3.1.1 L'apport de Guisan
Rendre compte de l'intégralité de ce qu'a
effectué Guisan en Guyane sort largement du cadre de notre travail.
Toutefois, ses réalisations découlent directement des
décisions prises par Malouet, ce qui crée un
précédent dans l'administration guyanaise. Ainsi un rapide survol
s'avère éclairant pour justifier l'apport qu'il
représente. À l'évidence, la collaboration entre les deux
hommes est décisive et est à verser au crédit de Malouet.
Bien plus qu'un transfert de compétence et de savoir entre le Surinam et
la Guyane, l'ordonnateur place sa nouvelle recrue dans une position unique au
sein de l'administration locale. Les instructions qu'il laisse au moment de son
départ à son successeur Préville est « une initiative
[...] inédite dans l'administration locale », écrit Kirsten
Sarge1086. Malouet donne également des directives à
Guisan qui, dans l'immédiat, doit dessécher 150 carreaux de terre
supplémentaires sur l'habitation du roi et y renouveler « toutes
les cases à nègre de l'habitation du roi et y bâtir un
hôpital », ainsi qu'un moulin à bestiaux. Il doit par
ailleurs établir une ménagerie à vaches sur le terrain
acheté à M. de Bertancourt (attenant à l'habitation du
roi), y construire des écuries et y cultiver des plantes
fourragères1087. Malouet définit en outre le cadre
dans lequel Guisan doit évoluer. Il ne rendra compte qu'à
l'ordonnateur, « qui ne pourra rien changer aux présentes
instructions et aux travaux arrêtés. » Celui-ci doit laisser
carte blanche à l'ingénieur, qui doit disposer « seul et
supérieurement » de l'atelier du roi, et doit recevoir toute l'aide
matérielle nécessaire1088.
Malouet impose Guisan auprès de l'administration locale
et auprès du ministère comme le seul responsable de tous les
nouveaux projets. Il gère les habitations royales l'Atelier du roi, il
joue le rôle de consultant auprès des habitants, il prend en
charge les nouvelles cultures, bref : il a la haute main sur l'agronomie, la
gestion du territoire et l'économie de la colonie. En contrepartie, le
ministère exige un rapport trimestriel des
activités1089. Ainsi, le 24 avril 1780, Guisan fait parvenir
au ministre un Mémoire et observations sur les travaux de terres
basses et les opérations que j'ai exécutées à
Cayenne, avec des projets pour l'amélioration de cette
colonie1090, dans lequel il affirme que l'idée de
Malouet de vouloir donner un exemple aux habitants est nécessaire. Il
indique que dans ce but, il poursuit les travaux d'assèchements de la
zone de palétuvier de la rade de Cayenne, où la terre est plus
fertile, pour y planter des vivres et du coton1091. Mais pour lui,
fonder des
1086Kirsten SARGE, « Au service du bien public
(1777-1791) », op. cit., p. 66. 1087ANOM C14/50 F° 96
1088Ibid.
