1.3 Un homme de réseau
De prime abord, Pierre Victor Malouet, fils d'un petit
officier auvergnat, ne semble pas destiné à faire carrière
dans la Marine. En effet, le recrutement se régionalise autour des
grands ports militaires tels que Brest, Rochefort et Toulon, si bien que la
majorité des administrateurs est originaire de provinces
maritimes185. Ainsi, une certaine hérédité
s'installe : la qualité d' « enfant du
180 ANOM E200 F°18 et 21.
181 Daniel ROCHE, Humeurs vagabondes, op. cit.,
p. 298-299.
182 Ibid.
183 Gilles BERTRAND, « Voyager dans l'Europe des
années 1680-1780 », op. cit., p. 237.
184 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 43-44.
185 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 146.
50
corps » offre la garantie d'une éducation
adaptée aux tâches administratives, sous le regard des parents et
des soutiens déjà en service186, ce qui contribue
parfois à l'apparition, nous l'avons vu, de véritables dynasties
d'administrateurs. En dépit de cela, Malouet bénéficie de
relations et de protections efficaces qui, jalonnant sa carrière, lui
offrent de solides appuis qui opèrent sur trois niveaux
différents. Nous pouvons distinguer un cercle familial et
régional, un cercle colonial et un cercle ministériel, que
Malouet complète avec un réseau de relations mondaines, qu'il
sollicite en fonction des impératifs du moment.
1.3.1 Le réseau familial et auvergnat
Si l'on adopte une vue d'ensemble, nous remarquons que le
réseau de Pierre Victor Malouet repose d'abord sur des relations issues
de son milieu familial et du milieu auvergnat. Le premier maillon de cette
chaîne est constitué par son oncle Oratorien, qui lui permet
d'intégrer le collège de Juilly. C'est ce même oncle qui
l'introduit auprès de Moras187, ami de la
famille188, lequel le place auprès du comte de Merle. C'est
ce premier cercle de fréquentation qui permet à Malouet de lancer
sa carrière et l'amène à pousser les portes de la Marine.
En effet, l'entrée dans cette administration n'est sanctionnée
par aucun concours ou recrutement sur titre. Il faut donc y entrer par un autre
moyen. Le patronage et les liens d'amitié jouent donc un rôle
déterminant pour « accéder à une place, ou obtenir
brevets et pensions, » explique Céline Ronsseray. Celle-ci
décrit une hiérarchisation des soutiens, qui sont à
l'image du réseau dont on peut se prévaloir : les ministres et
les grands commis campent en haut de l'échelle, suivis des grandes
familles de la noblesse et des officiers supérieurs de la Marine et des
Colonies, et enfin des administrateurs subalternes. Dès lors, à
moins d'une ascendance exceptionnelle, un carnet d'adresse garni de noms
prestigieux est un sésame pour un avancement rapide189.
En la matière, la carrière de Malouet
témoigne d'un particulier bonheur190. Il
bénéficie, nous l'avons vu, de l'appui de son oncle Oratorien et
de la protection de l'ancien ministre Moras qui, en 1759, le confie à
son beau-frère le comte de Merle. En 1763, il se fait remarquer par
plusieurs personnes influentes, dont Jarente, évêque
d'Orléans, qui le présente au ministre Choiseul. «
Jarente,
186 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 25.
187 François Marie Peyrenc de Moras, intendant de Riom
(1750-1752), contrôleur général des Finances (1756-1757) et
ministre de la Marine (1757 à 1758).
188 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 6.
189 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 413.
190 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 25.
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titulaire de la feuille des bénéfices,
saisissant l'opportunité d'une folle entreprise de colonisation en
Guyane191, proposa Malouet à Choiseul [...] et lui obtint une
des deux places d'inspecteur des magasins des colonies192. »
Cette recherche permanente d'un appui, empreinte d'un certain opportunisme,
révèle un personnage qui sait manoeuvrer dans un univers parcouru
par des tensions et des rivalités, entre officiers d'épée
et de plume. D'une manière habile, Malouet fréquente les bonnes
personnes, il a l'art et la manière de s'attirer leur soutien, tout
comme il « flaire les endroits où il faut être193.
