§2 - L'intégration des créations
prétoriennes : remède ou danger ?
77. Le Code civil n'est désormais plus un code.
Cependant afin de le maintenir en vie, le juge tient un rôle capital. En
effet, pour pallier le vieillissement, la jurisprudence oeuvre activement par
le biais de créations prétoriennes. Un code aux mains du juge
constitue un défaut en lui-même, pour autant il ne convient pas de
nier la réalité. A cet effet, l'on peut sans conteste
énoncer qu'aujourd'hui l'on est en présence d'une jurisprudence
normative, autrement dit le juge civil est maître du Code civil
(A). Cet argument doit inexorablement amener à
s'interroger sur les solutions que l'on peut apporter à ce
phénomène qui dénature substantiellement le Code civil :
la solution au vieillissement demeure inévitablement dans sa
modernisation (B).
A - Un droit civil aux mains du juge : une
jurisprudence normative
78. « Un Code, quelque complet qu'il puisse
paraître, n'est pas plutôt achevé, que mille questions
inattendues viennent s'offrir au magistrat. Car les lois, une fois
rédigées, demeurent telles qu'elles ont été
écrites. Les hommes, au contraire, ne se reposent jamais ; ils agissent
toujours », en ces termes, Portalis dans son Discours préliminaire
énonce le principe selon lequel la loi ne peut pas tout prévoir.
Cette locution viendrait alors contredire l'idée d'un Code vieillissant
puisque par nature les lois seraient obsolètes, désuètes
dès lors formulation108. Portalis laissait ainsi,
après la construction de la loi, la place au travail des juges, au
travail du droit : « De là, chez toutes les nations
policées, on voit toujours se former à côté du
sanctuaire des lois, et sous la surveillance du législateur, un
dépôt de maximes, de décisions et de doctrine qui
s'épure journellement par la pratique et par le choc des débats
judiciaires, qui s'accroit sans cesse de toutes les connaissances acquises, et
qui a constamment été regardé comme le vrai
supplément de la législation ». Autrement dit, la loi,
plus spécifiquement le Code civil, peut rester le même, tant que
le droit vie sous l'impulsion du juge. Est-ce réellement au juge de
faire le droit, plus précisément est-ce au juge de faire et
refaire le Code civil ?
Réformer le Code civil 34
79. Dès la fin du XIXème siècle, la
société française a connu de profondes mutations, en
raison du développement de l'industrie, de l'évolution de la
bourgeoisie ou encore de l'accroissement de la population
ouvrière109. Il est alors revenu à la jurisprudence
d'intervenir avant que le législateur ne se saisisse du problème.
Malheureusement, le législateur a parfois tardé à agir, si
bien qu'en 2015, le Code civil français doit beaucoup aux juges de la
Cour de cassation. Le juge a su s'adapter aux évolutions
économiques et sociales ; à tous les changements qu'il s'agisse
de changements de besoin ou de moeurs. Par le biais du juge, le Code civil
s'est enrichi, complété, renouvelé et parfois
modifié. Le juge a ainsi évité un vieillissement
prématuré du Code. Pourtant, le vieillissement est bien
réel.
80. C'est en raison de la fonction première du juge
que la jurisprudence a pu jouer un rôle si important au sein du Code
civil. En effet, c'est la fonction d'interprétation du juge, reconnue
par l'article 4 du Code qui lui confère une place centrale. Cet article
dispose que « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du
silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra
être poursuivi comme coupable de déni de justice ».
Autrement dit, le juge a une obligation de dire le droit, en contrepartie lui
est conféré la possibilité de l'interpréter. Cela
étant, l'interprétation est à distinguer de la
création. Or le juge du XXIème siècle devient un juge
créateur, en raison de l'immobilisme du législateur. L'on a ainsi
pu parler de « jurisprudence législative »110, les
exemples foisonnent.
81. Dans le domaine de la responsabilité civile, cette
« jurisprudence législative » a donné toute sa
mesure111. Au moyen d'un texte prétexte, l'article 1384, la
jurisprudence a érigé une clause générale de
responsabilité du fait des choses, anéanti le numerus clausus des
responsabilités du fait d'autrui, fabriqué un nouveau
régime de responsabilité des commettants ou encore modifié
la responsabilité parentale. Toujours s'agissant de la
responsabilité civile, l'article 1382 a fait l'objet d'une
interprétation si extensive qu'elle ne peut être infinie. C'est
pour cette raison que Geneviève Viney, que l'on rejoint, appelle
à la suppression de ce fossé entre loi civile et droit
positif112 : la suppression ne s'envisage qu'au moyen d'une
réforme du Code civil.
