2.1.3 Un coup d'arrêt aux projets de Bessner
Le plan de Malouet comporte un dispositif de peuplement de la
Guyane, que l'on envisage de réaliser par l'enrôlement des
esclaves fugitifs du Surinam, et par l'établissement de missions
religieuses pour fixer les Amérindiens dans le but d'en faire des
agriculteurs. Ces deux perspectives, imaginées par le baron de Bessner
et fortement soutenues par Sartine, illustrent bien la distorsion qui existe
entre la vision métropolitaine du monde colonial en
général, et les réalités locales. La
908 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 140.
909 ANOM C14/44 F° 99
910 ANOM C14/45 F° 213
911 ANOM C14/44 F° 99
912 ANOM C14/45 F° 213
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prise en compte du contexte guyanais permet à
l'ordonnateur de déconstruire l'édifice échafaudé
à Versailles.
Enrôler les esclaves fugitifs du
Surinam
C'est avant son départ pour Cayenne, en juin 1776, que
Malouet commence à travailler sur cette question. Le 15 juin, dans une
note à soumettre au ministre, il pense qu'il faut envoyer quelqu'un en
Hollande pour trouver deux domestiques noirs connaissant la langue de Surinam,
qui seraient chargés d'attirer en Guyane les esclaves
révoltés de cette colonie913. S'il avait rapidement
fait part de ses doutes à un ministre visiblement convaincu de la
réussite de ce projet, les réalités locales semblent
donner raison à Malouet. Le 29 novembre, il écrit qu'il «
est incertain que cette nation soit mécontente de son état actuel
et en désire le changement914. » Il propose d'attendre
que la méfiance des habitants de Cayenne à leur encontre se
dissipe, après quoi les marrons passés en Guyane seront
installés sur la rivière Mana où il est plus facile de les
surveiller. Il suggère également de soudoyer les meneurs afin de
garantir leur loyauté915.
Mais le 26 mars 1777, l'ordonnateur fait savoir que le point
de vue en France est faussé. Accueillir des fugitifs en Guyane risque de
faire des émules, ce qui ne manquera pas de renforcer le marronnage au
Surinam. De plus, comment se fier à des gens qui changent de camps
contre de l'argent ? Ce peuple a acquis par les armes sont indépendance.
« Ils ne quitteront pas la patrie qu'ils se sont faite, explique Malouet,
le terrain qu'ils ont fortifié pour un établissement incertain,
pour courir le risque d'être détruits dans leur émigration.
» Les tractations engagées avec Camoupi et Atis, deux leaders
marrons, échouent car ils ne sont pas intéressés pour
passer en Guyane. Pour Malouet, il s'agit de prendre aussi en compte le risque
encouru. Un tel peuple ne se déplacera pas sans exigences et risque de
vouloir s'accaparer les établissements français installés
à proximité du leur. Les chances de succès
s'avèrent minces, aussi faut-il impérativement contenir ces
nouveaux arrivants « par la religion et la police, et alors, le temps
aidant, peut-être deviendront-ils de fidèles sujets de sa
majesté916. » Malouet demande alors au ministre
d'envoyer des prêtres pour les « civiliser », de
préférence des hommes ayant déjà oeuvré en
Afrique dans les missions établies dans les royaumes de Congo et Loango.
« La connoissance de l'une de ces langues est nécessaire aux
envoyés. Il nous paroît très-intéressant, M., que
vous vous en procuriez deux au moins de cette
913 ANOM C14/43 F° 176
914 ANOM C14/45 F° 39
915 Ibid.
916 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 228-229.
217
espèce917. »
Son voyage au Surinam est déterminant pour cette
question. En réalité, ces esclaves dont Bessner veut faire les
alliés de la France, sont peu nombreux. Ils sont « attachés
à leurs villages et à leurs plantations » et
reçoivent tous les ans du gouvernement hollandais des armes, des
vêtements et du matériel, si bien qu'ils n'ont aucun
intérêt à rejoindre la Guyane918.
Ainsi, même si le projet s'avère prometteur
depuis Versailles, sa mise en oeuvre est contrecarrée par la
réalité locale qui en fait une chimère. Il en va de
même pour ce que le ministère envisage pour les
Amérindiens.
« Une république d'Indiens
civilisés »
Nous l'avons vu, sous l'influence du baron de Bessner, le
gouvernement souhaite en effet procéder à un peuplement de la
colonie par l'évangélisation des Amérindiens afin d'en
faire des agriculteurs « civilisés » qui, selon l'idée
établie au XVIIIe siècle que nous avons développé
par ailleurs, seraient mieux à même de défendre leur terre
en cas d'invasion. Il s'agit, concrètement, de rassembler les
Amérindiens au sein d'un établissement sous l'autorité de
religieux, dans le but d'évangéliser ces peuples
indigènes.
Cette idée de civiliser par la religion est à
mettre en perspective dans un contexte religieux plus large qui trouve ses
racines dans la Contre-réforme catholique. En effet, suite au concile de
Trente (1545-1563), les ordres religieux sont mobilisés pour rassembler
au sein de l'Église catholique les foules européennes ayant
versé dans la Réforme. Leur action vise également à
convertir les peuplades du Nouveau Monde au catholicisme. La Compagnie des
Jésuites, fondée en 1534 par Ignace de Loyola, est un des fers de
lance de cette entreprise. Les pères se donnent pour mission
l'instruction des fidèles catholiques, et la conversion des
hérétiques et des infidèles par la prédication, la
confession, les exercices spirituels et l'éducation des plus jeunes. De
fait, l'action missionnaire est indissociable de l'entreprise de
colonisation919.
