une nouvelle antenne, une
entreprise peut se déployer sur un nouveau territoire apportant sa
solution éco-responsable sur une nouvelle région. Le
développement doit être progressif, adapté et ne doit pas
être forcé et accéléré.
En outre, il est important que les entreprises
intègrent l'effet rebond comme une composante de leur étude
d'impact. Certes, des économies de ressources doivent être
réalisées, mais elles doivent l'être même si l'outil
devient plus utilisé. Indéniablement, chaque entreprise doit
faire son possible pour éviter l'effet rebond (pouvant presque
être pris comme symbole de la société de consommation) de
la part des utilisateurs, mais une part résiduelle sera forcément
à intégrer dans les études préalables.
Tenir compte de l'environnement mondial sur le long
terme
Si l'environnement français et européen de
l'intelligence artificielle n'est constitué que de startups, il
s'intègre toutefois dans un cadre mondial bien plus divers. Force est de
constater qu'il est impossible pour ces micro-acteurs de rivaliser avec les
géants du numérique étrangers. Face à la puissance
colossale que représente Amazon, Google, ou Microsoft, les startups
européennes doivent donc penser différemment pour continuer
à proposer des solutions innovantes afin de bâtir le monde de
demain tout en ayant conscience de leur poids.
54/62
Les financements en France et en Europe ne sont pas à
la hauteur de ceux présents sur le territoire américain. La force
de frappe financière des MAAMA est bien plus importante et tenter de
rivaliser est utopique. Il semble donc plus pertinent de mettre à profit
nos atouts existants. Multiplier les financements de startups n'est donc
peut-être pas la solution pour rester précurseurs dans le domaine
de l'intelligence artificielle. En revanche, mettre à profit
l'intelligence collective et valoriser les synergies entre les
différents acteurs de cet univers peut être une force en
matière d'innovation. La collaboration et l'intelligence collectives
sont probablement le meilleur moyen de faire prendre de l'ampleur aux solutions
technologiques et de susciter la créativité. C'est donc sur cet
axe que des moyens publics doivent être déployés.
Chercher à rattraper un retard déjà pris
n'est pas forcément une solution. Par exemple, la startup
française Mistral AI a tenté de développer une plateforme
pouvant rivaliser avec ChatGPT. Pour autant, elle reste en retard et il sera
bien difficile de faire changer les habitudes des utilisateurs quotidiens de
ChatGPT., il paraît donc plus pertinent de vouloir répondre
à un nouveau besoin, peut-être proche de l'objectif initial, que
de tenter de réinventer l'existant. Par exemple, Mistral AI pourrait
mettre à profit ses connaissances pour devenir la meilleure IA dans le
domaine de la santé, ou de l'éducation, afin d'avoir une cible
d'utilisateurs dédiée.
Dans cet environnement mondial, il ne faut également
pas oublier l'ancrage de l'essentiel de ces startups. La grande majorité
d'entre elles ont pour objectif un rayonnement français,
éventuellement européen, mais rarement plus large. A ce titre, il
semble donc plus pertinent d'adapter les pratiques à la vision. Si les
Européens accordent une plus grande importance à la transparence
que les Américains, il est donc indispensable que les entreprises
européennes fassent preuve de transparence pour pouvoir se
développer sur leur territoire. La conscience écologique en
France se développe bien plus vite que celle des États-Unis,
recentrer son marché et s'y adapter peut donc être une solution
pour s'assurer de répondre aux demandes des utilisateurs.
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