Section I. La qualification juridique des jetons en
France
L'AMF a rejeté la qualification de titres financiers (
1) pour celle de « biens divers », mais cette qualification est-elle
satisfaisante (§2)?
§1. Le rejet de l'application de la
législation relative à l'offre au public de
titres
L'AMF définit les Initial Coin
offerings comme des « opérations de levées
de fonds effectuées à travers une technologie de registre
distribué qui donnent lieu à une émission de jetons
(« tokens »).38 » Les ICOs sont
appelées ainsi du fait de leur similitudes avec les IPOs. Cependant la
nature des droits acquis dans une ICO est variable et un jeton n'est pas
équivalent à un titre de capital.
Une ICO sert à financer un projet, originellement dans
l'orbite de la blockchain. En contrepartie de leur participation, les
investisseurs ont un ou plusieurs jetons les faisant bénéficier
de fruits, sous la forme de profits, ou du profit résultant d'une
augmentation de la valeur du jeton (puisqu'ils sont fongibles et
transférables ils peuvent être ensuite revendus dans une optique
de
36 DG TREìSOR ET FINENT, « Consultation
publique sur le projet de réformes législative et
réglementaire relatif à la Blockchain», 24 mars 2017
37 S. SCHILLER, La Semaine Juridique Edition
Générale n° 3
38 AMF, « Document de consultation sur les initial coin
offerings (icos) », 26 octobre 2017, p.1
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spéculation). Ils peuvent également
conférer aux investisseurs des droits de vote ou de gouvernance, et/ou
un droit d'usage.
L'AMF distingue deux types de jetons : les jetons «
d'usage » qui « octroient un droit d'usage à leur
détenteur en leur permettant d'utiliser la technologie et/ou les
services distribués par le promoteur d'ICO39 » et les
jetons offrant des droits politiques ou financiers (qui pourraient donner lieu
dans certains cas à une qualification de ces titres en instruments
financiers).
Ainsi, comme le souligne l'AMF, et comme nous l'avons compris,
les ICOs et les jetons peuvent être de différentes natures et
aboutir à des droits ou prérogatives disparates.
Une clarification de la qualification applicable devenait
nécessaire compte tenu de leur rapide expansion. Le président de
l'AMF nous indique les raisons de cet engouement pour les crypto-actifs de par
ses avantages. Ce phénomène peut selon lui réduire les
coûts de certaines opérations financières (transferts,
offre au public de titres...), accélérer les temps
d'exécution de ces opérations, toucher une cible mondiale,
financer des projets à un stade très précoce, financer le
développement d'un service ou d'un produit par ses potentiels futurs
utilisateurs, sans pour autant diluer le capital social de la
société, et enfin, renforcer la sécurité des
transactions40.
La plupart des émetteurs d'ICOs élaborent un
« white paper » comprenant les informations relatives
à l'émetteur, au projet, aux fonds nécessaires, la
quantité de jetons offerte au public et les objectifs. Cependant, si des
guides de bonnes pratiques préconisent quelles informations doivent y
figurer, les émetteurs n'ont aucune obligation quant au contenu de ce
document, ce contenu est donc très disparate d'une ICO à
l'autre.
Dans sa consultation, l'AMF précise que la
réglementation applicable aux ICOs ne peut être
déterminée qu'au cas par cas du fait de leur caractère
hétéroclite. Mais l'autorité analyse dans ce document si
d'une manière globale les ICOs pourraient relever de la
législation relative à l'offre au public de titres financiers, le
financement participatif en titres, les placements collectifs ou
l'intermédiation en bien divers.
L'AMF s'interroge dans un premier temps sur la
possibilité d'appliquer la législation relative aux offres au
public de titres financiers aux ICOs, ce qui impliquerait la rédaction
d'un prospectus conforme à la législation. L'AMF reprend la
définition des titres financiers de l'article L.211-1 du code
monétaire et financier énumérant les trois types de titres
financiers que nous avons vu dans l'introduction pour répondre à
cette question.
L'AMF considère que les tokens ne peuvent être
qualifiés de titres de capital car les émetteurs, rarement
dotés de la personnalité morale ne possèdent pas de
capital social et que tous les tokens n'y donnent pas accès. Pour
être qualifié ainsi les tokens devraient conférer des
droits politiques et financiers similaires à ceux que les actions
octroient, et l'émetteur pourrait être qualifié en
société créée de fait, afin de lui octroyer la
personnalité morale. Cependant, si pour l'AMF cette qualification est
envisageable, pour Thierry Bonneau, la société
créée de fait n'a pas de personnalité morale et reste donc
un obstacle à la qualification de titres financiers41.
En l'état actuel de la définition de titres de
créance, la qualification des ICOs est rejetée par l'AMF.
