1.3.2 Le réseau domingois : un appui en France et aux
colonies
Son passage à Saint-Domingue est déterminant
à plus d'un titre, en particulier pour la constitution d'un cercle
d'amitiés et de protections au sein du milieu colonial. C'est là
qu'il rencontre des personnages influents, dont les réseaux se ramifient
jusqu'à Paris. Son séjour à Saint-Domingue est l'occasion
de mettre en lumière l'efficacité de ce soutien, qu'il conservera
toute sa vie. Perçu à son arrivée comme un bureaucrate, il
reste fidèle à son expérience. Il se lie rapidement avec
l'intendant Bongars, ce qui lui permet de s'introduire dans la bonne
société de l'île. Il sait se faire des amis dans tous les
milieux, même ceux qui s'opposent traditionnellement : celui des colons
et celui des commerçants. Il reste néanmoins distant du milieu
militaire, qu'il ne parvient pas à pénétrer. Ses relations
dans le milieu des colons l'amènent à se marier le 25 avril 1768
avec Marie-Louise
205 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 47.
206 Ibid., p. 54.
207 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 31.
208 Françoise de Châlus, duchesse de Narbonne-Lara
(1734-1821), maîtresse de Louis XV.
209 Marie-Adélaïde de France (1732-1800), dite «
Madame Adélaïde », quatrième fille de Louis XV.
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Béhotte, lui permettant d'améliorer sa
situation. En réalité, Malouet reproduit un schéma
matrimonial bien établi. En effet, depuis les ordonnances de 1759, il
est interdit aux administrateurs de posséder une habitation dans
l'île où ils exercent leurs fonctions et d'épouser une
créole210. Toutefois cette réglementation n'est que
rarement respectée. Ainsi, en épousant une créole, il
acquiert le statut social d' « habitant » et une exploitation
sucrière. « J'avais acquis un titre de plus, nous dit-il, pour
m'intéresser à la prospérité de la colonie ; dix
mois après mon arrivée, je m'étais marié,
j'étais devenu propriétaire211. »
La stratégie employée par Malouet à
Saint-Domingue est mise en lumière par Céline Ronsseray. Parmi
les témoins à son mariage se trouvent Antoine Malouet d'Alibert,
son frère cadet, et Jean-Marie Demons-Ninet, trésorier de la
Marine à Fort-Dauphin. Son épouse, Marie-Louise Béhotte
est la fille d'un négociant du Cap et la veuve du commissaire
ordonnateur Olivier Samson. Elle dispose de six témoins à ses
côtés : Louis Lataste, chevalier de Saint-Louis et
propriétaire, sa grand-mère, sa soeur Marie Jeanne Louise
Béhotte, Jean-Louis Lataste son cousin et habitant, François
Marie l'Huillier Marigny, conseiller et procureur au siège royal de Fort
Dauphin, et Julien Bensin, négociant à fort Dauphin. « Ce
mariage fait donc intervenir d'importants propriétaires domingois,
écrit Céline Ronsseray, des officiers et des administrateurs de
la colonie. » De fait Malouet peut se prévaloir d'une excellente
carte de visite, en regard de ses origines qui ne le destinaient en rien
à pousser les portes du monde colonial212.
Cette entrée dans la bonne société
domingoise le rapproche de Stanislas Foäche, un négociant du Havre
et propriétaire d'une sucrerie, qui comptera parmi ses amis
fidèles. Malouet met également un pied au sein du Conseil
supérieur de Cap français par l'intermédiaire du procureur
général François Félix Legras. En 1768, sa
stratégie paye puisqu'il est nommé par Bongars ordonnateur par
intérim au Cap213. Ce réseau de protection
s'avère crucial pour Malouet, d'une part parce qu'il ne jouit pas de
l'expérience ni de la légitimité nécessaires
à l'exercice d'un tel poste, d'autre part, ces soutiens lui permettent
de se maintenir en place malgré la contestation à son
encontre.
