2.3 L'asséchement des terres basses : l'élan
donné par Malouet
Le cheval de bataille de Malouet pour la Guyane reste la mise
en valeur des terres basses. Cette poldérisation des côtes
Guyanaises répond principalement à deux préoccupations
relevant d'objectifs politiques de maîtrise du territoire, et d'objectifs
économiques en rapport avec une mise en valeur de nouvelles terres
agricoles que l'on juge plus productives1013. D'après la
définition donnée par Frédéric Bertrand et Lydie
Goeldner, « les polders désignent des étendues de marais
maritimes endiguées, asséchées et mises en valeur à
des fins, sinon exclusivement, du moins en premier ressort,
agricoles1014. » Leur réalisation s'appuie sur de
puissants moyens humains,
1011ANOM C14/43 F° 248 1012ANOM C14/43 F° 42
1013Raphaël MORERA, L'assèchement des marais en France au XVIIe
siècle, op. cit., p. 17. 1014Frederic BERTRAND et Lydie
GOELDNER, « Les côtes à polders. », op. cit.,
p. 79.
236
financiers et technologiques, à l'origine de cette
forme de « bonification particulièrement achevée des marais
maritimes1015. » Cette technique ancienne, qui remonte à
l'Antiquité romaine, est largement utilisée en Europe,
principalement en Hollande, qui l'exporte notamment dans sa colonie du
Surinam1016. Sous la houlette de Jean Samuel Guisan,
ingénieur que Malouet recrute dans cette colonie, la dessiccation des
terres basses connaît des avancées significatives, bien que
limitées, en Guyane.
2.3.1 Une technique ancienne exportée dans les
colonies
Fondées principalement sur l'augmentation de la
production agricole à des fins commerciales, les conquêtes de
terres sur la mer sont attestées en Europe depuis l'Antiquité. La
conquête de la Bretagne par les légions romaines en 43 av. JC
conduit aux premiers endiguements du pays sur 29 000 hectares afin de nourrir
l'armée1017. L'image négative renvoyée par les
marais, auxquels on associe maladies, miasmes, moustiques et pourriture, est
à mettre en parallèle avec une conception hygiéniste qui
soutient un « discours dessiccateur » hostile à ces espaces.
Il trouve un regain d'intérêt durant la Renaissance dans toute
l'Europe, par la diffusion des techniques hollandaises, comme le montre assez
l'usage du terme désormais universel de « polder
»1018. Les travaux hollandais se déploient à
grande échelle dès la fin du Moyen-Âge, afin de contenir
une pression démographique grandissante. Ce qui est rendu possible par
une disponibilité constante de main-d'oeuvre et une production agricole
entretenue par l'augmentation de la surface agricole. Dès le XVe
siècle, les autorités sont attentives à l'entretien des
dunes ainsi crées. On procède à la plantation de carex des
sables, une herbe qui permet d'éviter l'affaissement et l'érosion
du cordon dunaire sous l'effet combiné du vent et de la mer. On
évacue les eaux et on maintient l'assèchement de manière
efficace par la mise en place de moulins à vent, qui déversent le
trop plein d'eau dans des canaux ou des rivières. La construction d'un
moulin et l'entretien des canaux est un lourd investissement qui demande la
collaboration de plusieurs investisseurs. D'où la
nécessité de clore l'espace drainé par des digues. Ce qui
fait des polders des biens privés. De fait, il s'avère
nécessaire de participer aux frais de construction et d'entretien pour
en bénéficier. « Le drainage par moulin est donc en
règle générale lié à des entreprises de type
capitaliste », précise Raphaël Morera1019.
1015Ibid.
1016Raphaël MORERA, L'assèchement des marais en
France au XVIIe siècle, op. cit., p. 18. 1017Frederic
BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les côtes à polders »,
op. cit., p. 81.
1018Ibid., p. 85 ; Raphaël MORERA,
L'assèchement des marais en France au XVIIe siècle,
op. cit., p. 17. 1019Raphaël MORERA, L'assèchement des
marais en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 19-20.
237
Cette entreprise de desséchement est à l'origine
d'innovations économiques et techniques qui permettent à la
Hollande de connaître une mutation environnementale radicale. De fait, ce
modèle fait florès en Europe, surtout à partir du XVIIe
siècle. On le retrouve en Grande-Bretagne dans la région de Fens,
en Italie dans la région de Venise et la plaine du Pô, sur les
côtes allemandes de la Frise et du Schlewig-Holstein, et de façon
plus marginale en Espagne. Cette domination hollandaise doit beaucoup aux
travaux de deux ingénieurs renommés (Vierlingh au XVIe
siècle, spécialiste des polders d'atterrissement, et Leeghwater
au XVIIe siècle, spécialiste des polders d'assèchement)
qui contribuent largement à cette diffusion1020. En France,
les entreprises de bonification des zones humides sont plus tardives, mais,
sous l'impulsion du roi, permettent de définir un cadre juridique,
technique et économique.