1089Kirsten SARGE, « Au service du bien public
(1777-1791) », op. cit., p. 65. 1090ANOM C14/52 F° 247
1091ANOM C14/52 F° 248
253
établissements supplémentaires autour de Cayenne
est inutile en raison de la mauvaise qualité des terres. Il faut
concentrer les efforts sur les régions de l'Approuague et de Kaw. Cette
mise en valeur des zones humides doit, à terme, aboutir à une
restructuration de la colonie :
« Lorsque cet établissement sera fait, il lui
faut une police, il faudra le gouverner, donc il faut qu'il ressorte du
gouvernement de Cayenne, ou il faut transporter le gouvernement de Cayenne
à Aprouague. Dans ce dernier cas, Cayenne ressortirait du gouvernement
d'Aprouague ; mais dans ces deux cas les canaux de communication sont
indispensables, parce que la communication par mer est trop difficulteuse, ou
bien il faut établir des paquebots publics qui aillent et viennent sans
cesse de ces endroits à l'autre ; ce qui est très
facile'°92. »
Guisan atteste également le fait que la bonification
des terres basses nécessite un fort investissement, que l'État
doit prendre à sa charge. Pour installer 20 habitants dotés de 40
esclaves chacun, la mise s'élève à 800 000 livres sur
quatre années, auxquelles s'ajoutent le renouvellement des esclaves, les
traitements d'un chirurgien major et de deux chirurgiens ordinaires, la
fourniture en médicaments, le traitement de quatre ingénieurs, de
six économes, etc., soit un total de 1 286 000 livres, « avec
laquelle somme le gouvernement établirait vingt habitations qui la
cinquième ou sixième année feraient autant de revenu que
toute la colonie actuelle1093. »
En 1779, Malouet le charge de regrouper sur la Gabrielle la
culture des épices. La nouvelle épicerie de la Gabrielle devient
une habitation royale, et les épices commencent à y être
rassemblées en 1783. La première récolte de clous de
girofle, très modeste, est effectuée en 1785 et donne deux livres
de clous. Elle est de 2 000 livres en 1788. La qualité est
contrôlée en France par Lavoisier et atteint un standard proche de
celle des Hollandais1094. Indéniablement, Guisan jouit d'une
excellente réputation à Versailles. En décembre 1780, il
est envoyé à Rochefort pour assécher les marécages.
Les travaux tardant à démarrer, il estime qu'il perd son temps et
presse Malouet de le renvoyer à Cayenne. Il craint en effet que les
projets commencés en Guyane ne partent à vau l'eau sans sa
supervision. Il embarque pour Cayenne fin 1781, avec de nouvelles instructions
pour le développement des terres basses1095. Il s'agit d'un
vaste projet sur l'Approuague, centré sur
1092ANOM C14/52 F° 248-249
1093ANOM C14/52 F° 250
1094Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane », op. cit., p. 48-49. 1095Kirsten
SARGE, « Au service du bien public (1777-1791) », op. cit.,
p. 67.
254
l'habitation du Collège, « l'habitation la plus
ambitieuse jamais conçue de tout l'Ancien Régime en
Guyane1096. » Les travaux débutent en 1782, et deux ans
plus tard, sur les 64 carrés asséchés, « 24
carrés sont plantés, tant en vivres qu'en cannes à
sucre1097. » En 1787, 84 carrés sont
défrichés, l'exploitation emploie 200 esclaves. Guisan fait
sortir de terre une sucrerie et une vinaigrerie. Il élabore
également un moulin conçu pour tourner à marée
montante et descendante1098.
Tant que Malouet reste en place, Guisan jouit d'une relative
tranquillité et d'une liberté d'action totale. Mais dès
que la nouvelle équipe dirigeante accoste à Cayenne, il rencontre
des difficultés croissantes. Il ne cache pas son inimitié
à son endroit et fustige largement l'attitude des nouveaux
administrateurs. Nommé gouverneur à la place de Fiedmond, le
baron de Bessner, « ce qu'on appelle un vrai panier percé »,
un « fripon1099 », intrigue à la cour et
rédige un mémoire contre les projets actuels en Guyane. Guisan
réplique :
« Je fis un mémoire qui pulvérisait
celui de M. de Bessner, s'il est permis de s'exprimer ainsi. Et comme il avait
négligé de le signer, je me permis d'en parler avec un peu de
liberté et beaucoup d'énergie, avec tout le feu que donne l'amour
du bien public. M. de Bessner n'osa plus rien objecter contre les projets de
Cayenne11°°. »
Il éprouve la même défiance à
l'égard de Préville, « plein de vanité, [...] hautain
et vindicatif », dont il réprouve les malversations et les «
rapines1101 ». Il éprouve particulièrement des
difficultés avec l'ordonnateur Lescallier, anti-esclavagistes, qui voit
en lui un séide de Malouet. De fait, en 1787, il est
écarté baïonnette au canon de la gestion de l'habitation du
Collège au prétexte que les travaux ne vont pas assez vite et
qu'ils coûtent cher1102. En réalité, Lescallier
entretien des vues personnelles sur la sucrerie et projette de
l'acquérir, mais son éviction en 1788 consacre le retour en
grâce de Guisan, qui bénéficie du soutien du gouverneur
Villebois jusqu'à son départ définitif de Guyane en
17911103.
