3.2.3 La Guyane, un sacrifice consenti par Malouet ?
Malgré un le bilan mitigé de ses
réalisations en Guyane, Malouet évoque dans son dernier
compte-rendu d'août 1778 une certaine réussite. Il se
félicite de pouvoir récolter les premiers fruits de son labeur.
Malgré quelques revers, dont la mise en place d'un moulin à
planche, il annonce les succès des dessèchements, des
pêcheries et des haras1142. Or, nous avons vu ce qu'il en
était et son constat, à l'évidence, est quelque peu
surévalué. Toutefois, il se montre satisfait de sa mission, qui
lui « a plu infiniment » et où il a « trouvé
pâture à [son] activité1143. » À son
arrivée à Paris en 1779, il décrit un accueil triomphal,
un grand intérêt de M. de Maurepas pour son travail et les suites
favorables accordées par le ministère à ses
propositions1144.
Pourtant, la correspondance avec le ministre ne suggère
pas que Malouet ait apprécié sa mission outre mesure. Il laisse
davantage envisager que c'est un sacrifice auquel il consent pour servir la
France. Il est vrai qu'il semble évoluer dans des conditions
matérielles qui sont loin des standards auxquels il est accoutumé
à Paris :
« J'ai le bonheur d'avoir sous mes fenêtres une
porte de la ville, un corps-de-garde et tout le tapage qui en résulte,
le fossé dans lequel on vient de jeter des chiens enragés, et la
prison : tout cela est immédiatement sous ma chambre à coucher,
et à dix pas de mon cabinet. Ainsi je suis l'homme de la ville le plus
infecté de toutes ces exhalaisons, et dont le repos est le plus
continuellement troublé1145. »
Ainsi, dès le 16 novembre 1776, il écrit au
ministre :
« M., si vous m'aviez oublié à Paris,
j'en aurois été fort touché , · mais si vous
m'oubliiez à Cayenne, vous me mettriez au
désespoir1146. »
1142Ibid.
1143Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et
plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit.,
p. 60.
1144Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 165.
1145Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 2, op. cit., p. 94.
1146Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 200.
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Quelques mois plus tard, il réitère, dans la
même veine. Après sa tournée en Guyane, il souhaite
être rappelé s'il n'y a plus rien d'utile à faire ou s'il
manque de moyens pour mener à bien sa mission « car ce pays-ci
n'est supportable qu'autant qu'on peut y travailler avec honneur et
sûreté à bien mériter l'État1147.
» Ce qui est loin du fonctionnaire sûre de lui, triomphant et
réglant tous les problèmes en un claquement de doigts. Au
contraire, l'ordonnateur tâtonne, commet des erreurs et ne parvient qu'en
apparence à apporter des solutions aux problèmes qu'il identifie.
On peut également envisager que c'est à nouveau un tour de
passe-passe rhétorique, dans lequel Malouet se décrit plus ou
moins en difficulté pour mieux briller en cas de succès, ou
justifier son échec le cas échéant.
D'ailleurs, il n'hésite pas parfois à se livrer
à un peu d'humilité. Il reconnaît que son attitude lui
cause du tort. D'une part, parce que le rôle du fonctionnaire pointilleux
dans lequel il s'enferme lui attire nécessairement les foudres des
habitants, méfiants à l'égard de la métropole et
habitués à mener leurs affaires comme ils l'entendent. D'autre
part, son attitude « d'instituteur », de faiseur de «
leçons » contre la prétendue « ignorance » des
colons lui vaut d'être peu apprécié. Il reconnaît
là une erreur d'appréciation de sa part. De fait, il avoue
à Sartine que présider l'Assemblée aura été
une leçon d'humilité pour lui, qui se croyait capable de la mener
selon ses désirs. Les revers qu'il essuie l'engagent rapidement à
plus de modestie :
« Le premier mouvement de l'amour-propre est de se
croire fort à l'aise. Celui du bon sens et de l'expérience sera
désormais pour moi de traiter avec une assemblée quelconque,
comme si chaque membre étoit plus fort et plus capable que
moi1148. »
Ainsi, Malouet accuse un tel déficit d'image au sein de
la colonie que ses soutiens s'y comptent sur les doigts d'une main. «
J'aurai donc été ici jusqu'au dernier moment aimé de tous
les honnêtes gens, craint des autres1149 »,
écrit-il au ministre. En première lecture, on pourrait penser
qu'il se sent animé d'un désir pédagogique réel et
qu'il se débat contre vents et marrées pour diffuser un
modèle administratif et scientifique bienveillant à
l'égard des colons. Toutefois, l'image de l'ordonnateur porteur des
bienfaits civilisationnels de la métropole dans ce bout du monde qu'est
la
1147ANOM C14/43 F° 84 1148ANOM C14/50 F° 74 1149ANOM
C14/50 F° 96
266
Guyane, illustre davantage une manifestation
hégémonique de la métropole sur sa colonie, plutôt
qu'une réelle volonté éducative et de service de
l'intérêt général. En dénigrant les savoirs
locaux au profit des savoirs métropolitains, la diffusion d'un projet
administratif et technique ici se donne à voir comme une des
modalités de l'impérialisme et de la domination exercée
sur les colonies1150.
