2.3.3 Les premiers travaux lancés par Malouet
L'arrivée de Guisan à Cayenne marque un tournant
dans l'asséchement des terres basses. Ingénieur habile,
versé dans plusieurs disciplines techniques qu'il maîtrise, cet
homme devient rapidement la cheville ouvrière du dispositif scientifique
et technique de Malouet en Guyane. Ses aptitudes se manifestent principalement
dans les premiers travaux lancés par Malouet d'un polder à
Cayenne puis de l'évaluation des terres basses dans la région de
l'Approuague et des marais de Kaw.
L'habitation du roi
Se déployant au sud de Cayenne, le polder comprend une
digue qui s'étend sur 4,5 km. L'objectif est double pour l'ordonnateur.
D'une part, ces travaux doivent servir de modèle aux habitants en
utilisant la structure de l'habitation du roi déjà en place.
D'autre part, il s'agit d'assainir les abords de la ville en supprimant une
partie de la mangrove et du « marécage qui en [rend] l'air
insalubre et y [attire] de nuées de maringouins, cousins qui
désolaient tout le monde1062 », écrit Guisan. Il
fait creuser un canal pour mettre en communication le port avec les faubourgs
de Cayenne, ce qui permet d'assécher la zone en question et d'y
aménager un espace propre avec des promenades agréables «
où naguère des chiens de chasse n'osaient pas même
s'hazarder ; en un mot, un ensemble d'ont (sic) l'importance était
grande pour le pays », écrit Guisan, qui se montre conscient de la
valeur pédagogique que revêt ce polder. Il veut que « ces
travaux [deviennent] une excellente école, un modèle
précieux [que les colons] pourront dans tous les tems consulter à
leur commodité et le suivre en toute sûreté1063.
» Si ce modèle semble avoir inspiré deux habitants qui
« travaillent pour leur compte sur le même plan », nous informe
Malouet, les oppositions restent farouches, surtout parmi les
précurseurs qui s'étaient lancés dans ces travaux une
dizaine d'années auparavant :
« Ceux qui passoient ci-devant pour des
démonstrateurs et qui, faute de connoissances et de principes avoient
échoué dans leur entreprise, les sieurs Tenguy, Kerkove, Folio,
avouent avec humiliation la supériorité du sieur Guisan , mais
leur obstination n'est pas encore vaincue sur tous les points, et les
sieurs
1062Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 155. 1063Ibid., p.
155-156.
246
Groussou, Patris, Berthier sont loin de se rendre sur
aucun . · ce sont les seuls personnages de la colonie qui n'aient
jamais voulu visiter les travaux faits, afin de pouvoir en contester au besoin
l'utilité ou le succèsb064. »
Malouet affiche une certaine déception car la
majorité des habitants regarde ces travaux avec scepticisme et souvent
indifférence. Pourtant, il y consacre des moyens importants.
Concrètement, il effectue le creusement de 6 000 toises1065
de fossés et parvient à mettre en valeur « de la très
mauvaise terre malgré tout : [il l'a] couverte d'arbres, de grains et de
fourrages ». Il fait venir par bateau des plants de « banane et de
patate ». Quand les travaux de dessiccation seront terminés et
l'habitation en rapport, Malouet estime son prix à 100 pistoles le
carreau ce qui, il l'espère, fera taire les
oppositions1066.
Malgré une détermination évidente et une
ferme conviction dans l'utilité de son projet, Malouet ne parvient pas
à emporter l'adhésion des habitants. Bien qu'il se défende
d'être un « faiseur de mémoire1067 », il
semblerait qu'il ne parvienne pas à se défaire de cette image, ce
qui amène inévitablement de l'eau au moulin de ses
détracteurs. Cependant, s'appuyant sur l'expérience de Guisan
acquise au Surinam, il démarre une campagne d'évaluation des
terres basses en mars 1778.
Évaluer les terres basses
Les premiers objectifs du ministère sont de bonifier
les zones humides de la région de Kourou. Mais le 22 décembre
1777, Malouet contredit cette intention :
« Les anses de Kourou sont un banc de sable
imprégné de sel marin où l'on peut faire d'abondantes
récoltes de coton, indigo, rocou et vivres de toutes espèces,
tant que ce sel n'est pas entièrement dissous par les pluies ou
épuisé par la végétation. Mais au bout de dix ou
douze ans, il n'y a plus rien de productif [...1 et
1064ANOM C14/50 F° 96 10651 toise = 1,94 m. 1066ANOM C14/50
F° 83 1067ANOM C14/50 F° 65
247
les pauvres gens qui essaient de fumer ce sable, ne
sentent pas que le fumier animal échauffe et engraisse les terres
humides, mais brûle celles qui sont sablonneuse'068.