1096Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane », op. cit., p. 41.
1097ANOM C14/54 F° 170
1098Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane », op. cit., p. 42-43.
1099Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 196.
1100Ibid.
1101Ibid., p. 295-296.
1102Ibid., p. 241-253.
1103Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane », op. cit., p. 43 ; Kirsten
SARGE, « Au
service du bien public (1777-1791) », op. cit., p.
68.
255
Toutefois, en regard du bagage technique et administratif
très faible de la Guyane, l'arrivée de Guisan permet à
Malouet de constituer un cadre administratif unique pour cet ingénieur
talentueux, clé de voûte du dispositif qu'il entend
déployer en Guyane. Si cette collaboration entre les deux hommes est une
réussite, les revers rencontrés par l'ordonnateur dans d'autres
domaines viennent incontestablement ternir son bilan.
3.1.2 Des projets prometteurs qui n'aboutissent
pas
Parmi tous les projets que Malouet a contribué à
mettre en place, les résultats s'avèrent pourtant être en
deçà de ce qui était projeté à l'origine. De
fait, si les travaux préliminaires à ces entreprises montrent des
réelles possibilités de succès pour la colonie, leur
développement butte sur les réalités locales, les erreurs
d'appréciation, le manque de moyens et de compétences, et vient
contredire les plans imaginés à Versailles.
C'est le cas pour l'exploitation des bois. S'appuyant sur le
rapport de Bagot, Malouet confie à l'ingénieur Brodel la
réalisation d'un moulin à planche pour lancer cette industrie. En
effet, celui-ci bénéficie d'une certaine expérience en la
matière. Le 26 janvier 1770, il adresse au premier commis de la Marine
une lettre dans laquelle il rend compte de sa tentative d'installer un moulin
à planches sur l'Oyapock, mais qui n'a pas abouti faute de moyens
financiers1104. Hélas pour Malouet, c'est un échec
complet. Brodel s'avère finalement incapable de réaliser le
moulin, malgré l'expérience dont il s'est prévalue
auprès de l'ordonnateur. Malouet s'explique au ministre :
« Il étoit bon géographe et mauvais
mécanicien . je ne suis ni l'un ni l'autre, et j'ai cru, sur sa parole,
qu'il étoit en état de faire un moulin à planche. [...] Il
a passé six mois à gaspiller du bois et de l'argent, n'a rien
fait qui vaille, et est mort1105. »
L'ordonnateur reconnaît son erreur et prend les frais
à sa charge. Il déplore dans sa Collection de mémoires
que ce projet, visiblement rentable, n'ait pas été davantage
soutenu. Aucune suite ne lui a été donnée, aussi bien par
le ministre que par l'Assemblée générale de Guyane1106
Le projet de pépinière tourne court
également. Dès la fin 1777, Malouet constate l'échec de
1104ANOM E53 F° 32
1105ANOM C14/50 F° 68
1106Voir la note dans Pierre Victor MALOUET, Collection de
mémoires, tome 1, op. cit., p. 380.
256
cette entreprise et rend compte au ministre des « essais
infructueux, de l'impossibilité de fixer dans un même sol les
différentes espèces de bois que produit la Guiane »
malgré la collaboration « d'un jardinier de Paris ».
Finalement, seul le carapa a levé. Selon lui, la raison de son
échec tient au fait que la plupart des espèces qu'il a
semées (balata, grignon, coupi, bagasse...) ne pousse pas sur un terrain
sec et ensoleillé mais en sous-bois sur sol humide. Le projet est donc
abandonné. Malouet ajoute, comme pour se justifier, que de toute
façon il voit mal les habitants, « à qui tout manque,
savoir, moyens, envie, se livrer à planter des arbres de construction.