En Guyane, les premiers contacts entre jésuites et
amérindiens commencent dès le XVIIe siècle. Les missions
sont itinérantes tout au long du XVIIe siècle, et se
déplacent le long du littoral à
917 Ibid., p. 236.
918 ANOM C14/44 F° 227
919 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 211 ; Gérard COLLOMB, «
Missionnaires ou chamanes ? », op. cit., p. 435.
218
la rencontre des Amérindiens920. Il faut
attendre le XVIIIe siècle pour que des missions permanentes voient le
jour. En 1709, les pères Lombard et Ramette créent une mission
sur le Carouabo. Elle est déplacée en 1711 à l'embouchure
du Kourou. En 1740, une autre mission voit le jour à Sinnamary. Dans le
même temps, les pères de Cayenne créent les missions de
Saint Paul et de Sainte Foy sur l'Oyapock921. Ces trois missions
rassemblent chacune environ 500 Amérindiens, même s'il est
difficile d'avoir un dénombrement précis. Dès les
années 1740-1750, les missions se répartissent ainsi :
À l'ouest de Cayenne . ·
- Mission de Kourou fondée par les pères
Lombard et Ramette.
- Mission de Saint-Joseph du Sinnamary, du père
Carnave.
À l'est de Cayenne . ·
- Mission de Saint-Paul de l'Oyapock, du père Dayma
- Mission de Notre Dame de la Foi du Camopi (ou Sainte-Foy) des
pères Bessou et Huberland - Mission de Ouanary du père
d'Antillac
- Mission des Palicour du père Fourré
- Mission de Saint-Joseph de l'Approuague922
Toutefois, l'arrêt du Parlement du 6 août 1762 et
l'édit royal de novembre 1764 abolissent en France la Compagnie de
Jésus. L'expulsion des jésuites est effective en 1765 en Guyane.
Conséquemment, les missions périclitent. Cependant un certain
nombre de pères choisit de rester et leur présence perdure
jusqu'à la fin des années 1780. La pénurie de
prêtres dans la colonie et le retard pris dans le remplacement expliquent
cette pérennité : les premiers pères spiritains n'arrivent
qu'en 1778923.
Ainsi, en 1776, à la demande de Louis XVI au pape Pie
VI, quatre anciens jésuites portugais sont envoyés en Guyane
pour, à nouveau essayer, de rassembler les Amérindiens des
régions de Macari, Couani et de l'Oyapock924. Malouet, dans
le compte-rendu d'administration pour l'année 1777, rapporte au ministre
la création à Couani d'une mission employant trois prêtres
portugais. Les débuts sont toutefois difficiles. Parmi les religieux,
deux meurent rapidement, « le troisième est en mauvais état
». Malouet lui envoie en aide le père Lanoue. De plus, les contacts
sont difficiles car les Amérindiens pensent avoir affaire à des
envoyés du roi du Portugal, dont ils se méfient car les
920 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ?
», op. cit., p. 438.
921 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 214-219 ; Gérard COLLOMB, «
Missionnaires ou chamanes ? », op. cit., p. 438.
922 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 345.
923 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 261-262.
924 Ibid., p. 261 ; Ciro Flamarion CARDOSO, La
Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 347.
219
Portugais les réduisent en esclavage925.
La mission est un projet religieux donc, mais également
politique, économique et administratif926. À plusieurs
reprises, la correspondance entre l'ordonnateur et le ministre fait état
de projets de cultures que l'on pense développer au sein de la mission
de Couani. Dans une lettre datée du 2 novembre 1777, Malouet informe
Sartine qu'il confie aux missionnaires le soin de réaliser des
expérimentations de culture de tabac en tâchant de tirer profit
des techniques utilisées au Brésil927. Ce qui fait
partie intégrante de la mise en valeur de la mission et de son maintien,
par les revenus générés. Certaines missions connaissent
même un développement important, à l'image de celle de
Kourou qui, au plus fort de son développement vers le milieu du XVIIIe
siècle, est gérée comme une habitation très
rentable, et rassemble environ 450 Amérindiens928.
Du point de vue de l'ordonnateur, la mission revêt
également un aspect administratif important. La lecture des
Mémoires et de la correspondance de Malouet suggère un
homme peu préoccupé par le fait religieux. Il considère
que c'est un outil à mettre au service de l'intérêt
national, utile pour créer du lien social et pacifier les rapports
maître/esclave929. Cependant, il déplore le manque de
moyens alloués à cet objectif. Il écrit au ministre le 18
janvier 1778 que le séminaire du Saint-Esprit de Cayenne n'a pas encore
formé un seul missionnaire et manifeste un doute certain quant aux
aptitudes de ceux en place :
« Quand on auroit voulu donner la
préférence aux plus idiots, on n'auroit pas mieux réussi.
J'en connois particulièrement quatre qui n'ont pas l'ombre du sens
commun : de pareils hommes sont hors d'état de prêcher, de
confesser, d'instruire les esclaves, et de se faire respecter des
maîtres930. »
De fait, ceux que le supérieur Robillard envoie sont
recrutés en France et sont incompétents, explique Malouet. Ainsi,
les missions ne fournissent jamais de bons sujets car « elles recrutent
partout, et engagent quels qu'ils soient ceux qui se
présentent931. »
Face aux difficultés rencontrées, tant pour
établir des établissements durables que du fait de
925 ANOM C14/50 F° 96
926 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 219.
927 ANOM C14/44 F° 333
928 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ?
», op. cit., p. 438.
929 ANOM C14/50 F° 91
930 ANOM C14/50 F° 92
931 Ibid.
220
l'incompétence des missionnaires, Malouet juge
impossible la création d'une « république des Indiens
civilisés » en employant le clergé régulier. Il
considère, éventuellement, que le clergé séculier
serait plus efficace932. La réalisation du projet de Malouet
se heurte également aux réalités locales, propres au
microcosme guyanais cette fois.
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