3.2.2 Une réévaluation de l'action de Malouet
en Guyane
À nouveau, l'examen du travail de Malouet nous permet
de contredire un certain nombre d'idées véhiculées par une
partie datée de l'historiographie le concernant. En effet, et
contrairement à ce qu'affirme Gaston Raphanaud, l'essentiel du travail
de Malouet est consacré à remettre de l'ordre dans
l'administration générale de la colonie. Non pas par choix, comme
Raphanaud le laisse sous-entendre1126, mais parce que telles sont
les prérogatives de sa fonction d'ordonnateur. Comme nous l'avons
montré, sa correspondance avec le ministre fait état d'un travail
important sur la question de la justice (manque de magistrats
compétents, simplification des procédures) des finances
(recouvrement des dettes, éviter les dépenses inutiles) et les
mesures qu'il prend en témoignent. « Ainsi, écrit-il au
ministre, je peux me dire bon économe et suis néanmoins
persuadé qu'il ne seroit pas difficile de mieux faire ; mais j'ai
gagné beaucoup d'argent en n'en prêtant point1127.
»
Sur le plan économique, son action apparaît comme
modeste dans l'immédiat, si ce n'est l'impulsion donnée à
la bonification des zones humides, qui ne prend de l'ampleur qu'au milieu des
années 1780. On peut mettre dans la balance le manque de soutien des
administrateurs et la mauvaise volonté des habitants qui, il est vrai,
ne lui facilite pas les choses. Pourtant, Michel Devèze lui accorde
« des effets bénéfiques » sur le plan
économique, qui permettraient à la colonie
1125Neil SAFIER, Measuring the new world, op.
cit.
1126Gaston RAPHANAUD, Le baron Malouet, op. cit., p.
215. 1127ANOM C14/50 F° 72
261
d'exporter pour 444 000 livres de marchandise à la
veille de la Révolution1128. Il nous semble également
que cette affirmation soit à nuancer. En effet, en considérant le
contexte commercial général de la Guyane, il ne paraît pas
flagrant que l'intervention de Malouet soit une rupture, comme le
suggère Michel Devèze.
Tableau 12 : Nombre de navires (toutes nations
confondues) à avoir touché Cayenne entre 1688 et 1794.
Le tableau ci-dessus1129 montre que dans les
années suivant l'expédition de Kourou, jusqu'au début de
la guerre d'Indépendance des États-Unis (1775-1783), au cours de
laquelle la France joue un rôle important, le nombre de bateaux accostant
à Cayenne reste assez élevé du fait de l'Exclusif
mitigé en vigueur depuis 1768, qui autorise la colonie à
commercer avec d'autres pays et d'autres colonies. Au début de la guerre
d'Indépendance des États-Unis, et particulièrement en
1777, le commerce de la Guyane ne semble pas trop affecté par le
conflit, comme en témoigne la création de la Compagnie de la
Guyane1130. On s'aperçoit que la tendance
générale depuis l'expédition de Kourou oscille entre 30 et
40 navires par an. Si leur nombre diminue considérablement entre 1778 et
1784, les années suivantes voient leur fréquentation repartir,
mais celle-ci reste dans la tendance générale. Comme Malouet
l'évoque d'ailleurs dans ses Mémoires, « la guerre
d'Amérique [occupe] toute l'attention du gouvernement1131.
» Il n'est donc pas évident que son action ait contribué de
façon significative aux progrès commerciaux de la Guyane. De
plus, après sa capture par les Anglais à son retour en 1778,
Malouet se fait confisquer tous ses documents. En pleine guerre avec
1128Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
65.
1129Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de
l'Ancien Régime, op. cit., p. 132. 1130Ibid.
1131Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 165.
262
l'Angleterre, celle-ci met la main sur le projet
français en Guyane. Sartine envoie alors des troupes, une corvette de 16
canons et des approvisionnements à Cayenne1132, mais les
Anglais ne semblent pas y accorder beaucoup d'importance. Ce qui en dit long
sur la valeur de la colonie sur la scène internationale et rejoint
l'idée mise en avant par C.F. Cardoso de colonie marginalisée.
Peut-on alors suivre Gaston Raphanaud qui lui prête
l'intention de vouloir réformer la Guyane1133 ? À
nouveau, il semble que ce soit une erreur de perspective car, comme le rappelle
Malouet lui-même dans sa correspondance avec François Legras, sa
mission consiste « en un développement de vues et de moyens [...]
pour produire à la longue un mouvement d'idées et de travaux
utiles1134. » Son travail est de préparer le cadre d'un
essor futur, « pas de créer une nouvelle colonie1135.
