2.1.4 Conflits de personnes et difficultés
administratives
Dès son arrivée à Cayenne, Malouet se
retrouve absorbé par un travail administratif intense. Les premiers
temps de son administration sont placés sous le signe de la
cordialité. Ses relations avec les différents interlocuteurs sont
plutôt bonnes, voire amicales avec l'ordonnateur de Lacroix. Ils
travaillent ensemble quelques semaines, au terme desquelles Malouet est
introduit devant le Conseil supérieur, le 25 novembre 1776. De Lacroix y
tient un discours fort élogieux en faveur de son
successeur933. Suivant son habitude, Malouet observe et tente de se
rapprocher des groupes les plus influents de la colonie. Cependant,
méfiant, il avance masqué. « J'observai auparavant les gens
auxquels j'avois affaire, écrit-il, et quoique je sois naturellement
simple et franc, j'avoue que je combinai avec artifice toutes mes relations
selon l'ordre et la qualité des personnes934. » Il
parvient à s'attirer la sympathie des militaires, qui ne sont pas source
de problèmes particuliers. Il décrit un groupe sans
prétention qui, d'une façon générale, lui rend plus
de services qu'il ne crée de problèmes935.
Cependant, l'état de grâce est de courte
durée. En effet, placé sous la protection du
procureur-général Macaye par de Lacroix, Malouet attend beaucoup
du Conseil supérieur pour mener à bien ses projets. Cependant,
celui-ci se révèle rapidement peu coopératif.
L'ordonnateur déplore la médiocrité de ses membres qui,
selon lui, rivalise avec l'intérêt qu'ils ont à
contrecarrer ses projets par des méthodes abusives et
irrégulières. En réaction, l'ordonnateur les harangue et
les avertis en réunion du Conseil. « Il a fallu prendre sur ces
messieurs un ascendant absolu, écrit-il, et je l'ai pris ; ainsi je
décidai que je serois froid et sévère avec tous les
officiers de justice, et je l'ai été936. » Il
doit faire face à l'opposition de certains conseillers, en particulier
Patris et Berthier, qui lui vouent une farouche hostilité. Ils profitent
du moindre faux pas pour alimenter des calomnies. Ils font courir le bruit que
Malouet ne serait qu'un homme de main à la solde de Monsieur, le
frère du
932 Jacques François ARTUR, Histoire des colonies
françoises de la Guianne, op. cit., p. 767.
933 ANOM C14/43 F° 32
934 ANOM C14/50 F° 66
935 Ibid.
936 ANOM C14/50 F° 76
221
roi, et de Mme Adélaïde, qui oeuvrerait pour
confisquer tout le commerce au profit de la Compagnie de Guyane, au
détriment des petits armateurs particuliers qu'on chercherait à
évincer. Malouet et Fiedmond les réprimandent en réunion
du Conseil, et l'ordonnateur conseille à Berthier de solder ses dettes
« au lieu de calomnier les entreprises bienveillantes du gouvernement.
» Lors de la remise des mémoires des députés de
l'Assemblée, Malouet s'aperçoit que certains tournent
outrancièrement en dérision son projet, comme celui d'un certain
Rubert937. Il n'est pas dupe de la manoeuvre et s'emporte. Il
réprimande les députés :
« Je fis remarquer la distance qu'il y avoit de la
liberté à la licence938. »
Il s'avère que Patris manoeuvre en sous-main et exerce
des pressions sur certains députés, dont certains viennent
d'ailleurs présenter des excuses à
l'ordonnateur939.
L'hostilité des habitants va grandissante. La plupart
d'entre eux sont endettés auprès des commerces et du roi, et ne
remboursent pas leurs dettes. En conséquence, Malouet décide de
suspendre les prêts aux habitants tant qu'ils ne se seront pas
acquittés de leurs créances et de leur refuser l'accès au
magasin940. Très rapidement, il se voit affublé d'une
réputation de « censeur austère de la paresse et de
l'intrigue941. » On se méfie de lui : un tel homme ne
peut être que le promoteur d'une compagnie exclusive, qui va soumettre
à son monopole toute la colonie942. L'extrait suivant,
tiré du compte rendu de ses six derniers mois d'administration que
Malouet adresse au ministre le 20 août 1778, témoigne à lui
seul du climat de tension et de défiance dans lequel l'ordonnateur se
débat deux années durant :
« Plus j'ai montré de franchise et
d'authenticité dans les opinions et mes censures, plus on m'a
opposé d'intrigues secrètes, de machinations de toute
espèce. f...] Ils ont essayé tous les moyens, toutes les
ressources analogues à leur cause : menaces, lettres, placards anonymes.
f...] Enfin, un a fait mon épitaphe. J'ai été peint comme
un homme méchant, autoritaire, auquel il faut se victimiser, et qui
n'aime pas son prochain comme lui-
même943. »
937 Ibid.
938 ANOM C14/50 F° 77
939 Ibid.
940 ANOM C14/50 F° 96
941 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 110.
