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Quelle(s) finalité(s) pour le droit du travail sénégalais?


par Alassane SECK
Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) - Master 2 en droit privé et sciences criminelles 2017
  

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CHAPITRE 2 : LA PORTEE DU CHANGEMENT DE PERSPECTIVE

Une sociologue constatait que le lien entre flexibilité et compétitivité n'a jamais été démontré dans les travaux scientifiques, qu'en revanche, le lien entre travail de qualité et compétitivité ou entre qualité de vie au travail et compétitivité l'est. Que c'est en fidélisant leurs salariés, en les formant et en s'appuyant sur leurs expertises que les entreprises seront plus productives et compétitives, pas en les précarisant davantage201. Il devient donc légitime de se demander si la flexibilité de l'emploi améliore-t-elle réellement l'emploi ? Rien de robuste ne permet de l'affirmer202. Par contre, le recul de l'ordre public social, lui, est bien perceptible (Section 1) à plusieurs niveaux, lequel recul qui place le droit du travail sénégalais en déphasage avec les aspirations de l'OIT (section 2).

Section 1 : Le recul de l'ordre public social

Le renforcement de la protection de l'entreprise passe inévitablement par un recul de la protection des salariés203 par voie de conséquence un recul de l'ordre public social. Or, Flexibilité rime avec montée de la précarité. Cette précarité accrue (paragraphe 1) a fini par entrainer une atténuation voire une absence de protection des salariés (paragraphe 2).

Paragraphe 1 : L'aggravation de la précarité de l'emploi

La notion de précarité de l'emploi renvoie à un phénomène multidimensionnel, dont la définition diffère selon les auteurs (chercheurs, praticiens de la sphère sociale, statisticiens, sociologue). La précarité est liée en effet à plusieurs notions connexes : la pauvreté, l'instabilité, l'insécurité, le chômage, l'exclusion. Utilisée par les syndicats, les associations, les hommes politiques, la précarité est devenue une catégorie « politique », difficile à enfermer dans une définition204. Ainsi, l'acception de la notion de précarité est devenue très large, ce qui entretient une certaine confusion et rend difficile d'aboutir à des mesures précises. Monsieur Serge PAUGAM205 éclaire néanmoins notre lanterne sur cette notion. Il distingue précarité de

201 C. KORNIG, La précarité de l'emploi peut-elle être un projet de société ?, [en ligne], LEST. URL: http://www.lest.cnrs.fr/IMG/pdf/loitravail_cathel_kornig.pdf, consulté le 1 déc. 2018.

202 C. RAMAUX, « Flexicurité : quels enjeux théoriques ? », Économie et institutions [En ligne], 9 | 2006, mis en ligne le 31 janvier 2013, consulté le 09 décembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/ei/368.

203 Roch D. Gnahoui, Intérêt de l'entreprise et droit des salariés, Rsda, Janvier - Juin 2003 cité par C. KORNIG, op. cit.

204 J. Baptiste de Foucauld, La précarité de l'emploi [en ligne], Conseil national de l'information statistique (FR), URL: https://www.cnis.fr/wp-content/uploads/2017/12/DPR_2008_12e_reunion_GT_emploi_precarite_emploi.pdf, avril 2008, consulté le 3 décembre 2018, p. 1

205 Dans son ouvrage S. PAUGAM, Le salarié de la précarité, PUF, 2007 cité par J. Baptiste de Foucauld, op. cit. p. 3

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l'emploi et précarité du travail. La précarité du travail renvoie à des situations où le travail est sans intérêt, mal rétribué, faiblement reconnu dans l'entreprise tandis que la précarité de l'emploi correspond, selon lui, au fait de ne pas pouvoir prévoir son avenir professionnel, ni assurer durablement sa protection sociale. Les critères à prendre en compte sont au nombre de trois, durabilité de la relation d'emploi, unicité de l'employeur, niveau des revenus. Les personnes en CDD, les intérimaires, les contractuels et vacataires de la Fonction publique, les intermittents, les jeunes en apprentissage, les stagiaires et les personnes en contrats aidés ont un statut précaire, défini par le contrat particulier qui les relie à leurs employeurs. Dans leur cas, la précarité de l'emploi se définit à partir de la nature du contrat de travail. Les personnes à temps partiel ou en sous-emploi sont aussi considérées en emploi précaire : c'est l'insuffisance de leurs revenus qui les classe dans cette catégorie. Enfin, les personnes qui sont en CDI à temps plein, mais qui risquent d'être licenciées, ont aussi un emploi précaire car la relation d'emploi risque de ne pas être durable206.

