DEUXIEME PARTIE : UNE FINALITE AMBIGUË
A L'EPOQUE CONTEMPORAINE
Le droit du travail en a fait du chemin avant d'en arriver
à son point actuel, il est le produit fini des luttes
sociales139. Le dynamisme est le propre du droit du travail, il ne
demeure pas figé à une époque, il évolue et
s'adapter au gré des conditions sociales. Son objectif continu est de
rétablir un équilibre entre les parties, en empruntant les traits
caractéristiques de données factuelles naturellement
fluctuantes140. A ce titre le caractère ambiguë de la
finalité actuelle du droit du travail sénégalais
découle de plusieurs raisons (chapitre 1) et a une portée bien
définie (chapitre 2).
CHAPITRE 1 : LES RAISONS DU CHANGEMENT DE
PERSPECTIVE
Sous l'influence du fort changement de l'environnement
politique, social et économique dû à l'économie
mondialisée et à l'émergence de nouveaux slogans tels que
: « restructurations », « privatisations », « nouvelle
politique industrielle », « moins d'État, mieux d'État
»141, les autorités publiques ont fini par parachever
cette orientation en réformant le Code du travail pour « l'adapter
aux réalités économiques et sociales de notre pays et en
faire un vecteur dynamique de croissance »142. C'est ainsi que
le droit du travail sénégalais a été
transformé en instrument de promotion économique (section 1) pour
l'épanouissement de l'entreprise, outil de production et pierre
angulaire de la croissance économique. Cette transformation s'est faite
par le renforcement des prérogatives patronales (section 2).
Section 1 : Le droit du travail, un instrument de
promotion économique
Pendant longtemps, la protection du salarié a
été le seul souci du droit du travail. Toutes les règles
étaient édifiées de manière telle, que les
salariés, seuls, pouvaient en tirer contrepartie. Toute idée de
flexibilité du droit du travail était envisagée dans une
perspective de renforcement de la protection des salariés :
flexibilité « à sens unique », de
protection143. Depuis peu, des dérogations à ce
principe sont apparues dans la législation, aux fins de permettre une
prise en
139 F. DUQUESNE, op. cit., p. 18
140 N. Claude, La variabilité du droit du travail,
thèse de doctorat, Université d'Angers, soutenu le 7
décembre 2010,
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00579595,
p. 16.
141 I.Y. NDIAYE, Droit du travail sénégalais et
transfert de normes, Bulletin de droit comparé du travail et de la
sécurité sociale, 2005, p. 166.
142 Exposé des motifs de la loi n° 97-17 du 1er
décembre 1997 portant sur le nouveau Code du travail cité par
I.Y. NDIAYE, op. cit. p. 166.
143 Expression empruntée à Jean Claude JAVALLIER
(Droit du travail, LGDJ, 5e ed., 1996).
33
compte de l'intérêt de l'entreprise (paragraphe
1), caractéristique essentiel d'un droit maintenant tourné vers
l'économie (paragraphe 2).
Paragraphe 1 : L'avènement de la prise en compte de
l'intérêt de l'entreprise
Le dernier quart de siècle a coïncidé avec
une remise en question du droit du travail lui-même144,
entrainant l'émergence et l'affirmation d'un caractère nouveau :
l'ambivalence.
En Europe, la remise en question du droit du travail a suivi
la profonde crise économique et financière résultant des
« chocs pétroliers » des années 1970145 mais
aussi la mondialisation des marchés. La crise économique a
entrainé un ralentissement de l'activité, des restructurations,
des pertes d'emplois industriels, des licenciements massifs et une croissance
du chômage bientôt angoissante146. Tout ceci
renforcé par mondialisation qui a favorisé une concurrence rude
des pays dit « émergents » où les entrepreneurs
profitent du faible coût de la main d'oeuvre. Dès lors, les
thèses libérales dominantes poussent à ce qu'on appelle la
« déréglementation », qui consiste à la fois
à faire disparaître tout monopole et toute entente et à
laisser les mains libres aux entreprises dans la gestion de leur
personnel147. L'idée d'un Droit du travail, protecteur du
salarié devient dans ces conditions totalement inappropriée. Le
droit du travail est vu comme une source des rigidités qui affecteraient
la capacité des entreprises à répondre aux
impératifs de la compétition économique148 et
fait l'objet d'un procès permanant. Le maximum de liberté devant
être laissée à ceux qui gèrent l'entreprise, source
d'emplois et méritant, seule, les faveurs de la loi. Ces discours, que
les autorités publiques ont pris en considération, ont eu raison
du droit du travail qui s'est progressivement adjoint de nouvelles
finalités prenant en compte l'intérêt de l'entreprise.