942 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 24.
943 ANOM C14/50 F° 97
222
Il est également l'objet d'attaques des
représentants de la Compagnie. Suite aux prévarications et aux
négligences dont se rendent coupables M. Voiturier, directeur
général, et son adjoint M. Olivier, Malouet ne cesse d'avertir le
ministre. Il dénonce leur manque de sérieux dans les
approvisionnements qui sont faits à la légère. Le 16 juin
1777, M. Dalbanel, commandant du poste d'Oyapock, adresse une plainte au
gouverneur Fiedmond à propos du comportement de Voiturier. Il exerce des
pressions sur les habitants et possède un cabaret qu'il gère
« soit-disant au nom de ses commettans944. » De plus, il
fait venir des esclaves du Sénégal « qui supportent moins
qu'aucune autre nation le travail de la terre. » Plus grave encore,
Malouet soupçonne la Compagnie de se livrer à des actions
frauduleuses pour toucher la prime sur l'introduction d'esclaves. En effet, ses
agents effectuent un tri dans la cargaison et envoient en Guyane les plus
mauvais et revendent les meilleurs aux Antilles945. La
correspondance entre Malouet et Sartine est régulièrement
émaillée des avertissements de l'ordonnateur à l'encontre
de la Compagnie. Mais à force de tirer la sonnette d'alarme, il s'attire
les foudres du prince de Conti946, qui accorde sa protection
à la Compagnie. Malouet apprend dans cette lettre que, de
surcroît, Voiturier et Olivier affirment qu'ils agissent sous
l'autorité de l'ordonnateur qui leur impose ses directives. Il est
contraint de se justifier auprès du prince de Conti et de Sartine,
à qui il demande de prendre sa défense contre cette manoeuvre
destinée à le discréditer947.
Les difficultés décrites ci-dessus ne sont en
rien exceptionnelles, en réalité. Dans une si petite colonie
où l'on s'ennuie, les intrigues et les querelles font figure de
distractions de choix. Les correspondances officielles et les nombreux rapports
font état des difficultés permanentes que rencontrent ces hommes
pour travailler ensemble. Ainsi, Malouet se plaint rapidement des relations de
travail difficile qu'il entretient avec Fiedmond. « Je n'entends pas ce
qu'il veut, écrit-il au ministre, ni ce qu'il pense, ni ce qu'il
fait948. » Fiedmond se décide avec peine et reste
très évasif. Pour Malouet, il réfléchit comme un
soldat et un homme de cabinet coupé des réalités. Dans une
lettre datée du 1er décembre 1776, reproduite dans ses
Mémoires, il avoue les difficultés qu'il a à
mener « honorablement et utilement » sa mission, car il est «
subordonné à l'influence d'un militaire ignorant et
obstiné949 ». Il peut difficilement imposer son
autorité sur les magistrats car le gouverneur tempère : «
Lorsque j'en conclus qu'il faut punir et réformer, il excuse, il
intercède. Lorsque je distingue par un accueil différent les gens
sans reproches de ceux qui en ont mérité, tous
944 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 377.
945 Ibid., p. 334-335.
946 Louis-François-Joseph de Bourbon-Conti (1734-1814),
prince de sang, comte de La Marche puis dernier prince de Conti.
947 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 2, op. cit., p. 69-71.
948 ANOM C14/43 F° 84
949 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 401.
223
éprouvent de la part du gouverneur les mêmes
signes de bienveillance950. » Il craint de voir son
autorité bafouée par le Conseil supérieur et le
gouverneur. Il demande donc au roi un ordre interdisant au Conseil de
s'immiscer dans les affaires d'administration et prescrivant à
l'ordonnateur de maintenir la juridiction et la police qui lui sont
attribuées par les ordonnances951.
« Dans cette machine mise au point par Colbert,
écrit Céline Ronsseray, les attributions de chacun sont
normalement définies afin d'éviter toute ingérence.
Pourtant dans la pratique, des tensions peuvent apparaître952.