Les précédents
français
Les travaux d'assèchement du royaume se placent dans le
prolongement de cet élan européen. Les marais sont
aménagés dès le Xe siècle pour y pratiquer la
pisciculture, profiter de leurs ressources cynégétiques, ou
transformer les parties les plus hautes en prairies pour le bétail.
À la fin du XIIe siècle, les marais poitevins sont
desséchés grâce à un plan de drainage
élaboré par les cisterciens, en regroupant plusieurs abbayes. Les
moines apportent leur savoir faire et perfectionnent les techniques largement
empiriques employées jusque-là par les habitants1021.
Les premières initiatives royales ont lieu sous le règne de Henri
III, notamment autour de l'étang de Pujaut en 1583, mais sont encore
très secondaires. L'action de quelques exilés français en
Hollande, en particulier Joseph Juste Scalyger qui, en 1597, encourage Henri IV
à assécher ses marais, donne un nouvel élan aux projets de
bonification des zones humides. Deux arguments prévalent : d'abord la
réussite indéniable de l'entreprise dans le reste de l'Europe,
ensuite les nombreux marais disponibles en France1022.
Ainsi, l'édit de 1599 ordonne l'inventaire des terres
disponibles et susceptibles d'être asséchées. En 1610,
Bradley, en procédant à des visites systématiques, chiffre
à plus d'un million d'arpents la surface de marais disponibles. En 1630,
le chancelier Séguier l'évalue à 130 000 ha,
principalement localisés dans le Poitou, la Normandie et la Provence.
Par leur diversité et leur
1020Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les
côtes à polders », op. cit., p. 85 ; Raphaël
MORERA, L'assèchement des marais en France au XVIIe
siècle, op. cit., p. 22-23.
1021Jean-Luc SARRAZIN, « Maîtrise de l'eau et
société en marais poitevin (vers 1150-1283) », Annales
de Bretagne et des pays de l'Ouest, 1985, vol. 92, no 4, p.
337-338.
1022Raphael MORERA, L'assèchement des marais en France
au XVIIe siècle, op. cit., p. 18.
238
étendue, les marais apparaissent comme un filon
à exploiter, que justifie la réussite des différentes
entreprises menées un peu partout en Europe1023. En effet, la
bonification des zones humides depuis le XVe siècle renforce les
puissances commerciales hollandaises et vénitiennes, d'autant plus
qu'elles s'accompagnent d'un essor démographique1024.
La mise en valeur des zones humides s'accompagne
nécessairement d'un questionnement sur les moyens mobilisés pour
la réalisation de cette entreprise. « Les dessiccateurs ont de fait
largement bénéficié du soutien royal avec lequel ils ont
élaboré un système tout autant juridique
qu'économique d'une redoutable efficacité », souligne
Raphaël Morera1025. Sous l'impulsion de Sully puis de
Richelieu, le modèle français se caractérise donc par un
investissement durable de l'aristocratie ministérielle et
financière dans les travaux, permettant de fixer un cadre juridique
stable1026. La conduite des travaux s'opère dans le cadre de
sociétés de type commercial, dont les droits sont garantis par
l'État et répartis à hauteur de l'investissement consenti
par chaque investisseur. Sur le plan technique, la réalisation des
ouvrages est confiée à des ingénieurs - notamment le
brabançon Humphrey Bradley, employé par Henry IV, qui constitue
une référence en la matière. L'exploitation des sites est
ensuite confiée à des agents recrutés parmi les officiers
de justice ou de finance locaux1027. Les lourds investissements
consentis sont compensés par la grande rentabilité des marais,
dont l'essentiel des revenus provient de la céréaliculture et de
l'élevage1028. Ce système politique, économique
et financier participe fortement à marquer l'emprise royale sur le
territoire et renforce l'autorité du pouvoir central1029. Il
profite également à l'étroite élite politique et
marchande proche du pouvoir, dont il affermit l'assise politique et contribue
largement à son enrichissement1030.
Les ressources des marais, reconnues et exploitées
depuis des siècles, connaissent un regain d'intérêt au
tournant du XVIe siècle en Europe. La France suit cet exemple en mettant
en valeur progressivement ses zones humides. S'inspirant des techniques
hollandaises, elle met en place un cadre juridique et économique,
à travers lequel il faut lire les projets de drainage engagés en
Guyane.
1023Ibid., p. 24. 1024Ibid., p. 49.
1025Ibid., p. 51. 1026Ibid., p. 51-52. 1027Ibid., p.
110. 1028Ibid., p. 234. 1029Ibid., p. 110.
1030Ibid., p. 235.
