1.2.2 Le projet de Malouet
Malouet de dresser un premier bilan de la situation de la
colonie. Il reprend dans un premier temps les grandes lignes des conclusions
qu'il avait présentées devant Maurepas à Versailles, pour
ensuite proposer les objectifs ministériels et les moyens
envisagés pour leur réalisation.
Le constat de Malouet
Il réaffirme donc que la Guyane est impropre aux
grandes cultures. En revanche, il souligne qu'elle se prête naturellement
à l'exploitation forestière, et à l'élevage,
grâce à ses immenses savanes naturelles. Enfin, il souhaite
développer la mise en culture des terres basses suivant l'exemple du
Surinam.
« Nous rapportons à trois causes principales
l'état d'inertie et de langueur où se trouve la Guiane , sa
position relativement aux autres colonies, le vice du sol et du climat, celui
de la distribution locale des établissements qui y ont été
faits842. »
En définissant ces trois causes principales, Malouet
expose tout d'abord le fait que la Guyane doit en partie son
sous-développement à son éloignement des grands circuits
commerciaux. Contrairement aux Antilles qui se sont développées
grâce aux flibustiers puis aux Espagnols, qui favorisèrent les
échanges de marchandises et d'argent avec la métropole, la Guyane
est restée isolée. Les premiers colons ont dû travailler
une terre ingrate, sans pouvoir espérer le moindre secours
extérieur843. Mais Malouet ne fait pas ici seulement
référence à la situation géographique de la Guyane.
Cette expression de « position relative » fait aussi allusion
à sa position économique par rapport aux autres colonies. Sa
réflexion est ici teintée par les théories
économiques libérales, qui exercent une forte influence dans le
landerneau colonial, en relation avec l'épanouissement de la
pensée physiocratique. Plutôt que de s'obstiner à
développer les grandes cultures sucrières, alors que la colonie
n'en a pas les moyens et qu'elle n'est pas compétitive, l'ordonnateur
propose une forme progressive d'exploitation. Dans un premier temps, il
préconise de se concentrer sur les secteurs pour lesquels la Guyane
présente un avantage par rapport aux autres colonies (en l'occurrence
le
842 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit.
843 ANOM C14/44 F° 61
198
bois, le bétail et les vivres). Dans son idée,
il s'agit d'abord d'enrichir la colonie et ses habitants avec ce qu'elle est
apte à produire naturellement, construire une base solide, pour
qu'à l'avenir les planteurs soient en mesure d'investir dans la grande
culture sucrière844.
Ensuite, nous l'avons vu, s'ajoutent les contraintes
naturelles, notamment les pluies abondantes, qui « dégradent [les]
terres hautes, et qui entraînent incessamment les sels dans les bas
fonds845. » La nature des sols est aussi en cause. Les terres
hautes en Guyane sont généralement peu fertiles, hormis dans
quelques quartiers privilégiés. La cause première est
d'ordre géologique. « Ce continent a été
bouleversé par quelque grand accident de la nature, explique Malouet,
[à l'origine d'un] mélange désordonné du sable, du
tuf, de la terre végétale, des pierres
vitrifiées846. » Le baron de Bessner dresse le
même genre de constat, dans une lettre de 1774 où il fait
état de cette « découverte inattendue» :
« La première fois que j'eus occasion
d'assister à une fouille de terre un peu profonde dans le continent de
la Guyane, je fus fort surpris de trouver les différentes espèces
de terre mêlées au hasard sans aucun ordre, au lieu d'être
rangées par couches comme je les avois observées partout
ailleurs. [...] J'ai eu occasion de remarquer depuis, dans mes différens
voyages, [que cette singularité] se rencontrait dans toutes les terres
de la Guyane française847. »
Enfin, Malouet montre que la distribution des
établissements est préjudiciable aux habitants et à
l'économie. L'habitat dispersé des colons entraîne une
mauvaise répartition des moyens productifs et complique l'acheminement
des denrées. « Six cents habitans dispersés sur cent lieues
de côte. L'éloignement du chef-lieu multiplie les frais et les
difficultés dans l'échange de vos denrées et de vos
besoins. » C'est aussi un obstacle supplémentaire pour les
quartiers les plus éloignés de Cayenne, qui reçoivent, de
fait, peu de secours des « artistes et des ouvriers ». L'action de
l'administration s'en trouve entravée. Elle ne peut que difficilement
rendre la justice et prodiguer ses conseils, si bien que « la langueur, la
pauvreté se perpétuent malgré ses soins
vigilants848. » En fait, cet éparpillement de l'habitat
contribue à fragiliser la population. Isolés les uns des autres,
les habitants se retrouvent bien souvent livrés à eux-mêmes
dans un environnement difficile, coupés du reste du monde et de l'aide
extérieure. Dès lors, comme le montre C.F. Cardoso, l'isolement
et la difficulté du milieu livrent les colons à l'alcoolisme et
aux épidémies, comme le paludisme, la
844 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit.