»
Pour lui, les meilleurs endroits pour les dessèchements
sont dans la région de Kaw et de l'Approuague. « Il y a des plages
entières, contiguës en pinautières, comme à Surinam
», souligne-t-
il1069.
Si Malouet semble vouloir aller vite, Guisan temporise. Il est
plus indiqué, selon lui, d'effectuer des opérations de
reconnaissance des marécages durant la saison des pluies que durant la
saison sèche où le soleil favorise les exhalaisons
néfastes à la santé. « Cette réflexion, toute
simple qu'elle est, ne laissa pas de frapper le monde, s'étonne Guisan,
parce qu'on ne s'était jamais occupé de terres basses dans ce
pays1070. » Dès lors, en mars 1778, et en accord avec
les délibérations de l'Assemblée, Malouet lance une
campagne d'évaluation de toutes les terres basses de la colonie. Guisan,
accompagné de MM. Bois-Berthelot et Couturier, reconnaît une zone
qui s'étend du Mahury jusqu'à l'Oyapock. Cette exploration des
terres basses s'étend du 3 mars au 3 mai 1778, pour un total de 49 jours
de travaux répartis en deux expéditions. La première
expédition a lieu entre le 3 et le 15 mars et permet d'effectuer une
reconnaissance de 4 lieues de marécages. Lors de la seconde, du 6 avril
au 3 mai, l'équipe de Guisan cartographie entièrement la plaine
de Kaw, qui présente 20 lieues carrées de très bonne terre
qui laissent entrevoir de grandes perspectives1071. Malouet se
montre admiratif du travail effectué par ces trois hommes, dans des
conditions pénibles et parfois dangereuses. Il salue leur courage
auprès du ministre :
« Il m'a fallu des hommes de cette trempe pour une
opération dont la fatigue est aussi rebutante qu'inappréciable,
car, pour vous en donner une idée, Monseigneur, ils sont obligés
de marcher un mois de suite dans l'eau jusqu'à la ceinture f...] n'ayant
pour nourriture que du biscuit et de l'eau de vie, couchant sur des planches
toujours humides'072. »
En effet, le rapport que rend Guisan à Fiedmond et
Malouet rend compte au jour le jour des
1068ANOM C14/44 F° 362
1069Ibid.
1070Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 150.
1071ANOM C14/50 F° 25
1072ANOM C14/50 F° 52
248
opérations effectuées, dans des conditions
éprouvantes. Le 3 mars, ils passent dix heures à se frayer un
passage en défrichant des palétuviers, dévorés par
les moustiques. « Nos mains ne suffisent pas pour ôter les
maringouins de notre visage seulement », indique Guisan. Le lendemain, la
progression est si difficile au milieu de joncs « gros comme le pouce et
hauts de sept à huit pieds » qu'ils sont contraints d'abandonner un
canot avec une partie des vivres. Il pleut continuellement et les conditions de
confort sont plus que spartiates. La nourriture est rapidement immangeable
à cause de l'humidité. Guisan, Bois-Berthelot et Couturier ne
semblent pourtant pas se départir d'une certaine bonne humeur :
« Dans les commencemens, tout cela paraissait bien
dur et répugnant. On s'y habitua et l'on ne faisait plus qu'en rire
lorsque, le matin, on trouvait quelqu'un dans un bain. La fatigue faisait
tellement dormir que rarement pouvait-on s'apercevoir soi-même de sa
propre situation. Jamais de ma vie, je n'ai dormi aussi profondément
, · lorsque la pluye me tombait sur le visage, je ne m'en apercevais
que bien rarement'°73. »
En revanche, les esclaves dorment entassés dans le seul
canot restant et sont obligés d'écoper pour dormir au sec. Mal
équipés, ils se blessent continuellement. L'impossibilité
de prendre du repos à cause de la pluie continuelle et des moustiques
met leurs nerfs à rude épreuve et ils menacent de s'enfuir. Ce
qui contraint Guisan à la fermeté. « Quelques petits
châtimens faits à propos, écrit Guisan, les
réflections (sic) justes que je leur faisais faire et une grande
fermeté furent ce qui me les fit maîtriser jusqu'à la
fin1074. » Le 15 mars, l'expédition repart de bonne
heure le matin et est contrainte de marcher vingt heures d'affilées,
tenaillée par la faim. Elle arrive à Cayenne le 16 au petit matin
dans un état d'épuisement général. La seconde
expédition se déroule peu ou prou dans les mêmes
conditions, même si les esclaves disposent cette fois de canots «
tentés » pour le soir, et sont « habillés d'une casaque
de drap, chaussés de guêtres, de souliers, et par-dessus une
grande culotte, afin qu'ils puissent marcher dans les herbes coupantes sans en
être blessés1075. »
Au cours de ces deux expéditions, Guisan et son
équipe réalisent de nombreux sondages qui révèlent
une très grande uniformité des sols composés d'un «
fond de bonne vase marine, recouverte d'un à deux pieds de terreau.
