1.2.3 Une collaboration entre la métropole et la
colonie
Malouet insiste sur l'importance de cette assemblée.
Dans son discours, l'administration a une vue d'ensemble des problèmes
et peut fournir les moyens de les résoudre. Mais rien ne vaut
l'expérience du terrain des habitants qui travaillent une terre
quotidiennement depuis des années. Aussi il veut responsabiliser son
auditoire en faisant le pari qu'il verra où se situe son
intérêt, c'est-à-dire, dans son esprit, que les habitants
collaboreront avec l'administration et adhéreront à son plan.
« C'est à vous maintenant, dit-il, à éclairer
l'administration sur votre situation, sur vos besoins, sur vos
ressources856. » Des trois causes principales du retard de la
colonie, Malouet dresse une liste de treize propositions, comprenant certains
objectifs ministériels, qu'il soumet à la
délibération des députés de l'assemblée. Ces
propositions portent sur une restructuration générale de la
colonie, de son économie et de ses moyens agricoles.
Les treize propositions de Malouet
Afin de lutter contre les problèmes engendrés
par la dispersion des habitations, Malouet propose un rapprochement de «
tous les établissements du chef-lieu, ou des principaux postes »,
ainsi qu'un regroupement des cultures entreprises sur les terres basses, autour
des lieux habités. Au-delà de ces regroupements, il propose une
relocalisation rationnelle des moyens de production et des cultures. Son
idée est de procéder à une distribution mieux
ordonnée de celles-ci, en fonction de la qualité des sols, et de
dédier un quartier spécifique à l'élevage. Ainsi il
demande aux députés de réfléchir à une
répartition des habitants par classe dans chaque quartier, en
spécifiant le type de culture et le nombre d'habitants s'y
livrant857.
S'inscrivant dans la continuité des projets successifs
imaginés depuis 1763, et en reprenant pour partie les souhaits
ministériels, Malouet envisage d'attribuer un quartier au
développement « d'une population de blancs pasteurs et ouvriers
», voire, dans la mesure du possible, de plusieurs
856 Ibid.
857 ANOM C14/44 F°64
202
groupes amérindiens « civilisés » et
transformés en cultivateurs. Au fur et à mesure du temps, ces
populations doivent former une sorte de rideau défensif contre les
esclaves marrons du Surinam858. Quand bien même la colonie
dispose d'une garnison, Malouet observe qu'une intervention armée risque
de mettre la Guyane en délicatesse avec ses voisins hollandais. Un des
moyens envisagé, donc, pour contourner cet obstacle, repose sur
l'idée que nous avons par ailleurs déjà
développée, qu'un cultivateur libre défendra mieux sa
terre que ne le ferait un esclave.
D'un point de vue financier, l'urgence est d'assainir les
comptes afin de restaurer la crédibilité de la Guyane
auprès des « capitalistes d'Europe ». Pour ce faire, Malouet
propose que l'administration engage un processus de contrôle strict. La
colonie doit respecter ses engagements et les habitants doivent honorer leurs
dettes859. Sur le plan économique, l'ordonnateur estime qu'il
est primordial de rationaliser les productions. La surproduction de rocou
menace de ruiner les planteurs. Il convient aussi de déterminer quelle
est la forme la plus économique pour exploiter le bois, les vivres et le
bétail860. Malouet propose alors de créer, pour chaque
secteur, une association d'habitants, qui détermineront en commun
comment améliorer leur exploitation. Partant, les députés
doivent évaluer le projet de création d'une chambre
économique861.
Enfin, il convient d'envisager un développement des
cultures en terre basse. Rappelons qu'à ce stade, la réflexion de
Malouet est encore en cours d'élaboration puisqu'il ne s'est pas encore
rendu au Surinam pour observer ce procédé. Dans cette optique,
les députés doivent évaluer le type de production
susceptible d'offrir le meilleur rendement. De là, est-ce qu'un
dessèchement s'avère nécessaire, et avec quels moyens
supplémentaires862 ?
La réponse de
l'Assemblée
L'avis de l'Assemblée est rendu en deux temps. D'abord,
le procureur général Claude Macaye livre un sentiment
général sur les propositions de Malouet. S'il se montre
généralement favorable aux propositions de l'ordonnateur, il
apporte néanmoins des éléments de contradiction et de
temporisation importants à prendre en compte, d'autant qu'au moment
où siècle l'Assemblée pour la première fois,
Malouet n'a pas encore entrepris son tour en Guyane. Ensuite,
l'Assemblée siège à
858 ANOM C14/44 F°63
859 ANOM C14/44 F°64
860 Ibid.
861 ANOM C14/44 F°64
862 ANOM C14/44 F°63
203
plusieurs reprises pour discuter en plus en profondeur les
différentes propositions, et rend un arrêt définitif lors
de la séance du 19 mai 1777863.
Tout d'abord, pour Macaye, il paraît évident
qu'un regroupement des habitations et une contiguïté des cultures
en terre basse constituent un avantage pour tout le monde. Néanmoins, le
procureur soulève qu'à l'examen des cartes, l'éloignement
des habitations n'est pas flagrant et qu'il faudra donc examiner attentivement
ce sujet. Il en va de même pour les terres basses. La continuité
des exploitations en terre basse lui paraît difficile. Macaye fait
remarquer que celles qui sont contiguës, entre Mahuri et Kaw, sont bien
moins nombreuses qu'au Surinam, et appartiennent à quelques
propriétaires. « Il semble que cette contiguïté des
habitations ne sauroit avoir lieu dans ces circonstances. », d'autant que
leur mise en valeur n'est pas d'un accès facile pour tous les planteurs
et nécessite, le cas échéant, l'octroi d'aides pour les
plus modestes864. Finalement l'Assemblée tranche et
reconnaît que si la dispersion des habitations est effectivement un
problème, c'est « un vice difficile à réparer ».