82. A l'instar de la responsabilité civile, le droit
des contrats n'est plus l'apanage du
109 Pour une vision détaillée de ce propos voir
J. Hilaire, « Le Code civil et la Cour de cassation », in Livre
du Bicentenaire, ouvr. préc., p. 155 et s.
110 V.F Zenati, La jurisprudence, coll. «
Méthode du droit », Paris, Dalloz, 1991, p. 177 et s.
111 Sur la question, voir G. Viney, « Les
difficultés de la recodification du droit de la responsabilité
civile », in Livre du Bicentenaire, ouvr. préc., p. 255 et
s.
112 G. Viney, art. préc., in Livre du Bicentenaire,
ouvr. préc., p. 255 et s.
Réformer le Code civil 35
Code civil, il s'est enrichit sous l'impulsion de la
jurisprudence : la réticence dolosive déduite de l'article 1116
par exemple ou bien les articles relatifs à l'objet du contrat qui ne
permettent pas de prendre pas en compte les évolutions en ce domaine. La
jurisprudence conduit parfois à dénaturer la lettre même
d'un article, ainsi l'article 1142 n'est plus aujourd'hui de droit positif : la
lettre du Code est trompeuse au regard de l'interprétation faite par la
Cour de cassation113. De façon plus générale,
c'est l'ensemble du droit des contrats qui a été
complété voire crée par la jurisprudence : les
pourparlers, le régime de l'offre, le moment de la conclusion du
contrat, autant de principes silencieux au sein du Code civil et résolus
par le juge. Enfin, le Code ne nous dit rien sur le déséquilibre
contractuel entre les parties alors même qu'aujourd'hui la liberté
contractuelle est nuancée.
83. La jurisprudence dans sa fonction d'interprète
peut sembler assez légitime. Or elle sort parfois de son rôle et
crée de nouveaux principes, sans base législative. L'exemple
fondamental est celui de l'enrichissement sans cause : par le biais d'un grand
principe, l'équité, elle a interdit à chacun de s'enrichir
au détriment d'autrui114. Un principe comme celui-ci a alors
intégré naturellement le droit civil sans que le
législateur vienne le consacrer. Son absence au sein du Code civil
nourrit inévitablement le constat selon lequel le Code souffre d'un
vieillissement accéléré. Le constat est identique
s'agissant des troubles anormaux de voisinage115.
84. Le juge, selon Montesquieu, ne devrait être que la
bouche de la loi, ici la loi est la bouche du juge, la jurisprudence en tant
que source de droit deviendrait supérieure à la loi, au contenu
même du Code civil. L'apport du juge est alors aussi important voire plus
important que celui du législateur. Cependant, l'article 4 du Code civil
lui confère un pouvoir d'interprétation. Les décisions des
juges de la Cour de cassation devraient ainsi être plus que des
décisions de justice mais revêtir moins d'autorité que la
loi. Or le principe de jurisprudence législative contredit cette
idée et de nombreux principes ont alors été
créés en dépit de l'article 5 du Code civil, lequel
interdit les arrêts de règlement. Portalis, dans le discours
préliminaire, avait insisté sur la complémentarité
des articles 4 et 5 « mais en laissant à l'exercice du juge, toute
latitude convenable, nous lui rappelons les bornes qui dérivent de la
113 Voir sur la question, Th. Revet « Recodification,
entre tentation et illusions », in Livre du Bicentenaire, ouvr.
préc., p. 458.
114 Principe consacré par la Chambre des requêtes
de la Cour de cassation le 15 juin 1892 dans un arrêt Boudier c/
Patureau-Mirand.
115 La formulation du principe selon lequel « nul ne
doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » a
été posée dans un arrêt de la Cour de cassation du
19 novembre 1986, Bulletin 1986 II N 172 p. 116.
Réformer le Code civil 36
nature même de son pouvoir, un juge est associé
à l'esprit de législation mais il ne saurait partager le pouvoir
législatif. La loi est un acte de souveraineté ; une
décision n'est qu'un acte de juridiction ou du magistrature. Or, le juge
deviendrait législateur s'il pouvait, par son règlement, statuer
sur des questions qui s'offrent à son tribunal ». En 2015, en
dépit des recommandations de Portalis, le juge est devenu
législateur.
85. Malgré leur interdiction, les arrêts de
règlements sont malheureusement nécessaires : le vieillissement
de la loi oblige les juges de la Cour de cassation à prendre de tels
arrêts. En effet, une loi ancienne ne correspond plus à
l'évolution de la société. Le législateur est alors
passif, une réforme est pourtant nécessaire afin
d'intégrer ces créations prétoriennes : il faut moderniser
le Code civil.
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