» Ses protections lui offrent une aide précieuse quand il se
retrouve confronté à des difficultés. L'arrivée
à Rochefort d' « un jeune homme inconnu [suscite] une
réclamation générale de tous les ports194
» et plonge Malouet dans une situation délicate face aux officiers
de plume. Mais il sait d'emblée assurer ses arrières :
« J'allais tout de suite chez l'intendant, M. de
Ruis-Embito, homme d'esprit très-original. Je débutai
vis-à-vis de lui avec la modestie qui convenait à mon
inexpérience et à l'embarras où je me trouvais. Je lui
remis mes instructions, me subordonnant entièrement aux siennes. Mon
début me concilia l'intendant195. »
De retour de Saint-Domingue, Malouet fréquente les
coulisses de Versailles. Sans fonctions vraiment bien définies, il joue
le rôle de conseiller officieux pour les colonies, mais ses rapports avec
le ministre de Boynes sont orageux, les deux hommes ne s'entendent pas. D'une
part, parce que les ministres se succédant à la Marine, surtout
Choiseul, Praslin et de Boynes, voient la question des colonies d'assez haut,
ce domaine n'étant qu'un service secondaire de leur
ministère196. D'autre part, si l'on n'en croit Malouet, le
ministre de Boynes serait peu scrupuleux. Il aurait tendance à reprendre
à son compte les conclusions des travaux qu'il lui commande, voir
à les lui confisquer pour s'en attribuer la
paternité197. De plus, les problèmes que celui-ci a
rencontrés avec le Conseil supérieur et l"avocat Gautrot à
Saint-Domingue jouent vraisemblablement en sa défaveur.
En effet, Malouet commet là-bas ce qu'il appelle
pudiquement des « étourderies », qu'il impute à son
manque d'expérience. En réalité, en y exerçant son
autorité de façon tatillonne, le
191 Voir la partie consacrée à l'expédition
de Kourou p 152.
192 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 26.
193 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 418.
194 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 31.
195 Ibid., p. 31-32.
196 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 67-69.
197 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 45.
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retour de bâton ne se fait pas attendre : «
J'écrivais donc sans cesse des remontrances au général,
à l'intendant, dit Malouet, je luttais contre les commandants de
quartier qui abusaient de leur autorité, et, par une
inconséquence trop ordinaire, ce que je reprochais aux autres me fut
justement reproché198. » Très rapidement il se
retrouve mêlé à des affaires qui déstabilisent sa
position, comme le suggère la procédure engagée contre lui
par Me Gautrot, avocat au Conseil supérieur du
Cap-Français199.
Cette affaire nous révèle un Malouet qui, en
réalité, chercherait à s'imposer avec la complicité
de ses soutiens qui, selon toute vraisemblance, semblent profiter de son
ambition mal maîtrisée et le manipuleraient quelque peu. Toujours
est-il que les archives rendent compte des pressions exercées sur
Gautrot. Malouet veut confisquer la jouissance d'un bail de maison que l'avocat
venait de conclure, dans le but de l'attribuer à M. de Renaud,
vice-commandant et colonel du régiment du Cap. Sans doute fait-il ici un
pas vers le milieu militaire, qu'il cherche à intégrer. En lisant
l'arrêt du Conseil supérieur, intervenu sur la requête de Me
Gautrot du 9 mars 1773, nous voyons qu'il abuse très clairement de son
autorité en accusant l'avocat publiquement, et en ne lui permettant pas
de se justifier :
« Tout étoit concerté, convenu,
prémédité avant même que le sieur Malouët eut
proféré une parole, Me Gautrot avoit déjà
reçu l'ordre absolu de se taire. [...] [Après avoir
proféré] des accusations calomnieuses et outrageantes, le sieur
Malouët avoit ajouté les épitètes les plus dures et
les plus humiliantes, tant pour le suppliant que pour le corps auquel il avoit
l'honneur d'appartenir. [...] Enfin il avoit terminé la lecture de son
libelle par annoncer à Me Gautrot qu'il retenoit la maison pour compte
du roy, qu'elle appartenoit désormais à M. de Renaud, et qu'elle
eut à être remise sous deux jours200. »
Gautrot obtient difficilement gain de cause, mais le
mémoire envoyé au ministre de Boynes pointe ces
irrégularités et s'insurge contre le comportement de Malouet, qui
se retrouve en délicatesse avec le Conseil supérieur,
pointé comme fauteur de trouble :
