II.1.2. La théorie du capital humain
La fin de la deuxième Guerre mondiale et le
début de la Guerre froide ont sensiblement affecté la vision et
la conception qu'entretenaient les Gouvernements et les économistes
quant à la place et le rôle de l'éducation dans la
société. La prise en compte d'une nécessaire
révision du lien entre éducation et croissance a poussé
certains pays développés, dont notamment les États-Unis,
à motiver et encourager la recherche scientifique en la
matière.
D'où la création d'une filière de
recherche en économie de l'éducation à l'université
de Chicago au début des années 1960. L'objectif étant de
répondre à la question : Comment accroître d'un point le
taux de croissance de l'économie américaine dans les vingt
prochaines années ? Le programme visait la résolution de certains
problèmes posés par le nouvel contexte international, à
savoir : le maintien et le renforcement de la croissance économique ;
« le rôle de l'éducation dans la lutte contre la
pauvreté et la discrimination raciale; et, la compétition avec le
bloc soviétique, notamment après le lancement de ce dernier du
premier spoutnik, en 1959. Les travaux au sein de ce programme de recherche ont
conduit à la naissance de toute une nouvelle filière au sein de
la science économique, en l'occurrence celle de l'économie de
l'éducation29 ». Tout d'abord, on doit signaler
l'introduction de la théorie du « capital humain »,
grâce aux travaux de T. W. Schultz et G. Becker. Ces derniers se posaient
deux questions : Qui gère les ressources humaines ? Et selon quels
critères ?
La réponse à ces questions consiste à
affirmer que « l'être humain peut être considéré
comme une matière première à façonner et à
transformer en fonction des besoins de l'économie et du marché du
travail30 ».
À l'encontre de la théorie classique, les
théoriciens du capital humain affirment que les seuls facteurs de
travail et du capital sont insuffisants à eux tous seuls pour
l'explication
29 Jean-Jacques Paul, Op.cit. p. 309.
30 Jean-Jacques Paul, Op.cit. p. 310.
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et l'analyse des différences d'évolution de
niveaux de croissance entre les économies. Dans la vision de ces
derniers, c'est la qualité du facteur travail et non pas le travail en
lui-même, qui représente un élément fondamental pour
la compréhension de la dynamique de croissance. Or, un facteur travail
de qualité implique que les individus et travailleurs, jouissent d'un
bon état de santé (capacités physiques) et d'un
système éducatif moderne et axé sur les sciences,
l'innovation et la technologie (capacités intellectuelles).
Dans cette optique, le capital humain se présente comme
un facteur endogène résultant de choix rationnels
d'investissement de la part des individus, travailleurs et entreprises.
La théorie du capital humain s'est construite par
analogie à la théorie du capital physique (G. Becker, 1994).
« L'éducation et la formation sont considérées comme
un Investissement que l'individu doit effectuer d'une façon rationnelle
afin de se construire un capital productif inséparable de sa
personne31 ». L'étudiant est considéré
comme une firme possédant un niveau initial de connaissances ou un stock
de capital humain. Tout comme la firme peut investir pour accroître et
accumuler son capital physique, l'étudiant peut lui aussi de sa part,
augmenter son stock de capital humain par sa demande d'éducation. Cette
dernière augmente les capacités productives de l'individu, en
accroissant ses connaissances, aptitudes et compétences.
Les coûts relatifs d'acquisition de ce capital sont de
deux sortes. « Premièrement, un coût d'opportunité,
c'est-à-dire le salaire et les avantages auxquels l'individu pourrait
prétendre avoir déjà s'il travaillait à temps plein
et dont il doit renoncer pour se libérer à sa formation. Et
deuxièmement, les coûts et les frais exigés pour sa
formation. Car l'éducation est censée lui procurer une source de
revenu durable sur le marché du travail. Son acquisition devrait
accroître et améliorer ses compétences et qualifications et
ainsi sa productivité marginale. Le taux de rendement de
l'investissement en capital humain se mesure par la différence entre le
niveau de flux de salaire perçus après l'investissement et le
niveau de flux de salaire que l'individu n'aurait pu percevoir s'il n'en avait
pas investi32 ». De ce point de vue, il sera rentable
d'investir si la différence entre les valeurs actualisées de ces
deux flux est positive et supérieure aux coûts de l'investissement
ce qui signifie, qu'il doit être supérieur à
l'unité. Pour sa part, G. Becker, affirme que : « c'est
l'anticipation des gains
31 Véronique Simonet, (2003), « Le capital humain
», Chap. dans Encyclopédie des Ressources Humaines, ouvrage
coordonné par José Alouche, Vuibert, p. 135.