Cependant, elle précise que si la définition venait à
évoluer en prenant en considération la possibilité que
l'objet de la créance puisse être autre chose qu'une somme
d'argent, la qualification des ICOs comme titres de créance pourrait
être envisageable. Cette précision a toutefois pu être
jugée inopportune42.
39 AMF, « Synthèse des réponses
à la consultation publique», p.3
40 R. OPHELE, intervention devant la Mission d'information sur
les « Monnaies virtuelles », 5 av 2018, p.3
41 T. BONNEAU, « « tokens », titres financiers ou
biens divers ? », Revue de Droit bancaire et financier n°1,
janv 2018, repère 1
42 Ibid
15
La qualification en tant que parts ou organismes de placement
collectif est également rejetée car les ICOs n'ont pas pour objet
de gérer des portefeuilles de titres financiers et de
dépôts pour le compte d'investisseurs. L'AMF analyse, en outre, si
les ICOs peuvent correspondre au financement participatif, aux placements
collectifs, et en conclut également par la négative.
Dès lors puisque les tokens ne peuvent être
qualifiés de titres financiers, la réglementation relative
à l'offre au public de titres financiers ne s'applique pas en
l'état actuel de la législation et des droits que
confèrent les ICOs aux investisseurs. Mais cette analyse est
critiquée car l'article L.211-1 du Code monétaire et financier
énumère les titres financiers mais ne les définit
pas43.
§2. La qualification en bien
divers
L'AMF analyse finalement si les ICOs pourraient être
qualifiés de bien divers. Elle définit un bien comme « toute
chose susceptible d'être appropriée et qui présente une
certaine utilité économique permettant sa
circulation44.» Ainsi, cette définition correspond aux
tokens puisqu'ils « peuvent être appréhendés par leurs
souscripteurs, lesquels les acquièrent à titre onéreux
auprès d'un émetteur et peuvent les utiliser pour accéder
à certains services ou les céder à un
tiers45.»
L'AMF relève que les jetons sont susceptibles d'entrer
dans les deux catégories d'intermédiaires en biens divers en
prenant en compte la nature des jetons, or selon un auteur, même si cette
qualification reste la plus pertinente, « c'est moins la personne de
l'intermédiaire que les biens eux-mêmes qui doivent être
pris en considération46.» L'article L.550-1 du code
monétaire et financier ne définit pas de manière
précise les biens divers et pourtant l'AMF fait entrer les ICOs dans
cette catégorie sans démontrer la cohérence de cette
qualification. Ainsi, pour cet auteur, « rien ne sert à forcer les
catégories juridiques et à se mettre en marge de l'état de
droit alors que l'adoption d'un nouveau texte ne devrait pas faire peur au
législateur. » D'autres avis, figurant dans la synthèse des
réponses à la consultation publique considèrent
également cette qualification comme problématique ou
relèvent son caractère inadapté47.
Ce régime semble toutefois inadapté car les ICOs
se passent de tout intermédiaire en ayant recours à un smart
contract48 et à l'inscription sur une chaîne de
blocs pour émettre leurs jetons. Le régime des biens divers
comprend deux volets : l'un relatif à l'obligation d'information du
public49 et l'autre à l'encadrement de
l'intermédiaire50. Pour que le régime soit
adapté, il faudrait adapter les informations aux caractéristiques
des ICOs et appliquer ces obligations à l'émetteur et non pas
l'intermédiaire, puisque par principe il est absent lors d'une ICO. Le
délai d'examen du document d'information devrait également
être raccourci (actuellement de deux mois) afin de s'adapter au besoin de
rapidité des ICOs. Mais, qu'en est-il du jeton qui ne répond ni
à la qualification de valeur mobilière, ni à celle de bien
divers ? En l'état actuel de la législation, il relèverait
d'une qualification encore non envisagée, et si aucun régime
juridique ne permet de le qualifier, d'aucun régime.
De plus, une qualification propre à chaque type de
jeton n'est pas la meilleure solution comme le relève l'AMAFI, en effet,
une ICO peut émettre différents jetons pour une même
émission (les ICOs « multi-tokens ») et qu'un jeton peut
également changer de nature et donc de forme juridique au cours de son
existence. Nous verrons par la suite les solutions envisageables pour pallier
ce problème.
43 ibid
44 AMF, « Document de consultation sur les initial coin
offerings », p.9
45 Ibid
46 T.BONNEAU, Revue de Droit bancaire et financier
n°1
47 AMF, « synthèse des réponses à la
consultation publique», p.9-10
48 Contrat intelligent
49 C. mon. fin., art L.550-3 à L. 550-5 ; RG AMF, art
441-3 ; art 12 à 14 de l'instruction AMF (DOC- 2017-06)
50 C. mon. fin., art, L. 550-1 et L. 550-2 ; RG AMF, art 441-1 et
441-2
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