239
Les pionniers en Guyane
En Guyane, l'épuisement des terres hautes est un
facteur déterminant de la mise en valeur des terres basses. La culture
itinérante sur brûlis atteint ses limites et n'est pas compatible
avec une agriculture moderne, tournée vers l'exportation. Les
marécages deviennent donc de nouveaux territoires à
conquérir1031.
La constitution progressive en Europe d'un corps
d'ingénieurs spécialisés permet d'exporter les techniques
de poldérisation à l'époque de la conquête
coloniale, où elle sert les objectifs d'une agriculture
exportatrice1032. Ainsi, au Canada, l'estran de la baie de Fundy est
conquis à partir de 1632 par les Français puis les Britanniques,
pour nourrir la colonie et produire du fourrage d'hiver, dont les surplus sont
exportés vers les Treize Colonies anglaises1033. Suite
à la la perte du Canada par la France, quelques Acadiens arrivent en
Guyane vers 1762-1764. Ils s'installent dans les régions de Kourou et
Sinnamary et ces défricheurs d'eau importent avec eux leur
savoir faire, illustrant un transfert de savoir inter-colonial. Au
côté de cette paysannerie, d'autres Canadiens arrivent en 1763 et
son acquis aux terres basses. Il s'agit du gouverneur Fiedmond et de
l'arpenteur Tugny. Enfin, il faut ajouter l'arrivée de scientifiques
requis pour accompagner l'expédition de Kourou : les ingénieurs
Mentelle, Dessingy et Brodel, et le naturaliste Fusée-Aublet. Ceux-ci
contribuent à ce que Yannick Le Roux appelle « la révolution
agricole des terres basses1034 » qui reprend les formes de la
poldérisation réalisée au Surinam.
La mise en valeur de la plaine côtière du Surinam
débute dans les années 1650, sous la direction de la Compagnie
Néerlandaise des Indes Occidentales. Elle se prolonge d'ailleurs
rapidement au siècle suivant au Guyana, alors sous domination
britannique. Les investissements massifs sont un facteur crucial de
réussite d'un tel projet car les coûts des aménagements
sont très élevés, en plus de l'immobilisation des capitaux
jusqu'à ce la terre soit en rapport. Cette nécessaire
disponibilité de capitaux explique qu'on retrouve partout, et de tout
temps, les mêmes types d'investisseurs, c'est-à-dire
l'aristocratie marchande, qui rachète en 1770 la Compagnie des Indes
Occidentales, finance la colonisation et étend les
polders1035.
Les Français de Guyane ne sont pas ignorants des
succès rencontrés en terres basses par leurs voisins hollandais.
L'un des premiers à se lancer dans l'aventure de la bonification des
zones
1031Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 333. 1032Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les
côtes à polders », op. cit., p. 85.
1033Ibid., p. 81.
1034Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 331. 1035Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les
côtes à polders », op. cit., p. 85.
240
humides est l'ingénieur François Fresnau en
décembre 1741, qui reçoit l'approbation du ministre pour
entreprendre la création de marais salants1036. Mais les
premières mises en culture de ces espaces ont lieu à partir de
1763. Hubert de La Hayrie exécute la mise en valeur d'une parcelle mais
sans résultats probants, par manque de savoir faire. Sa veuve se remarie
avec Patris qui reprend l'expérience en 1773. Dans le foulée de
La Hayrie, Claude Macaye aménage en 1764 un polder de près de 20
ha sur le Fonds de Rémire où il cultive du café. Enfin, en
1767, Claude François de Kerkhove conduit des travaux de
desséchement dans son habitation de la Rivière du Tour de
l'Île, mais il échoue. Le gouverneur Fiedmond, conscient du manque
de savoir faire des Français, concède des terres à des
colons hollandais, à un certain Touzet notamment, pour que les
Français puissent avoir des modèles. Par ailleurs, il autorise
Kerkhove en 1774 à se rendre au Surinam afin qu'il comprenne les raisons
de son échec. De retour à Cayenne, fort des informations qu'il a
récupérées, il mène de nouveaux essais qui, cette
fois, s'avèrent fructueux1037. Toutefois, l'engouement des
terres basses chez les colons reste assez marginal. En 1775, seulement 7
habitations sur 250 y pratiquent des cultures1038.
Alors que Malouet s'attribue volontiers l'introduction des
cultures en terre basse en Guyane, les précédents travaux
réalisés par les Acadiens, puis les initiatives de quelques
colons inspirées des pratiques du Surinam, démontrent
l'inexactitude du mérite que s'octroie l'ordonnateur. Par ailleurs, nous
pouvons tout autant contredire l'affirmation de Rodolphe Robo qui fait de
Malouet et de Guisan les responsables de l'introduction de la culture en terre
basse1039. Malouet s'affiche davantage comme un organisateur, et en
ce sens il insuffle une nouvelle dynamique à ce projet grâce au
voyage qu'il effectue au Surinam.
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