2.3.2 Un transfert de savoirs du Surinam vers la Guyane
Le voyage qu'accomplit Malouet au Surinam du 10 juillet au 19
août 1777 est principalement motivé par le fait de collecter des
informations sur la méthode hollandaise de
1036Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 71.
1037Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane, à la fin du XVIIIe siècle »,
in Le Vaudois des terres noyées. Ingénieur à la Guiane
française 1777-1791, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions,
2012, p. 32-34 ; Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 332-333.
1038Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 332. 1039Rodolphe ROBO, « Malouet en Guyane », op.
cit., p. 59.
241
poldérisation. Accompagné de
l'ingénieur-géographe Simon Mentelle, il visite un certain nombre
d'habitations en terre basse et fourni un relevé précis et
étendu des besoins nécessaires à la réalisation
d'un polder. Toutefois, la Guyane manque de personnel qualifié pour
mener à bien de tels travaux. C'est là que Malouet se fait
présenter l'ingénieur Guisan, par l'intermédiaire du
gouverneur Nepveu1040.
Le recrutement de Guisan
Malouet se montre immédiatement très
enthousiasmé par ce personnage atypique. Il prend l'initiative de lui
proposer de passer au service de la France pour un projet en Guyane, dont il
serait le maître d'oeuvre. Malouet lui assure le soutien sans
réserve de l'administration, et des moyens conséquents pour
réaliser le projet. Il lui offre le poste de capitaine d'infanterie,
ainsi que le brevet d'ingénieur en chef hydraulique pour toute la
Guyane. S'il le souhaite, Guisan peut également occuper le poste
d'ingénieur militaire et « d'ingénieur de
place1041 », et recevoir la croix du Mérite au bout de
dix années de service. Face à cette offre, Guisan se montre
modeste :
« Je lui répondis qu'en ce qui regardait mes
propositions, mes conditions, les bazes qu'il venait de leur donner, joint
à la perspective de faire de grandes choses, de faire le bien en grand
dans une grande occasion suffiraient pour déterminer ma
volonté1042. »
De fait, Guisan se contente du brevet de capitaine
d'infanterie et de celui d'ingénieur hydraulicien, avec un appointement
de 6 000 francs par an1043. Il est par ailleurs placé
à la tête d'un haras du roi, ce qui lui permet de
bénéficier de l'usage de chevaux, fort rares en Guyane. On lui
fournit également différents avantages matériels et en
nature, comme de la nourriture, des domestiques, etc. « Tout cela me fut
fourni gratis. En évaluant les choses au plus bas, je devais regarder
que mes appointemens montaient au moins à douze mille francs par
an1044. » Ce qui,
1040Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 138 ; Pierre Victor MALOUET,
Mémoires de
Malouet, vol. 1, op. cit., p. 184-185.
1041De la place de Cayenne.
1042Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 140.
1043Environ 8 000 euros. (Voir Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois
des terres noyées, op. cit., p. 140.)
1044Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 149.
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comparé aux 12 000 livres que reçoit
l'ordonnateur et les 15 000 livres du gouverneur, est considérable.
Pour Malouet, c'est une réussite et une belle
collaboration qui s'annonce. « Enfin, écrit-il dans ses
Mémoires, j'obtins la permission d'emmener avec moi et
d'attacher au service du roi un ingénieur habile, qui était de
plus un excellent homme, M. Guizan ; c'est le service le plus important que
j'aie rendu à la Guyane française1045. » Malouet
ramène également de précieuses informations concernant les
cultures du Surinam et la réalisation d'un polder.
Les travaux de dessèchement
Comme le fait remarquer Yannick Le Roux, « une habitation
en terre basse est un chef-d'oeuvre de travail et d'industrie1046.