« Vous dénoncer, Monseigneur, l'auteur de pareils
excès, c'est s'en promettre la
198 Ibid., p. 38.
199 Voir le dossier sur l'affaire Gautrot ANOM E 200.
200 ANOM E 200 F°6.
53
punition et le règne de l'harmonie la plus
désirable201. »
Si l'on en croit Malouet, son retour en métropole en
1773 est causé par une grande fatigue. Le climat, qu'il supporte mal,
lui occasionne des fièvres202. De retour à Paris,
pourtant, ses relations avec de Boynes sont très délicates.
Gaston Raphanaud conclut, de façon angélique semble-t-il,
à une incompatibilité d'humeur entre les deux personnages et au
caractère colérique de M. de Boynes :
« [Les] habitudes pacifiques et
réfléchies [de Malouet] se heurtent au caractère violent
et arbitraire du ministre de la marine, M. de Boynes203.
»
Cette interprétation complaisante ne nous satisfait
pas. À l'évidence, l'étude des archives nous engage
à envisager le retour de Malouet comme une conséquence des
affaires dans lesquelles il était mêlé, bien plus que la
seule influence néfaste du climat tropical. Vraisemblablement, ses
démêlés avec le Conseil supérieur, ainsi que les
frasques de son frère cadet Pierre Antoine, alors écrivain de la
marine à Fort-Dauphin (Saint-Domingue)204, rendent sa
position intenable, malgré le soutien de Bongars et de Legras.
Ainsi, sans pour autant écarter une éventuelle
incompatibilité de caractère entre les deux hommes, les
démêlées de Malouet avec le Conseil de Saint-Domingue et
Gautrot ne facilitent pas les choses avec de Boynes, qui en est informé.
Après lui avoir promis puis refusé le poste de commissaire
à plusieurs reprises, le ministre lui propose brusquement ce même
poste pour l'Inde. Malouet refuse poliment, prétextant une santé
fragile. En réalité, il flaire un piège tendu par de
Boynes qui, si l'on se réfère à ses
Mémoires, manoeuvre pour se débarrasser de lui :
« Je pensais que, s'il était
décidé à m'éloigner sous prétexte
d'avancement, il me perdrait si je m'y refusais. Je voulus m'assurer d'une
protection qui pût me
201 ANOM E 200 F°21.
202 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 48-49.
203 Gaston RAPITANAUD, Le baron Malouet, op.
cit., p. 42-43.
204 Voir le dossier ANOM E 298 sur ses
démêlés judiciaires contre Jean-Noël Poirrier,
assesseur du Conseil supérieur du Cap, et les interventions de Pierre
Victor en faveur de son frère cadet.
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défendre contre la malveillance et m'autoriser
à rester en France205. »
Sa situation est délicate, mais Malouet parvient
malgré tout à rebondir en entrant au service de Mme
Adélaïde, qui lui offre une protection efficace et le remet en
selle à l'arrivée de Sartine à la tête de la Marine
:
« Cette princesse, [...] n'ayant pas de
secrétaire dans l'état de sa maison, eut la bonté d'en
demander le brevet pour moi au roi son père206.
»
Nous voyons ici à l'oeuvre le réseau des
protections auvergnates, qui se révèle
déterminant207 . La duchesse de Narbonne-Lara208,
née à Saint-Germain-Lembron (Puy-de-Dôme), l'introduit
à la cour et le présente à Madame
Adelaïde209, qui le prend à son service.
À ce premier cercle de protection rapprochée, de
proximité, s'adjoint celui constitué par le réseau issu de
Saint-Domingue, dont le champ d'action est plus étendu.
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