» De plus, Malouet se défend, comme nous l'avons montré,
d'être un réformateur, comme il l'affirme ici :
« f...] je me proposai de ne rien annoncer de nouveau
et de ne rien souffrir d'anciennement mauvais, ce qui se réduisoit
à ne pas changer brusquement mais à épurer autant que je
le pourrois toutes les parties de l'administration1136.
»
C'est au contraire un conservateur, qui raisonne de
façon pragmatique. Il considère que l'épreuve de
l'Histoire justifie la conservation des principes qui se révèlent
efficaces et utiles. Les mesures à prendre ne sont que correctives, afin
de rendre le système plus efficace, par touches successives, en
fonctions des buts que l'on se propose d'atteindre. Toute sa réflexion
est échafaudée sur ce principe et ne l'engage donc pas à
remettre en cause ni le colonialisme, ni l'esclavagisme, ni la monarchie. De
fait, Malouet oriente son travail en Guyane selon les principes défendus
par la monarchie, garante de l'intérêt général qu'il
associe volontiers, dans le contexte colonial, à l'intérêt
de la plantocratie. Son projet pour la Guyane semble se démarquer des
précédents et peut apparaître par certains aspects innovant
par son approche technique et scientifique, et rationnel du point de vue
économique par son recours aux thèses libérales
plutôt que mercantilistes. En réalité, Malouet se borne
à soutenir un modèle colonial fondé sur l'esclavage et
l'exploitation d'une quantité réduite de ressources, au profit de
la métropole et du milieu colonial dont il fait partie. Malgré
son analyse
1132ANOM C14/51 F° 46
1133Gaston RAPHANAUD, Le baron Malouet, op.
cit., p. 219.
1134Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et
plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit.,
p. 60.
1135ANOM C14/50 F° 65
1136ANOM C14/50 F° 64
263
pertinente de la situation, il reste emprisonné dans la
doctrine coloniale mercantiliste qui n'envisage les colonies que comme des
pourvoyeuses de richesses exotiques à haute valeur ajoutée. Ce
qui rejoint l'idée de Philippe Castejon d'un glissement
sémantique du mot « colonie » vers une signification purement
économique, au détriment du sens originel de foyer de peuplement
sur le modèle Antique1137. Lui qui se targue de vouloir
puiser à la source de l'Histoire l'évaluation des faits, en homme
des Lumières qui veut ordonner la Nature à sa main, à
aucun moment il n'envisage la possibilité que le modèle antillais
ne soit peut-être pas le mieux adapté pour la Guyane. Malouet
reste enfermé dans le schéma mercantiliste colbertien, dans
lequel les colonies fournissent les denrées que le royaume ne peut pas
produire, lui évitant de les acheter à l'étranger, et
n'entrent pas en concurrence avec ce dernier1138. De ce fait, il ne
s'intéresse pas à la communauté acadienne qui, pourtant,
propose un modèle viable de communauté pastorale, loin de
l'économie d'habitation et de l'agriculture d'exportation, sans doute
plus en phase avec les possibilités naturelles du territoire, comme l'a
montré Antoine Cherubini1139. Ce qui peut paraître
paradoxale pour lui qui veut enrichir la Guyane dans un premier temps pour en
faire un partenaire de la métropole, car il est préférable
d'entretenir des relations commerciales avec une colonie enrichie plutôt
qu'une colonie dominée, appauvrie sous l'exploitation du
royaume1140.
Si le nom de Malouet est généralement
associé à celui des travaux de desséchement en Guyane, le
volet administratif et économique semble négligé par
l'historiographie qui en fait un sujet annexe. C'est pourtant l'activité
qui occupe la plus grande partie de son temps et à laquelle il consacre
beaucoup d'énergie. Il avoue en août 1778 au ministre que la
remise en ordre administrative l'a contraint à puiser dans ses
réserves et qu'il en sort moralement épuisé1141
moralement. Toutefois, ce travail est loin d'être une réforme et
Malouet oriente son action vers la défense du modèle colonial
défini par la monarchie. Bien que certains aspects puissent laisser
envisager de profonds changements dans un contexte international tendu avec
l'Angleterre, ces perspectives ne semblent pas inquiéter Londres
outre-mesure, ce qui, finalement, en dit certainement plus long sur la place de
la place qu'occupe la Guyane sur la scène internationale que ce qu'en
dit Malouet. Dans cette optique, il convient d'essayer de voir comment il
perçoit ces deux années passées à Cayenne.
1137Philippe CASTEJON, « Colonia, entre appropriation et
rejet: la naissance d'un concept », op. cit., p. 253-254.
1138Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de
l'Ancien Régime, op. cit., p. 14.
1139Bernard CHERUBINI, « Les Acadiens en Guyane (1765-1848)
», op. cit.
1140Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 121-124.
1141ANOM C14/50 F° 96
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