CONCLUSION
Ainsi, c'est un bilan mitigé que l'on peut dresser du
passage de Malouet en Guyane. Si l'arrivée de Guisan donne une impulsion
déterminante à la bonification des zones humides sur le plan
opérationnel et technique, cette réussite est relativisée
par les semi-échecs rencontrés par Malouet dans bon nombre de
projets qu'il lance. Malgré des travaux fructueux réalisés
en amont, permettant de récolter des données importantes sur le
bois, la pêche ou l'élevage, il est évident que la mise en
oeuvre des projets s'y rapportant reste décevante, compte tenu des
espoirs et des objectifs ambitieux qui les motivent. Par ailleurs, il
paraît également évident que le projet ne fait pas
l'unanimité en Guyane, tant par sa nature que par la personne de
Malouet, qui semble s'être mis quasiment toute la colonie à dos
par une gestion des affaires intransigeante, et sans doute aussi par sa
personnalité. Ces difficultés, il les occulte bien volontiers
dans sa correspondance, présentant les événements sous
leurs aspects les plus favorables pour lui, lui permettant de préserver
son image et sa carrière. Ces considérations nous engagent donc
à réévaluer, nuancer ou contester certains points
d'historiographie, pour nous orienter vers une proposition que nous souhaitons
plus juste d'un fonctionnaire zélé et investi dans sa mission,
mais très soucieux de sa carrière et n'hésitant pas
à verser dans la médisance pour la préserver.
268
CONCLUSION GÉNÉRALE
Cette étude consacrée à Pierre Victor
Malouet aura donc été l'occasion d'examiner l'ascension sociale
et professionnelle d'un bourgeois de province, que rien ne destinait à
faire carrière dans la Marine. Son parcours est somme toute relativement
classique au XVIIIe siècle, entre une scolarité chez les
Oratoriens, des études de droit et une formation parachevée par
de nombreux déplacements, à l'image du Grand Tour en vogue dans
l'aristocratie. Il doit son entrée dans la Marine à un
réseau particulièrement efficace englobant le cercle des
relations familiales, coloniales, ministérielles et mondaines, qu'il
entretient tout au long de sa carrière. Nous avons montré que son
arrivée à Saint-Domingue est pour lui une étape importante
de son cursus. Il y devient propriétaire, fait fortune, et grâce
à l'appui de son ami François Legras, il y fait ses
premières armes dans l'administration coloniale à un poste
important.
Ce passage à Saint-Domingue est fondateur car il y
acquiert une expérience particulière, qui le met en prise aux
problématiques à la fois des planteurs et de l'administration.
Cette configuration détermine en grande partie sa feuille de route
politique pour le restant de sa carrière, dans laquelle il oeuvre
à ce que les intérêts, parfois contradictoires, de la
plantocratie et de la monarchie entrent en coïncidence. Ce début de
parcours contribue à faire de lui un personnage considéré
dans les allées du pouvoir comme un spécialiste des colonies,
réputation en partie due aux mémoires qu'il rédige sur
l'administration de Saint-Domingue, et entretenue par ses soins. Par ailleurs,
il développe une réflexion particulièrement nourrie sur
l'esclavage, qui évolue au fil du temps et devient dans les
années 1780 un marche-pied pour sa carrière politique. Figure
majeure du lobby esclavagiste, il développe une réflexion
pragmatique, qui se dit attentive au sort de la main-d'oeuvre servile, mais
dans laquelle il évacue le problème humain de l'esclavage par des
considérations pour le moins cyniques. Se défendant d'être
un philanthrope, il ne retient que les aspects économiques et
systémiques de l'exploitation coloniale, érigeant sa
défense et celle de l'esclavage en un concept qu'il nomme le «
système colonial ». Le lobby colonial, particulièrement
actif en ce début de XIXe siècle, lui permet de revenir aux
affaires et de pousser Napoléon à rétablir l'esclavage en
1802. Il est donc difficile, pour un observateur du XXIe siècle, de ne
pas porter un regard sévère et consterné sur ces
considérations indéfendables.
Par ailleurs, Malouet est un fonctionnaire qui attache une
grande importance à l'ordre et au respect des lois, dont la bonne marche
est la garantie de la stabilité du système et des droits de
chacun. Aussi se montre-t-il particulièrement tatillon dans ces
domaines, si bien qu'il se forge à Saint-Domingue la réputation
d'un administrateur sourcilleux et intransigeant. Il cultive en outre
269
l'image d'un travailleur zélé et infatigable,
épris de bon sens et de justice, dévoué au service de la
monarchie. Cependant, nous avons révélé que cette
réputation, savamment entretenue par Malouet, est un écran de
fumée qui masque une ambition parfois mal maîtrisée. C'est
un homme qui veut faire carrière et, en pragmatique qu'il est, prend
position en faveur de la monarchie tant qu'elle lui permet d'avancer dans la
hiérarchie et de préserver ses affaires à Saint-Domingue :
il n'hésitera d'ailleurs pas à se compromettre avec l'Angleterre
en signant le traité de Whitehall. Soucieux de son image, il
n'hésite pas à se livrer à des manoeuvres frauduleuses,
à verser dans la calomnie, à s'approprier des mérites qui
ne lui reviennent pas et à enjoliver ses résultats afin de se
valoriser.