» Au-delà du simple conflit de personne, il faut voir dans ces
tensions une conséquence du système voulu par Colbert. Le
problème est que la frontière qui sépare les attributions
des deux chefs et du Conseil est sinueuse, si bien que chacun a tendance
à empiéter sur les prérogatives des autres. Pierre Pluchon
estime que Colbert a manqué de clairvoyance en instituant ce
système de tempérance mutuelle entre l'épée et la
plume, avec le Conseil supérieur en position d'arbitre. En transposant
le système français dans les colonies, il aurait agi en homme de
robe et en métropolitain, l'esprit encombré de
préjugés. « [Colbert] ne perçoit pas que les
possessions, dit Pluchon, à la fois par leur éloignement, et
à cause de la guerre qui les assiège souvent, ont besoin d'un
commandement unique et fort et non de deux chefs que l'humeur peut jeter l'un
contre l'autre au détriment des intérêts du
roi953. » Ainsi de nombreux conflits animent la Guyane au
XVIIIe siècle. Citons par exemple les tensions entre Guillouet
d'Orvilliers et Morlhon de Grandval, quand celui-ci écrit au ministre
pour lui décrire le désordre de la colonie. Ou bien entre
Grandval et l'ordonnateur Lefebvre d'Albon, quand ce dernier prend l'initiative
d'enregistrer un édit sur les invalides954.
Ce genre d'incohérences administratives est
rapporté par Malouet, dès 1776. Il remet en cause du mode de
gouvernance. Placer deux hommes à la tête de la colonie complique
les choses. « Il faut à la tête de celle-ci un homme sage et
instruit, mais il n'en faut pas deux », écrit-il au
ministre955. Il dénonce la dégradation des rapports
entre l'ordonnateur et les conseillers depuis le passage de
Maillard-Dumesle956, ainsi que la trop grande influence du Conseil.
Non seulement Maillard-Dumesle ne parvient pas à faire payer aux
conseillers ce qu'ils doivent au roi, mais il reçoit « de
quelques-uns des apostrophes mortifiantes et l'on voit par ses lettres qu'il
[ne cesse] de demander son rappel pendant deux ans. » À la
même époque, Fiedmond usurpe les fonctions judiciaires de
l'ordonnateur en faisant juger devant un conseil de guerre deux habitants,
coupables
950 ANOM C14/50 F° 62
951 ANOM C14/43 F° 272
952 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 457-459.
953 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 607.
954 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 465.
955 ANOM C14/43 F° 84
956 Jacques Maillard-Dumesle, ordonnateur de 1766 à
1771.
224
d'un vol dans un magasin. « M. Maillard [n'est]
informé du jugement qu'au moment de l'exécution957.
» Ainsi, considérant une éventuelle absence de sa part,
Malouet nourrit des craintes quant à la bonne gestion des affaires. Ses
appréhensions se révèlent fondées à son
retour du Surinam, dix-huit mois plus tard. Il s'aperçoit que le Conseil
supérieur a abusé de la faiblesse de Fiedmond. Profitant de son
absence, certains conseillers ont fait annuler les arrêts que
l'ordonnateur avait faits émettre. La sanction est sans appel : il
démet de leurs fonctions les responsables. Puis il recommande au
procureur du Conseil supérieur, Claude Macaye, d'empêcher toute
délibération sans l'aval des administrateurs958.
Dans ces conditions, Malouet marche sur des oeufs car, de son
propre aveu, sa marge de manoeuvre est assez réduite. En outre,
l'éloignement de la métropole complique les choses. Dans son
dernier compte rendu pour l'année 1778, il se montre quelque peu
agacé que les dernières instructions du ministre aient mis huit
mois à lui parvenir, le privant « de son soutien et de ses
instructions », rendant parfois sa position difficile959. La
transmission de la correspondance officielle et le retour des ordres et
instructions est donc particulièrement longue. S'ajoute un manque
chronique de liaison maritime jusqu'au XIXe siècle, en raison de la
pauvreté de la Guyane960, si bien qu'un arbitrage royal est
assez aléatoire, quand il a lieu.
L'administration pointilleuse et parfois intransigeante de
Malouet suscite donc une levée de bouclier quasi générale
au sein de la colonie. Il avoue que c'est une erreur de sa part car «
cette façon de faire ne manqua pas son effet, qui étoit de
déplaire et d'indisposer tous ceux qui tiennent à leurs
préjugés, à leurs habitudes, et qui les voient
attaquées sans ménagement961. » qui lui ont valu
des attaques de toutes part pendant deux années : mémoires,
lettres, placards anonymes, chansons, épitaphe. Il est «
dépeint comme quelqu'un de méchant, sévère, et
arbitraire ». Certains agitateurs, « cinq ou six magistrats et
conseillers », estime Malouet, ont « aposté, pendant la nuit,
des gens qui jetoient des pierres aux passans, afin d'exciter sans doute un
soulèvement962. » Mais ces difficultés ne
semblent pas entamer la détermination de l'ordonnateur à mener
à bien la mission qui lui est confiée et qui en fait un acteur
important sur le terrain des sciences et techniques au sein de la colonie.
957 ANOM C14/42 F° 272
958 ANOM C14/44 F° 198
959 ANOM C14/50 F° 96
960 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 29.
961 ANOM C14/50 F° 62
962 ANOM C14/50 F° 96
225
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