Le conditionnement économique du droit du travail sénégalais à l'écho des discours sur la flexibilité a favorisé le développement de la précarité et de sa généralisation suite aux diverses mesures législatives ou réglementaires dans les codes de 1961 et de 1997 qui ont contribué à l'éclatement de la collectivité des salariés dans leurs perspectives d'adaptation à la nouvelle donnée économique mondiale207. De plus en plus de salariés sont licenciés en masse, les nouvelles méthodes de gestion de la main d'oeuvre confèrent à l'employeur la souplesse la plus absolue dans la gestion du facteur travail qui est maintenant considéré comme instrument de transfert des risques pesant sur l'entreprise vers les salariés208. La précarité de l'emploi consécutive à ces différentes réformes est aujourd'hui aggravée par les nombreux abus que l'on observe dans le contrat à durée déterminée sous le couvert du surcroit d'activité et de l'intérim.

Jadis, la conversion par majoration faisait obstacle à la conclusion de plus de deux fois ou au renouvellement plus d'une fois d'un CDD, à l'exception des journaliers, saisonniers et dockers. En 1989209, les deux autres exceptions ajoutées ont repoussé les limites de la précarité. Il s'agit de l'intérim et du recrutement pour surcroit d'activité. La grande permissivité de ces exceptions instituées dans le dessein de permettre aux employeurs de recruter sans grandes contraintes s'est

206 Ibid.

207 S. DIALLO, Profil national de droit du travail : le Sénégal [en ligne], OIT Document, juin 2011, URL : https://www.ilo.org/ifpdial/information-resources/national-labour-law-profiles/WCMS_158865/lang--fr/index.htm, consulté le 3 décembre 2018.

208 M. MINE, « Quand le droit favorise l'augmentation et la flexibilité du temps de travail, op. cit.

209 Voir supra (première partie de cette étude)

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rapidement transformée en portail210 cédant la voie aux abus de toute sorte. Le tout, sans parler du salarié recruté sur la base d'un contrat à durée déterminée d'usage qui, dans le contexte juridique actuel, peut être maintenu dans la précarité toute sa vie professionnelle du fait de la souplesse extrême de ce contrat au profit d'une liste plutôt longue d'entreprise211.

D'abord, le travail intérimaire212. Institué pour remédier au déficit de personnel résultant d'absences autorisées de certains salariés, l'intérim a été vite détourné de son objet. Pour compléter l'effectif du personnel, l'employeur a la latitude de recruter directement le personnel dont il a besoin mais, il recourt souvent à société de placement de main d'oeuvre d'où la prolifération des entreprises de travail temporaire213. Le travail temporaire est l'expression juridique qui vise ce que la pratique nomme le plus souvent travail intérimaire214 et instaure une relation triangulaire de travail plaçant souvent le salarié dans une situation très délicate, toute perspective de carrière obstruée. La nouvelle pratique des entreprises consiste à contractualiser avec ces sociétés « écran » qui foisonnent au Sénégal et contribuant, pour la plupart, à précariser d'avantage l'emploi. Elles font des retenues illégales et des contrats secrets avec les entreprises en totale ignorance du travailleur215. Ainsi, elles bouchent les perspectives de carrière de beaucoup de jeunes diplômés216 obligés d'accepter des contrats bidons et des conditions de travail indécentes. Il s'agit d'un mode de domination qui « contraint les travailleurs à la soumission, à l'acceptation de l'exploitation »217.

Ensuite, nous retrouvons le recrutement pour surcroit d'activité. Ce type de recrutement évolue dans une totale incertitude. La doctrine a dénoncé l'imprécision de la notion de surcroit d'activité218 que le législateur ne définit pas219. Toutefois le véritable problème est la réalité du surcroit d'activité. Nombre sont les entreprises qui profitent de l'imprécision de la notion de

210 A.C. NIANG, « L'emploi aujourd'hui, du permis à l'interdit », Annales africaines, Nouvelle Série, Vol. 2, Décembre 2017, p. 97.

211 Sur l'ensemble de cette question voir Y. BODIAN, « Précarité de l'emploi et droit du travail sénégalais », op. cit., pp. 303-307.

212 Sur l'ensemble de cette question voir : Les agences d'emploi privées, les travailleurs intérimaires et leur contribution au marché du travail, Document BIT, Généve, 2009, 73p.