» Malgré les précédents guyanais et les informations
laissées par Macaye et Kerkhove à ce sujet, Malouet,
secondé par Mentelle, observe la façon dont sont menés les
travaux de dessiccation au Surinam. Il consigne l'intégralité de
ses notes dans un mémoire qu'il met à disposition de la colonie
afin que chacun puisse le consulter1047. Les archives ne semblent
pas contenir un tel document, aussi nous sommes-nous appuyés sur le
texte qui figure dans le troisième volume de sa Collection de
mémoires1°48.
La première année est consacrée aux
travaux de mise en place de l'enceinte à dessécher. Il faut
d'abord procéder à des opérations d'arpentage afin de
déterminer la dénivellation du terrain, puis délimiter la
parcelle. Celle-ci est ensuite déboisée, brûlée et
les souches sont enlevées. C'est un travail extrêmement long et
pénible. Macaye rapporte que cette opération lui a
coûté « trois cent soixante journées de
nègres1049. »
Il faut ensuite réaliser l'enceinte du polder. On
démarre les travaux à la saison sèche, par un fossé
de fondation de deux ou trois pieds sur le terrain où va se trouver la
digue. « Ce fossé de fondation se nomme à Surinam
tranche-aveugle » précise Malouet. Ensuite on construit la
digue avec la terre que l'on récupère des fossés. «
On nomme au Surinam dame, ce que nous nommons digue, explique-t-il ;
d'où l'on dit un terrain damé, pour exprimer qu'il est
entouré de digues. » En effet, il est indispensable de créer
un espace entièrement clos, étanche à l'environnement
extérieur.
1045Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 184-185.
1046Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 336.
1047ANOM C14/50 F° 62
1048Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 143-150.
1049Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 336.
243
Le fossé d'entourage est large d'environ douze pieds et
Macaye qualifie son élaboration de « rude » car les esclaves
doivent creuser un sol rempli de racines de palétuviers. Ce qui
nécessite une seconde équipe chargée de les couper
à la hache1050. Pour cette opération, Malouet note
qu'il faut un esclave tous les 500 pieds. On assure
l'étanchéité de la digue par de l'argile bleue.
On creuse ensuite le canal d'écoulement, aussi profond
que la marée basse, sur une largeur de quatre mètres, afin de
faire communiquer le polder avec la rivière ou la mer. On installe une
écluse ou un coffre pour réguler l'écoulement des eaux. Si
c'est un coffre, il faut le calfater avant de l'installer, « ce qui prouve
qu'ils doivent être moins lourds qu'on ne les faits à Cayenne,
explique Malouet, et qu'ils ne doivent point faire masse avec la charpente
considérable auxquels ils sont liés. » Les coffres et les
écluses peuvent être réalisés en bois, auquel cas il
faut utiliser des bois d'une très grande qualité. L'ordonnateur
préconise cependant de maçonner les écluses, car celles
construites en bois « risquent de se retrouver attaquées par les
vers. » En position fermée, l'écluse empêche la
remontée des eaux de mer à marée haute. En position
ouverte, elle permet l'écoulement des eaux pluviales. Le coffre, quant
à lui, est un simple châssis en bois où pivote une porte
qui s'ouvre et se ferme selon les mouvements des marées1051.