Ce microcosme domingois est opérant jusqu'en
métropole. Comme le fait remarquer Jean Tarrade, les colons sont de plus
en plus représentés à la Cour et dans les milieux
mondains. Ils vivent en grands seigneurs et jouissent en métropole des
revenus de leur domaine, dont ils confient sur place la gestion à
d'autres214. Malouet retrouve à Paris les gens qu'il a connus
à Saint-Domingue.
210 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 73.
211 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 38.
212 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 256.
213 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 29.
214 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 145.
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Il est très proche de la vicomtesse de
Castellane215, chez qui il passe l'automne 1774 au château des
Pressoirs du Roi, à Fontainebleau. C'est une créole de
Saint-Domingue, qui connaît toute son histoire : « [ses] liaisons,
[ses] amis, qui [sont] tous des honnêtes gens de la colonie. » Il
fréquente aux Pressoirs M. L'Héritier de Brutelles, conseiller et
procureur du Conseil supérieur au Cap français pendant 14 ans,
puis choisi comme député de Saint-Domingue en 1761216,
« un homme sage et éclairé [...] qui connaissait [ses]
opinions et [sa] conduite à Saint-Domingue217.» Malouet
va à l'Opéra en compagnie d'Étienne-Louis Féron de
la Ferronnays, commandant de la partie nord de Saint-Domingue entre 1763 et
1770, puis gouverneur général de 1772 à 1773 au
Cap218.
Ce cercle de fréquentations lui permet de traverser
sans trop d'encombre une période difficile qu'il connaît durant
les années 1774 et 1775, prolongement de son passage houleux au Conseil
supérieur du Cap français.
Les conséquences de l'affaire Gautrot mettent Malouet
dans une situation très délicate et manquent de lui coûter
sa carrière. En effet, le Conseil supérieur nourrit une
âpre animosité envers lui. De plus, Gautrot, revanchard, s'associe
avec deux conseillers et se met en relation avec un parent, membre du Bureau
des colonies. Ils établissent un nouveau mémoire contre Malouet,
qu'ils font parvenir à de Boynes. Celui-ci, alors sur le départ,
le transmet à son successeur Sartine219. Alors que Malouet
croyait le nouveau ministre dans de bonnes dispositions à son
égard, il déchante rapidement. Lors d'une entrevue entre les deux
hommes, Sartine, furieux, produit le rapport de Gautrot et le somme de se
justifier. Mais ses explications ne convainquent par le ministre qui ne
décolère pas, ce qui compromet sa position220.
Le réseau domingois à Paris intervient alors en
sa faveur. Sartine, ami de la vicomtesse de Castellane, se rend un soir aux
Pressoirs. Là, M. L'Héritier, s'appuyant sur des documents que
Blouin, premier commis du bureau des colonies et ami de longue date de Malouet,
lui a remis sur son administration à Saint-Domingue, plaide sa cause
auprès du ministre. Il fait mouche :
« Toutes ces démarches et le revirement qui en
résulta en ma faveur furent l'affaire de quinze jours221.
»
215 Margueritte-Renée Fournier, épouse de
Boniface-Gaspard Auguste, colonel de dragons, vicomte de Castellane.
216 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 75.
217 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 53-55.
218 Ibid., p. 59.
219 Ibid., p. 52-53.
220 Ibid.
221 Ibid., p. 55.
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Le ministre exprime ses regrets sur les propos
désobligeants qu'il a tenu contre Malouet, et répare son
emportement « avec bien plus de grâce et de sensibilité que
les ministres n'en mettent ordinairement dans leurs rapports avec leurs
subordonnés, écrit Malouet. [...] il me dit les choses les plus
obligeantes, et à compter de ce jour-là je fus invité
à dîner chez lui quand cela me conviendrait222
»
L'efficacité du réseau domingois s'avère
donc déterminante et particulièrement efficace. Elle est à
mettre en perspective avec le dernier cercle constitué de l'entourage
ministériel.
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