213 Du fait de leur grand nombre, le président de l'union sénégalaise des entreprises de travail temporaire (Usett), affirmait, en 2010, que les entreprises de travail temporaire mettaient plus 100 000 emplois chaque année sur le marché du travail. URL : http://www.servicepublic.gouv.sn/index.php/demarche_administrative/actu/2/1116, consulté le 4 décembre 2018.

214 E. PESKINE, C. WOLMARK, op. cit., p. 136.

215 B. CISS, La précarisation de l'emploi en roue libre au Sénégal, avril 2010, [en ligne] URL : https://www.pressafrik.com/La-precarisation-de-l-emploi-en-roue-libre-au-Senegal_a27748.html, consulté le 4 décembre 2018.

216 Voir aussi A.C. NIANG, « L'emploi aujourd'hui, du permis à l'interdit », op. cit. p. 113.

217 J. Baptiste de Foucauld, La précarité de l'emploi [en ligne], op. cit, p. 3.

218 A. C. NIANG, op. cit.

219 En principe cette situation correspond à une augmentation du niveau de production telle qu'il soit nécessaire de renforcer le personnel habituellement occupé dans l'entreprise pour respecter les délais d'exécution. (A.C. NIANG, op. cit.)

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surcroit d'activité et de l'absence d'outils de mesure permettant d'apprécier le caractère exceptionnel du surcroit d'activité pour surexploiter les salariés déjà dans une situation très délicate. Ce qui participe de l'aggravation de la précarité déjà organisée par la loi.

Par ailleurs, la formation professionnelle constitue également un point important dans la question de l'aggravation de la précarité. Ayant été mise en place dans une perspective d'accorder à l'entreprise plus de facilité dans le recrutement220 et d'assurer aux jeunes diplômés221 ou jeunes issus de l'enseignement général ou n'ayant pas bénéficié d'une instruction académique une préparation à l'entrée dans le marché du travail222, la formation professionnelle a été souvent détournée de son objet.

Nombre de stagiaires évoluaient en dehors du cadre légal, occupant souvent, sous le couvert d'un contrat de stage, des emplois à temps plein qui se prolonge dans la durée sans régularisation de leur situation intrinsèquement précaire. Ils n'avaient aucun statut professionnel et faisaient l'objet de tous les abus. L'intervention d'une réglementation plus poussé en 2015223 instaure une lueur d'espoir mais reste à voir si ces nouvelles exigences vont freiner les pratiques abusives, ce dont une certaine doctrine224 doute légitimement du fait de la quasi-inexistence voire l'absence de contrôles administratifs faute de moyens de l'administration de travail et de pouvoir de sanction de l'inspecteur du travail.

Avec les apprentis c'est à peu près le même scénario. Souvent considéré comme occupant un vrai emploi, le rapport avec l'employeur, soit disant formateur, est souvent très énigmatique, les contours flous, pas tout à fait un contrat de travail parce que presque ou pas du tout rémunéré, pas tout à fait un contrat d'apprentissage car formateurs ou apprentis ignorent souvent l'existence d'une réglementation en la matière225. Un décret de 2016226 réglemente désormais le contrat d'apprentissage. Toutefois, l'abondance et la rigidité observées dans les règles peuvent malheureusement amplifier la réticence et les difficultés des entreprises à se conformer aux règles227.

220 A.C. NIANG, « L'emploi aujourd'hui, du permis à l'interdit », op. cit., p. 99

221 Exposée de motifs de la loi n2015-04 du 12 février 2015 portant réforme de certaines dispositions du code du travail ; J.O. N° 6856 du samedi 20 juin 2015.

222 Rapport de présentation du décret n2016-263 du 22 février 2016 fixant les règles applicables au contrat d'apprentissage ; J.O. N° 6932 du samedi 30 avril 2016

223 Loi sur le stage précité et son décret d'application (décret n2015-777 fixant les règles applicables au contrat de stage)

224 Cf. A.C. NIANG, « L'emploi aujourd'hui, du permis à l'interdit », op. cit., p. 103.

225 Ibid.

226 Décret précité sur le contrat d'apprentissage.

227 A.C. NIANG, op. cit.

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Cette constellation de précarité à laquelle s'ajoutent les nombreux abus que l'on observe, de nos jours, dans les contrats d'engagement à l'essai228 où nombre d'employeurs détournent sciemment l'objet, ne fait qu'amplifier l'affaiblissement de la protection accordée aux salariés.

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