Son passage en Guyane est également une occasion
d'apporter une vision plus nuancée du personnage et de son action. Notre
problématique nous a conduit à interroger la façon dont se
réalise un projet administratif et technique, dans une colonie qui fait
figure de bout du monde, mal connue de la métropole. Dans un contexte de
défaite militaire après le traité de Paris en 1763, la
Guyane acquiert une valeur stratégique aux yeux du gouvernement, avec
laquelle il souhaite opérer un basculement de l'équilibre
militaire dans l'arc circum-caribéen face à l'Angleterre. Le
projet porté par Malouet s'insère dans ce cadre. La Guyane doit
devenir un verrou stratégique, une base arrière pour ravitailler
et assurer la défense des précieuses îles à sucre
antillaises. Centrée sur l'exploitation des ressources naturelles de la
colonie, il s'agit en outre d'opérer une mutation économique et
agricole importante en développant la mise en valeur des terres basses.
Dans cette optique, Malouet jouit d'un grande liberté d'action pour,
d'une part, évaluer la faisabilité de ce plan, d'autre part pour
engager ses propres mesures si nécessaire. De fait, notre étude
révèle un administrateur efficace, attaché à
remettre de l'ordre dans les affaires administratives et judiciaires de la
colonie. Il oeuvre à mettre en place un cadre destiné à
assurer la réalisation des objectifs ministériels, ce qui nous
permet de contester certaines affirmations qui font de lui un
réformateur sur ce terrain.
En outre, notre approche attentive aux interactions entre
savoir et pouvoir, nous permet également de proposer une lecture qui
fait apparaître le rôle de vecteur de l'ordonnateur sur le terrain
des sciences. Il contribue à la diffusion de la tradition administrative
et scientifique métropolitaine au sein de la colonie, en fondant son
approche sur une dimension didactique, destinée à «
éclairer » et à informer les habitants. En parallèle,
prenant appui sur les relais locaux, Malouet mène de nombreuses
investigations, collecte des informations qui alimentent la Machine coloniale
par le biais d'une correspondance abondante. Son indépendance
administrative lui permet de prendre des initiatives et d'animer la recherche
locale, ce en quoi l'impulsion qu'il donne aux cultures en terre basse,
épaulé par Guisan, est très significative. Cette approche
vigilante aux interactions entre savoirs locaux et savoir métropolitains
permet de s'extraire du modèle strictement diffusionniste. Ainsi, nous
pouvons nuancer la réelle portée pédagogique du projet de
Malouet, qui
270
considère finalement la Guyane comme un désert
culturel. En réalité, son attitude met en lumière le
rôle que la science occupe dans le projet colonial. En dénigrant
les savoirs locaux, pourtant bien présents, il entretient son image
d'administrateur clairvoyant et intuitif auprès du pouvoir, en y
substituant un bilan tourné à son avantage, sur le mode de la
brillante réussite pleine d'autosatisfaction. De ce fait, il s'inscrit
pleinement dans une logique impérialiste, dont la science constitue un
facteur de domination de la métropole sur ses colonies, servant de
métaphore et de moyen pour légitimer les aspirations coloniales,
pour reprendre la formule de David Wade Chambers et Richard
Gillespie1153.
Ainsi, et sans remettre en cause les indéniables
qualités d'organisateur et de gestionnaire qui sont les siennes, il
apparaît que Malouet, pragmatique avant tout, maîtrise les canaux
grâce auxquels, par une plume déliée et un sens
évident des logiques réticulaires, il parvient à faire
évoluer sa carrière tout en se forgeant une image d'homme
intègre et dévoué au service de la monarchie. Notre
contribution permet de nuancer cette idée, largement reprise par
l'historiographie, et souligne le rôle central de l'ordonnateur sur le
terrain scientifique, interface incontournable entre la métropole et ses
colonies. Le projet qu'il développe en Guyane, présenté
comme novateur, ne l'est en réalité que sur les moyens qu'il se
propose de mettre en oeuvre, car Malouet reprend en grande partie les
idées du baron de Bessner qu'il détourne à son profit. Son
approche libérale de l'économie lui permet cependant de se
démarquer des précédents plans, en plaçant
l'État au centre du dispositif plutôt qu'une compagnie
commerciale. Celui-ci doit jouer un rôle moteur en investissant
massivement en Guyane, dans les secteurs où elle présente un
avantage comparatif supérieur aux autres colonies. Il préconise
ainsi de concentrer les efforts monarchiques sur le développement des
cultures en terres basses, et l'impulsion qu'il donne à la mise en place
de ce projet, sur le plan technique, scientifique et administratif est tout
à fait déterminant.
Toutefois, une question reste en suspend. Au-delà de la
réussite dont il s'enorgueillit, il nous apparaît quelque peu
surprenant que Malouet, aux premières loges pour
bénéficier des données techniques et économiques
afin de réaliser une entreprise de dessiccation, ne se soit pas investi
personnellement dans les terres basses, dont il soutient que les rendements
permettent des bénéfices substantiels. Certes, en tant
qu'administrateur, la réglementation ne l'y autorise pas, mais nous
avons vu qu'il existait de nombreux passe-droit et qu'il ne s'était pas
privé d'en user à Saint-Domingue. De plus une réussite
personnelle en la matière constituerait une brillante
démonstration de la viabilité de son projet, que saurait,
à n'en pas douter, exploiter à son profit le ministère. De
fait, la question
1153« Indeed, for scientists, science served as metaphor
and means of legitimate colonial aspiration. », dans David Wade
CHAMBERS et Richard GILLESPIE, « Locality in the History of Science
», op. cit., p. 226.
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de savoir quelle est la réelle valeur
intrinsèque de ce projet, ainsi que sa réelle portée au
sein du dispositif colonial français nous semble être une piste
à explorer pour une étude future, en le plaçant dans une
perspective plus globale, qui le comparerait à d'autres projets
d'aménagement intervenus dans les colonies.
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