32 Véronique Simonet, Op.cit., P.137.
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futurs que peut gagner l'individu en termes de revenus, qui
détermine son choix et son niveau d'investissement
éducatif33 ». C'est-à-dire que, la demande
d'éducation est le résultat d'un calcul de rentabilité
réalisé à partir de la différence entre les
coûts et les bénéfices qu'elle pourrait engendrer pour son
demandeur. Il en découle pour T. W. Schultz que, « grâce
à l'éducation les travailleurs sont devenus des capitalistes dans
le sens où le travailleur est supposé avoir une marchandise
à vendre sur le marché de travail. Cette marchandise est un stock
de connaissances, de compétences et d'un savoir-faire acquis dans une
large proportion grâce à la formation et
l'éducation34 ». L'éducation est un
investissement rentable et la dépense d'éducation n'est plus
envisagée comme une conséquence des différences de revenus
comme chez A. Smith, dans sa théorie de la demande d'apprentissage, mais
comme une cause sur laquelle on peut agir.
De son côté, Mincer (1958) précise que les
écarts de salaires entre individus et travailleurs s'expliquent par la
différence de niveau de formation entre ces derniers. Alors que Schultz
(1961) considère que les individus peuvent améliorer leur
productivité par des actes volontaires d'investissement.
En théorie, « le capital humain a trois
particularités principales qui le distinguent des autres formes de
capital: la personnalisation, la limitation et l'opacité35
». La personnalisation du capital humain réside dans le fait qu'il
est indissociable de son propriétaire. Il est incorporé dans ce
dernier. G. Becker affirme à cet effet que :
La personnalisation représente également une
sorte de protection contre toutes les menaces extérieures.
L'effectivité de cette protection est considérée
même comme une forte incitation pour le maintien et l'augmentation de
l'investissement en soi. Alors que dans le cas échéant, la
personne en question craignant une atteinte à son capital intellectuel
pourrait envisager de fuir son lieu d'activité, vers un autre lieu plus
sécuritaire, rentable et prometteur pour son capital. Un des meilleurs
exemples à ce sujet est celui de la fuite des cerveaux de certains pays,
notamment ceux en développement, en raison de l'indifférence ou
la faiblesse des politiques publiques en matière de recherche
scientifique, de motivation et de justice salariale et professionnelle.
33 G. Becker, (1994), «Human Capital: A theoretical and
Empirical Analysis with Special Reference to Education», University of
Chicago Press, 3ème Edition.
34 Schultz T. Paul, (2003), "Evidence of Returns to Schooling
in Africa from Household Surveys: Monitoring and Restructuring the Market for
Education," Working, Economic Growth Center, Yale University.
35 Véronique Simonet, Op.cit. p. 135.
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La deuxième particularité à savoir celle
de la limitation, signifie que les possibilités d'accumulation du
capital humain sont tributaires des capacités physiques et
intellectuelles de l'individu. « Le rendement marginal de l'investissement
est censé décroître au fur et à mesure que l'effort
individuel augmente36 ».
Troisièmement, l'opacité du capital humain
signifie que, « les compétences, connaissances et aptitudes du
travailleur ne sont pas complètement visibles pour l'employeur
dès le début de l'opération de recrutement. Ainsi, il'
pourrait être tenté d'accorder le même salaire, traitement
et avantages à des individus ayant des formations et des
productivités différentes37 ». Dans ce cas, seuls
les travailleurs bien formés et compétents seront capables de
convaincre l'employeur de la qualité et la distinction de leurs
travaux.
Concernant la question de financement de l'offre
éducative et du rôle des pouvoirs publics, la théorie du
capital humain insiste sur la nécessité de laisser les
dépenses d'investissement en éducation au libre jeu du
marché :
« Si tous les marchés sont concurrentiels, et si
les individus arbitrent rationnellement entre les affectations alternatives de
leur revenu en fonction des taux de rendement anticipés, la
dépense sociale d'éducation sera optimale et la production des
services d'enseignement la plus efficiente possible. L'intervention de
l'État et des pouvoirs publics ne serait autorisée que dans le
seul cas de la défaillance du marché38 ».
Bref, la théorie du capital humain défend la
thèse selon laquelle, investir en éducation est une des
préconditions à une croissance économique soutenue et
durable. Le taux de croissance d'une économie est essentiellement
affecté par le taux de croissance de l'éducation et du niveau
scolaire de la population active. Cette théorie a donné lieu
à une sorte de consensus en faveur d'une expansion massive des
systèmes éducatifs.
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