C'est d'ailleurs en ce sens que le Professeur Gérard Lyon-Caen
considérait que l'évolution du droit du travail pouvait
connaître des retournements d'orientation: des règles, ou des
opérations juridiques paraissant jusqu'alors servir les
intérêts
144 I. Y. NDIAYE, M. SAMB, « Neutralisation ou
flexibilisation du droit du travail, de l'ajustement économique à
l'ajustement juridique », in Ajustement structurel et emploi au
Sénégal, Codesria-Karthala, Dakar, 1997, p.103; G. Lyon-Caen, J.
Pélissier, A. Supiot, Droit du travail, 18ed., Dalloz, 1996, p. 16 ; J.
Pélissier, G. Auzero, E. Dockès, Droit du travail, Dalloz, 26
éd., 2012, p. 23.
145 M. SAMB, Réformes et réception des droits
fondamentaux du travail au Sénégal, Revue d'étude et de
recherche sur le droit et l'administration dans les pays d'Afrique (disponible
sur
http://afrilex.u-bordeaux4.fr/réformes-et-réception-des-droits.html),
février 2000, consulté le 10 octobre 2018.
146 J. Pélissier, G. Auzero, E. Dockès, op. cit.,
p. 23.
147 G. Lyon-Caen, J. Pélissier, A. Supiot, op. cit., p.
17.
148 P. VERKINDT, Le droit du travail, Dalloz, 2005, p. 1.
34
des salariés, pouvaient ainsi être mises à
profit par les employeurs149, témoignant du caractère
ambivalent du droit du travail.
En Afrique subsaharienne, l'instabilité
économique et sociale et la persistance d'un environnement international
hostile, conséquence de la profonde crise économique, a
marqué le début des années 1980. Récepteurs des
crédits à des taux très bas résultant de la
surliquidité générée par le recyclage des
pétrodollars, les États africains deviennent surendettés,
en 1980, au moment où la baisse des prix des matières
premières leurs enlèvent les possibilités de faire face
durablement au service de leur dette extérieure. Au même moment,
les pays non producteurs de pétrole, comme le Sénégal,
sont affectés par le gonflement de leur facture
pétrolière, contribuant ainsi à creuser le déficit
de leur balance commerciale150. Les emprunts contractés dans
les années 1970 contenant des clauses d'indexation des taux
d'intérêt aux taux d'inflation des pays du Nord, étant de
surcroît libellés en dollars, les pays africains vont être
confrontés, à stock de dette constant, au triplement des charges
à rembourser. La négociation avec les groupements de
prêteurs publics et privés (Club de Paris, Club de Londres)
conduit alors les États africains à se lier aux programmes des
institutions financières internationales, notamment la Banque Mondiale
et le Fonds Monétaire International, qui leur imposèrent des
mesures drastiques de « stabilisation » et « d'ajustement
structurel », avec une kyrielle de conditions151. La nouvelle
politique économique imposée par les institutions
financières internationales consacre l'hégémonie absolue
de l'économique et la remise en cause des politiques protectrices
socialisantes de l'État152. Au Sénégal, ces
programmes de restructuration ont suivi l'échec des stratégies de
développement économique initiées après les
indépendances, et ont invariablement préconisé une plus
grande flexibilité dans la gestion des droits des travailleurs et une
libéralisation des normes de travail153.
En définitive, en droit du travail
sénégalais, l'avènement de la prise en compte de
l'intérêt de l'entreprise est consécutif aux divers
politiques d'ajustements structurels adoptés154. La
libéralisation du commerce international, la mondialisation des
marchés financiers et l'importance grandissante de l'intervention des
multinationales sur les marchés bouleversent les systèmes
nationaux. Les contraintes de comparaison des coûts des facteurs de
production, y
149 A. SUPIOT et A. JEAMMAUD, Droit du travail, Dalloz, coll.
« Précis Droit privé », 24ème éd., 2008,
n° 22.
150 M. SAMB, op. cit.
151 Ibid.
152 Ibid.
153 A. KANTE, op. cit., p. 20.
154 Y. BODIAN, « précarité de l'emploi en
droit du travail sénégalais », Nouvelles annales africaines,
2013, p. 293.
35
compris le facteur travail conduisent les États
à une course vers un certain désengagement, une plus grande
flexibilité pour attirer les investisseurs. Ces remous ont conduit
à la réforme du code du travail en 1989155 et, en
1997, l'instauration d'un nouveau code du travail plus tourné vers la
prise en compte de l'intérêt de l'entreprise156.
|