Toutefois, Malouet observe que généralement, les
aménagements au Surinam relient la digue côté mer à
celle-ci par deux canaux à écluses au lieu d'un seul. Une
écluse s'ouvre à marée basse pour l'écoulement des
eaux, l'autre « s'ouvrant au flot1052, [...] reçoit les
eaux nécessaires pour faire tourner un moulin à sucre pendant
sept heures. » À l'intérieur de l'enceinte, il faut
établir une distribution de canaux et de fossés, « les uns
pour servir d'écoulement, les autres pour être le réservoir
de l'eau qui y entre pendant le flot, laquelle est destinée à
l'action du moulin lorsque la marée baisse. »
Ce faisant, les travaux permettent de délimiter un
espace construit, dédié à la maison du maître et aux
dépendances, d'un espace cultivé où l'on entreprend les
cultures à partir de la deuxième année. Principalement,
l'exploitation est tournée vers la canne à sucre, le café,
le coton et le cacao. L'indigo est en passe d'être abandonné au
Surinam. Comme en Guyane, le climat et les pluies abondantes nuisent à
la qualité du produit : « À peine retire-t-[on] cinq
à six livres d'indigo par cuve, dont la grandeur est de dix pieds
carré1053. » L'aménagement intérieur du
polder est déterminé par le type de culture. Pour la canne, on
pratique une rigole tous les quatre pieds. Ces rigoles accueillent les plants
de cannes, la pièce fait 100 toises au carré, divisée en
planches de 30 pieds limitées par les rigoles. Chaque
pièce est séparée par des canaux de circulation. Un canal
central complète le dispositif, servant à actionner un moulin
à marée1054. Les rendements que
1050Ibid.
1051Ibid., p. 337.
1052Le flot : la marée montante, par opposition
au jusant, qui désigne la marée descendante.
1053Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 140.
1054Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 337.
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laissent entrevoir Malouet semblent conséquents,
d'autant que selon la qualité de la terre, les cannes peuvent produire
pendant quinze à trente ans, soit bien plus qu'à Saint-Domingue.
D'où l'intérêt de mener les cultures soigneusement et avec
suffisamment de main-d'oeuvre. Il recommande « un nègre pour
environ trois acres et demi de terre1055. » Pour le
café, on plante d'abord des bananiers, qui servent d'abris aux jeunes
plants élevés en pépinière, « de quinze ou
dix-huit pouces de hauteur. » Les caféiers sont plantés
à neuf pieds les uns des autres, suffisamment en profondeur pour que les
racines s'enfoncent dans la couche d'argile bleue1056. Une
pièce de café produit trente ans en moyenne, parfois
davantage1057. « Le rapport ordinaire des cafiers est une livre
et demie ou deux livres de Hollande par an, en deux
récoltes1058 », précise Malouet. La mise en
culture achevée, un polder ne commence à devenir rentable que
deux années plus tard. L'opération représente par
conséquent une immobilisation de capitaux de cinq ans, durant lesquels
ils sont improductifs1059.
Quand les terres sont épuisées, on clôt
les digues. L'espace se remplit d'eaux pluviales et reste inondé pendant
six à sept ans. Régulièrement, on coupe au sabre les
halliers et les arbrisseaux et « on laisse les débris pour former
par putréfaction, un fumier sur le sol. » Après ce laps de
temps, on ouvre les digues, on creuse de nouveaux fossés, de nouveaux
canaux, on retourne la terre à la houe et on replante1060. En
effet, il est recommandé de noyer le polder au bout de trente à
quarante ans, afin d'en régénérer la fertilité. Il
arrive fréquemment qu'on inonde sur de courtes périodes certains
carrés infestés d'insectes et de parasites1061.
La bonification des zones humides par endiguement
représente donc un travail très sophistiqué, reposant sur
des compétences organisationnelles, agronomiques et techniques pointues.
Chaque type de culture nécessite des aménagements particuliers
qui, en regard des rendements, laissent présager des revenus
substantiels au colon qui s'y adonne. Mais la mise de départ est lourde
avant de pouvoir espérer un retour sur investissement, ce qui justifie,
pour Malouet, une intervention massive de l'État pour soutenir ce
projet. Cette visite permet également de constater le manque d'expertise
des colons guyanais en la matière. Dans cette perspective, dès
son retour du Surinam en août 1777 jusqu'à son départ de
Cayenne en août 1778, épaulé par Guisan, il lance les
travaux du polder de Cayenne et entreprend l'évaluation des terres
basses.
1055Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 150.
1056Ibid., p. 152.
1057Ibid., p. 152-153.
1058Ibid., p. 157.
1059Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 337 ; Ciro
Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 56.
1060Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 137-138.
1061Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 338.
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