845 ANOM C14/44 F°61
846 Ibid.
847 ANOM C14/42 F°186
848 ANOM C14/44 F°61
199
dysenterie, les maladies vénériennes, ou de
nombreuses maladies de peau, qui trouvent un terrain favorable sur ces
organismes déjà éprouvés par une longue
traversée maritime, propice au scorbut849. « Ni
l'alimentation de l'époque, écrit Jean Meyer, ni le genre de vie
des colons, encore moins les connaissances médicales n'étaient
adaptées, ni même adaptables850. »
Buts et moyens du plan
proposé
Malgré ce bilan en demi-teinte, Malouet ne se
dépare pas d'un certain optimisme. Tout n'est pas perdu :
« Ainsi, la Guiane, dans son état actuel,
malgré les vices de sa position et de son sol, malgré les
malheurs que nous avons à déplorer, est encore susceptible des
entreprises les plus fructueuses851. »
L'ordonnateur en appelle donc au bon sens : tous les acteurs y
gagneront en travaillant main dans la main, il en va de l'intérêt
de tous. Les entreprises les plus fructueuses, subordonnées à un
plan général, soutenu par un gouvernement protecteur, ne peuvent
que réussir. Le premier moyen de ce plan est de « rendre cette
colonie utile aux autres par l'exportation des bois, des vivres, des
animaux852. » De ce point de vue, le plan de Malouet s'inscrit
dans la continuité des projets qui naissent à Versailles pour la
Guyane depuis l'expédition de Kourou en 1763.
En revanche, Malouet, véritablement, diffère de
ses prédécesseurs dans la formulation de ses buts. Sa
démarche est résolument tournée vers
l'intérêt général, en faisant d'abord porter les
efforts là où les avantages comparatifs de la Guyane lui semblent
les plus favorables. Il expose ses intentions ainsi :
« Faire naître de ces premiers produits
l'augmentation des forces et l'établissement des grandes manufactures
dans les terres basses, y provoquer des placements de fonds de la part des
capitalistes d'Europe par une grande fidélité des
engagemens853. »
849 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit.,s, 1999, p. 336.
850 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit. p 180.
851 ANOM C14/44 F°62
852 Ibid.
853 ANOM C14/44 F°62
200
Les colonies sont envisagées au travers de leur
utilité pour la métropole et comme de simples pourvoyeuses de
produits non disponibles sur le territoire national. Ce modèle de mise
en valeur connaît une vague de contestation de plus en plus
prégnante de la par de certains économistes, nous l'avons vu. On
dénonce un mode d'exploitation qui repose sur un principe d'accaparement
des ressources, plus que sur un principe de création de richesses
renouvelables. Il faut assurer la prospérité des colonies comme
des provinces, si lointaines soient-elles, car elles doivent également
contribuer à l'enrichissement du pays. « Le paradoxe du fait
colonial, explique Alain Clément, est qu'au final, les colonies sont une
chance pour la France à partir du moment où elles ne sont plus de
simples colonies, mais de véritables partenaires économiques.
» Il est donc préférable d'entretenir des relations
commerciales avec une colonie enrichie plutôt qu'une colonie
dominée, appauvrie sous le joug de la métropole qui, par
ricochet, appauvrit la métropole854.
Ainsi, en prônant un enrichissement progressif de la
colonie, Malouet s'inscrit en rupture par rapport aux plans
précédents qui fondent la réussite sur l'exploitation des
ressources par le biais de compagnies commerciales. L'influence libérale
alimente sa réflexion économique. Au lieu de développer
les formes de cultures extensives traditionnelles, il souhaite orienter la mise
en valeur vers une exploitation raisonnée et intensive des sols. Il
s'agit d'attirer des capitaux étrangers, tout en conservant un
interventionnisme bienveillant de l'État. La défense des
intérêts français justifie une telle entorse aux principes
de l'exclusif colonial, et façonne l'un des fondements de la
pensée coloniale de Malouet.
L'interventionnisme se manifeste au travers de mesures
incitatives et restrictives, venant à l'appui du plan proposé. Il
est prouvé que les méthodes traditionnelles de culture sont
inefficaces, il faut donc en changer, notamment en investissant les terres
basses. Les habitants peuvent néanmoins continuer de travailler les
terres hautes selon la méthode traditionnelle ; le cas
échéant ils se retrouveront circonscrits sur un terrain
mesuré à l'aune de leurs moyens productifs. Les autres, qui
acceptent de se lancer dans la culture des terres basses, recevront « par
préférence tous les secours et encouragemens que le gouvernement
pourra leur procurer855. »
Face aux difficultés rencontrées par la Guyane,
qui entravent son développement, Malouet jette les bases de principes
généraux vers lesquels doit tendre la colonie. Se
démarquant du traditionnel modèle de mise en valeur, il puise ses
arguments à la source des théories économiques
libérales pour proposer une exploitation qui se veut raisonnée.
Ces principes doivent servir de
854 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 121-124.
855 ANOM C14/44 F°63
201
charpente à des propositions concrètes.
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