» Des opérations d'arpentage sont effectuées dans la savane,
ainsi que
1073Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 150. 1074Ibid., p. 151.
1075ANOM C14/50 F° 102
249
des opérations de trigonométrie. L'équipe
procède à une reconnaissance complète de la crique
Angélique, remonte jusqu'à la Gabrielle pour effectuer des
relevés à la boussole « parmi des caïmans
énormes. » Pour Guisan, les endroits visités
présentent tous les caractéristiques requis pour des
dessèchements réussis. Dans l'ensemble, les sols renferment
beaucoup de terreau naturel, ils sont disposés en plan incliné
vers la mer et ils comportent un pourtour de palétuvier qui forme une
digue naturelle. La dessiccation de ces zones est donc possible, moyennant
l'aménagement d'un canal de Mahuri à Kaw, et d'un autre le
reliant à la mer. Il faut également prévoir la
construction d'un troisième canal la crique Angélique jusqu'au
pied de la Gabrielle1076.
L'expertise de Guisan se dévoile ici. Pour
définir la qualité des sols, il s'appuie sur l'observation de la
végétation, mais aussi sur une analyse pédologique. «
Il ne croit pas que les palmiers pinots soient des marqueurs suffisants de
fertilité », explique Yannick Leroux. Alors que les contemporains
associent généralement végétation luxuriante et
sols riches, Guisan ne souscrit pas à cette idée et distingue
quatre formations pédologiques en terres basses : les vases franches,
les vases sableuses, les vases de palétuvier, et les vases tourbeuses.
Ainsi, un sol de bonne qualité, selon lui, se constitue de trois couches
: du terreau, de la vase mêlée et de la vase franche. Par
comparaison avec ceux qu'il a observé au Surinam, il localise ces sols
sur les bords du Couripi et au sud de l'Oyapock1077.
Malouet se montre généreux en
considération des efforts consentis et des résultats prometteurs.
Ainsi, Guisan devient ingénieur en chef, chargé des travaux de
drainage, assisté par Couturier qui devient sous-ingénieur.
L'ordonnateur demande au ministre la confirmation de ces postes par des brevets
royaux et réclame une gratification pour Bois-Berthelot1078.
On peut également supposer que ces largesses, confirmées par le
roi, servent de caution à Malouet face aux habitants dubitatifs et
opposés à son projet, en particulier les conseillers Patris et
Berthier. D'autant que Guisan, s'il fait montre d'une remarquable expertise
scientifique et technique, est également un gestionnaire et un
organisateur efficace. Il joint à son rapport une carte sur laquelle il
fait figurer la répartition des terres et trace les limites des
concessions. Son idée est de concéder gratuitement ces terres,
« sans même [...] faire payer aucun frais pour les écritures,
pour les titres et les enregistremens. » À l'en croire, il parvient
à susciter un véritable engouement à Versailles au point
que soixante demandes parviennent à Cayenne en six mois, émanant
de courtisans et de financiers. Afin d'éviter tout désordre,
Guisan et Malouet prennent des dispositions pour que les concessions soient
délivrées à Cayenne et non en France. Il s'agit ainsi
d'éviter que « des gens, dont l'intention n'aurait jamais
été de donner un seul coup de bêche dans ces terres
fertiles » n'occupent la place au
1076ANOM C14/50 F° 109
1077Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane », op. cit., p. 37. 1078ANOM
C14/50 F° 53
250
détriment des locaux1079. En janvier 1780,
Malouet refuse même d'accorder des concessions de terre en Guyane
à des demandeurs qui manquent de connaissances ou de moyens pour les
mettre en valeur1080. Partant, sous l'indication de Guisan, les
concessions sont contiguës les unes aux autres, à l'image du
Surinam, afin de faciliter les contacts entre les colons1081.
Ainsi, ces opérations de reconnaissance, malgré
le fait qu'elles exigent un travail relativement éprouvant, permettent
de localiser les endroits où les terres basses sont les plus fertiles.
L'expertise scientifique et technique de Guisan, acquise au Surinam, constitue
véritablement un atout pour Malouet, qui met également à
profit ses compétences d'organisateur et de gestionnaire.
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