1.3.3 Le réseau de l'entourage ministériel
En 1774, à l'arrivée de Sartine à la
Marine, plusieurs officiers de plume, qui seront nommés en Guyane,
gravitent dans l'orbite du ministre : Maillart-Dumesle, Prévost de
Lacroix et Malouet223. Ce dernier voit l'opportunité d'une
évolution de carrière favorable :
« L'arrivée de M. de Sartine au ministère
ne pouvait que m'être favorable. [...] Il était l'ami de mes amis,
et favorablement prévenu pour moi224. »
En effet, à la mort de Louis XV en 1774, Boynes tombe
en disgrâce et lui succède Sartine. Rodier prend sa retraite :
c'est Blouin, ami de Malouet, qui le remplace à la tête de la
direction du Bureau des grâces. Manquant d'expérience, Sartine
cherche à s'entourer de conseillers éclairés pour
réorganiser le bureau des colonies qui, dans l'ensemble, sont des amis
de Malouet, comme le comte de Fleurieu, inspecteur adjoint des cartes et
plans225. Les mémoires rédigés par Blouin sur
l'administration de la Marine lui valent à l'automne 1774 de devenir
secrétaire particulier du ministre. Il se retrouve de facto
dans une situation privilégiée pour pouvoir
intercéder en faveur de ses amis, dont bien entendu Malouet, qui vise le
poste d'Auda, premier commis au Bureau des colonies, proche de la
retraite226. Mais le poste lui échappe par suite de
l'opposition du Conseil du
222 Ibid., p. 58.
223 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 417.
224 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 79.
225 Ibid., p. 65.
226 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 31-32.
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Cap227, au profit de Blouin,
bénéficiant de la confiance du ministre228. Malouet
nous apprend enfin que le comte de Broglie, ancien ambassadeur, premier colonel
attaché aux grenadiers de France, chef du cabinet secret de Louis XV,
s'intéresse à lui avec « chaleur et amitié
»229. Il ne nous éclaire pas sur les circonstances de
cet intérêt du comte, mais son soutient tombe à point
nommé.
En effet, au lendemain de son entrevue difficile avec Sartine
suite au rapport de l'avocat Gautrot, Malouet, encore tout à son
ressentiment, rédige une lettre à l'attention de son ami
Stanislas Foäche, dans laquelle il se répand sans retenue contre
l'avocat Gautrot et ses amis ; contre une administration aveugle qui abuse de
la confiance du jeune Louis XVI ; il se dit blessé de l'interrogatoire
digne d'un lieutenant de police que lui fait subir Sartine, qui lui
paraît « tout à fait impropre à sa
place230. » Cette lettre doit être remise à
Foäche en main propre, mais elle est interceptée par un individu
qui est en procès contre le négociant havrais231 et se
retrouve entre les mains du Conseil supérieur du Cap. C'est du pain
béni pour les adversaires de Malouet, qui n'en demandaient pas tant.
Legras, amis de Malouet, ayant quitté ses fonctions au sein du Conseil,
ne peut plus intervenir, si bien que « le délire de la fureur
s'empara des autres232. » Un arrêt est rendu dans lequel
Malouet est « déclaré coupable d'attentat contre
l'autorité du roi et l'honneur de ses ministres et de ses magistrats.
» Ses biens à Saint-Domingue sont saisis, la lettre et le rapport
du Conseil sont envoyés au ministre pour que le roi puisse ordonner
l'instruction de son procès233.
Entre temps, Malouet est à nouveau dans les bonnes
grâces du ministre Sartine. Celui-ci forme un comité de
législation des colonies, assemblé en 1775 à Versailles,
devant lequel sont discutées les différentes propositions faites
par Malouet sur la législation de Saint-Domingue. Le ministre y assiste
régulièrement « et il [est] le seul qui [adopte ses] vues,
presque toujours combattues par les anciens administrateurs234.
» On imagine aisément son malaise quand il apprend que la lettre
qu'il avait adressée à Foäche se trouve sur le bureau du
ministre. Il reste prostré chez lui durant deux jours, ne sachant trop
que faire. Il se décide finalement à porter plainte contre le
Conseil du Cap et à rédiger un courrier explicatif au ministre,
que Sartine refuse d'ouvrir. Seule l'intervention du comte de Broglie parvient
à dénouer la situation. Celui-ci, ayant eu vent des
mésaventures de Malouet, s'empare de l'affaire et lit la lettre à
un ministre furieux235. Après une âpre
négociation, le comte de Broglie obtient un compromis. Le ministre
n'engage pas de poursuites
227 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, op. cit., p. 133.
228 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 54,65.
229 Ibid., p. 61.
230 Ibid., p. 55.
231 Ibid., p. 56.
232 Ibid., p. 57.
233 Ibid.
234 Ibid., p. 58.
235 Ibid., p. 62.
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contre Malouet et le maintien dans ses fonctions, à la
condition que celui-ci ne porte pas plainte contre le Conseil du Cap, et
surtout qu'il ne reparaisse plus devant lui236.
Malouet, blessé dans son honneur, ne se satisfait pas
de cette alternative. Avec aplomb, il abat ses dernières cartes et
adresse une requête au roi en son Conseil, dans laquelle il reprend les
faits et se justifie point par point. Broglie apporte une nouvelle fois son
soutien, et une semaine plus tard l'affaire est réglée. Sartine
convoque Malouet dans son bureau et lui annonce :
« Tout est oublié, excepté l'injure que
vous avez reçue , je vous vengerai, soyez-en sûre. f...] Le roi
vous trouvera très-léger, prenez-y garde , · vous serez
vengé, mais il me sera peut-être difficile ensuite de vous servir
comme je le voudrais237. »
Nous n'avons pas le détail de la requête de
Malouet ni de l'intervention de Broglie, mais de toute évidence la force
de persuasion de son dossier est patente. Cette pugnacité, cette
habileté et cette capacité à argumenter pour emporter
l'adhésion et à solliciter des appuis influents constituent une
force considérable. D'outrageur, Malouet se retrouve dans la position
d'outragé et reçoit à nouveau les excuses de Sartine, qui
présente lui-même la requête de Malouet devant le Conseil du
roi. Celle-ci est adoptée et l'arrêt du Conseil du Cap se trouve
de fait cassé. Malouet est tiré d'affaire et sauve son honneur,
alors qu'il risquait la prison et que la situation était bien mal
engagée. Grâce à l'intervention de Broglie, « M. de
Sartine [lui rend] toute sa confiance, écrit Malouet, [...] et peu de
temps après, [il est] fait commissaire général de la
marine », le 8 août 1775238.
Ainsi, le réseau ministériel constitue pour
Malouet un outil particulièrement efficace et déterminant quand
il s'agit de maintenir sa position, témoignant d'une réelle
habileté à manoeuvrer et à s'arroger le soutien de
personnalités particulièrement bien placées et
influentes.
236 Ibid., p. 63.
237 Ibid., p. 65-66.
238 Ibid., p. 66.
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