» Il conclut qu'il faut donc s'en tenir « aux
pépinières que la nature prépare toute seule sur chaque
espèce de terrein, en reproduisant rapidement les arbres qu'on y
détruit1107. » Ainsi, ces explications plus ou moins
scientifiques influencent l'action politique de Malouet, qui renonce au projet
d'obliger les habitants à entretenir une pépinière sur
leur habitation, « une chimère à laquelle il faut renoncer
», précise Julien Touchet1108. Pour l'ordonnateur, il
« reste donc à gérer le patrimoine forestier et à
aider une nature conçue comme un principe d'organisation efficient,
thème cher aux Lumières1109 » et pour ne pas rester sur cet
échec, il finit par transformer le terrain de la pépinière
en jardin public « abondamment pourvu d'arbres fruitiers et de
légumes » qu'il intègre dans un projet plus vaste
d'aménagement des alentours de la ville de Cayenne, que nous avons
évoqué1110.
L'élevage se trouve peu ou prou dans la même
situation. Le compte rendu de l'année 1777 dénote des
difficultés rencontrées par l'ordonnateur pour développer
un haras et une ménagerie. Malouet ne dispose pas assez d'esclaves,
aucun habitant n'est motivé, et ses finances ne lui permettent pas
d'introduire plus de six juments1111. En revanche, la pêche
semble apporter des résultats plus probants. Au moment de son
départ de Guyane, il constate les premiers résultats. La salaison
de poisson qu'il a installée à Islet-la-Mère et
confiée à un certain Jean Ayouba, « un sujet très
intelligent », qui produit 2 000 poissons par semaine pendant tout
l'été et nourrit les esclaves de l'atelier du roi. De fait, il
recommande à son successeur Préville de tripler les appointements
d'Ayouba et d'ajouter des gratifications « si sa pêche a un
succès soutenu ». Il convient également de lui fournir tous
le matériel dont il aura besoin1112.
Enfin, les premiers dessèchements effectués
autour de Cayenne, suscitant l'enthousiasme de Malouet, engagent rapidement
Guisan à plus de modération :
1107ANOM C14/50 F° 70-71
1108Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 150.
1109Ibid.
1110ANOM C14/50 F° 71
1111ANOM C14/50 F° 84
1112ANOM C14/50 F° 96
257
« Dans l'idée que son espoir était bien
fondé pour l'exécution des grandes choses qu'on avait en vue, il
rendit peut-être, de cette première opération, un compte un
peu trop favorable au ministre1113. »
Il s'avère effectivement que le choix de l'emplacement
n'est pas idéal en regard des exigences agronomiques et
pédologiques, car il empiète en partie sur la rade de
Cayenne1114. Les analyses actuelles démontrent que
l'acidité trop élevée de ces sols les rend en effet
impropres à l'agriculture1115. Il est vraisemblable que
l'évolution chimique de la terre l'ait rendue rapidement stérile,
estime Yannick Leroux1116. De plus, les travaux entrepris ne sont
toujours pas terminés en 1782. En 1788, l'ordonnateur Lescallier signale
qu'en plus de n'avoir jamais rien produit, les travaux ont été
extrêmement coûteux en capitaux et en esclaves1117. Un
rapport de Guisan daté de 1779 sur le fonctionnement de l'habitation du
roi fait état de 500 esclaves requis pour ces travaux1118. De
fait, il est aisé de constater que cet échec ne contribue pas
à enthousiasmer les habitants. Le 6 novembre 1789, Guisan rapporte que
l'habitation du roi est abandonnée1119.
Malgré de réelles possibilités, le manque
de moyens et de motivation des habitants hypothèque grandement les
chances de succès, selon Malouet. S'ajoute des lacunes flagrantes sur le
terrain scientifique et technique. Les mutations économiques
souhaitées afin de transformer une colonie à l'activité
restreinte et peu ouverte sur l'extérieur, en un territoire dynamique,
soutenant les Antilles par ses exportations semble, a priori,
réalisables si l'on suit les recommandations de Malouet, et avec
une intervention massive de l'État1120. Se pose alors la
question de la réelle portée du passage de Malouet en Guyane.
|
|