Dès lors, en acceptant une mission
présentée comme difficile par le ministre, dans une colonie
marginale et marginalisée, il apparaîtrait que Malouet tente de
faire d'une pierre deux coups. D'un côté, eu égard à
ses différends avec le ministre avant son départ, il est possible
d'imaginer qu'il saisisse cette occasion pour s'éloigner des
allées ministérielles et faire quelque peu oublier ses incartades
qui faillirent lui coûter carrière et réputation en 1775.
D'un autre côté, Malouet saisit sans aucun doute cette mission
comme une opportunité pour sa carrière, d'où le
zèle, l'énergie et l'opiniâtreté qu'il
déploie à sa réalisation, même s'il n'hésite
pas à présenter les choses à son avantage, en faisant
siennes certaines idées prises chez les uns et les autres, faisant
l'impasse sur les difficultés et les échecs rencontrés.
À son retour à Paris, outre les félicitations royales et
une gratification de 30 000 francs, Malouet reste toutefois à son poste
de commissaire et n'entrevoit aucune perspective de
carrière1151. Il lui faudra attendre l'arrivée de son
ami le maréchal de Castrie à la tête de la Marine pour
être nommé intendant à Toulon en 17811152.
Malouet, donc, affiche des résultats probants
dès son retour à Versailles qui lui valent les
félicitations, en dépit d'un bilan mitigé qu'il
agrémente en sa faveur. En réalité, une partie de sa
correspondance avec le ministre met à jour les obstacles qu'il rencontre
et laisse entrevoir un administrateur hésitant, constamment
confronté à des difficultés qu'il ne surmonte pas
toujours, tâtonnant, commettant des erreurs, dont l'attitude
condescendante est mal perçue par les habitants. Ces derniers, loin
d'adhérer à ses idées, livrent une vision bien
différente en pointant le fait que Malouet, se parant de toutes les
vertus de l'intégrité, ait pourtant calomnié et
pillé sans vergogne le travail du baron de Bessner. Il paraît
difficile de trancher une telle affaire dans laquelle, forcément, chaque
partie tire la couverture à soi. Nous observons également un
fonctionnaire qui, sous couvert de pédagogie, propage un modèle
impérialiste qui ne prend pas en considération les savoirs
locaux, et dont il a tout intérêt à soutenir les vues pour
sa carrière et ses affaires personnelles à Saint-Domingue. Ce qui
nous engage à préférer retenir de Malouet l'image d'un
homme, certes compétent, travailleur et sans aucun doute administrateur
efficace, mais néanmoins sachant manoeuvrer de façon habile pour
s'octroyer des mérites qui ne lui reviennent pas forcément,
n'hésitant pas à verser
1150Neil SAFIER, Measuring the new world, op. cit.
; Kapil RAJ, « La construction de l'empire de la géographie.
», op. cit., ; David Wade CHAMBERS et Richard GILLESPIE, «
Locality in the History of Science », op. cit., p. 225-226.
1151Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op.
cit., p. 165.
1152Ibid., p. 181.
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dans la calomnie afin de préserver son image, sa
carrière et ses intérêts.
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