Ce rapprochement proposé ne peut avoir lieu que dans l'exploitation des
terres basses865.
Concernant la relocalisation des moyens de production, Macaye
insiste sur la nécessité d'une inspection préalable des
terres, surtout dans les quartiers inhabités. Toutefois, contrairement
à ce que propose Malouet, l'Assemblée juge qu'adapter les
cultures en fonction du type de sol est quelque peu irréaliste. Il
paraît difficile de faire changer d'avis un habitant qui n'a pas les
moyens ni les connaissances nécessaires pour faire pousser autre chose
que ce qu'il réussit. Il est donc préférable de «
dire que chaque espèce de terre ne sauroit être propre à
toute espèce de culture. » Ainsi, l'Assemblée propose la
nomenclature suivante : les terres profondes conviennent au cacao et au
café ; les terres sablonneuses de Kourou et Sinnamary conviennent au
coton et indigo ; les terres de l'Oyapoc et de la Comté sont
adaptées au rocou ; enfin les plaines autour de la Gabrielle sont
parfaites pour la culture de la canne à sucre866.
Le procureur émet ensuite un avis réservé
sur le développement de l'élevage dans un quartier
dédié, faute d'informations précises, car « cette
proposition demande une grande connoissance de l'intérieur des terres,
dit-il, des bois qui y croissent [...] des savannes naturelles qui peuvent s'y
trouver [...] des moyens et du temps nécessaires pour les
former867. » L'arrêt définitif reste
également prudent. Si l'Assemblée n'est pas contre le principe de
développer des ménageries sur le modèle de celles de
Kourou et de Sinnamary, en revanche l'introduction des bestiaux, la
863 ANOM C14/44 F°137
864 ANOM C14/44 F° 74
865 ANOM C14/44 F° 154
866 Ibid.
867 ANOM C14/44 F° 75
204
construction de haras et la fourniture d'esclaves doit rester
à la charge de sa majesté.
Par ailleurs, Macaye se montre favorable à
l'idée de procéder à une division des habitants par
classe, à condition qu'elle ne génère pas de
différence. L'Assemblée prend le contre-pied et estime cette
mesure inutile les habitants ont des intérêts divergents et sont
de toute façon peu enclins aux associations solidaires868.
Quant au projet d'établir un cordon défensif par
l'établissement de « blancs pasteurs » et mettre à
contribution les tribus amérindiennes, Macaye ne se montre pas
convaincu. D'une part, l'établissement dans des quartiers
dédiés réclame une étude plus approfondie des
lieux, afin de déterminer si leur exploitation est viable. D'autre part,
il remet en cause l'idée d'intégrer les Amérindiens
à ce processus. Il invoque les difficultés rencontrées
lors des tentatives précédentes. « Ceux qui connoissent le
génie des peuples indiens, dit-il, leur manière de vivre, leurs
haines respectives, leurs guerres de nation à nation, leur amour de la
liberté [...] trouveront ce projet bien difficile869. »
L'arrêt définitif de l'Assemblé confirme ces
réserves. Installer une colonie blanche apparaît impossible en
zone tropicale. Toutefois, la multiplication « des petits ouvriers et des
petits habitans » est jugée plus appropriée car « le
travail de leur main les rend utiles et durs à l'effort » et ils
peuvent être affectés à la défense de la colonie. En
revanche, si fixer des populations amérindiennes s'avère
extrêmement compliqué, il ne faut pas pour autant abandonner ce
projet pour des raisons politiques. Il faut donc favoriser les contacts avec
les Blancs par l'envoi de missionnaires et traiter les Amérindiens en
hommes libres870.
Le volet économique des réformes
envisagées par Malouet est abordé avec la même
circonspection. Macaye fait remarquer qu'avant d'orienter la Guyane vers
l'exploitation forestière et l'élevage, il faut connaître
précisément quels revenus la colonie peut en tirer. Il s'agit de
comparer leur rentabilité avec celle de l'agriculture pour
déterminer si finalement ces secteurs sont « plus utiles et plus
[lucratifs] pour la colonie. » L'Assemblée rend un avis prudent.
Les habitants estiment que pour le moment, l'exploitation du bois n'est pas une
priorité, par manque de moyens matériels et humains. Il en va de
même pour l'exportation de vivres et de bétail. Seule la certitude
de débouchés sera susceptible de redonner confiance et de pousser
les habitants à s'investir dans ces activités871.
En revanche, Macaye rejoint complètement l'avis de
Malouet par rapport à la culture du rocou. Il reconnaît que cet
aspect requiert un examen poussé. À la surproduction de cette
plante tinctoriale doit répondre une action administrative, dans le but
de restreindre et d'améliorer sa
868 ANOM C14/44 154-155
869 ANOM C14/44 F° 75
870 ANOM C14/44 F° 154
871 ANOM C14/44 F° 152
205
production872. C'est, selon lui, l'examen de ces
différents éléments qui déterminera la
viabilité ou non d'une chambre économique. Enfin, le procureur
abonde largement dans le sens de Malouet au sujet de l'assainissement des
finances de la colonie. Il ne fait aucun doute que les abus doivent être
sévèrement réprimés et que les engagements doivent
être tenus si la Guyane veut retrouver une certaine
crédibilité et attirer des capitaux873. L'arrêt
du mois de mai confirme cet avis de Macaye. Plutôt que d'accorder
plutôt que d'accorder des privilèges exclusifs contraires à
la liberté et à la propriété, l'Assemblée
estime qu'il est préférable de développer le rocou, d'en
perfectionner la façon et d'en assurer la qualité par deux
syndics nommés par les notables de la colonie. Concernant les finances,
les administrateurs doivent veiller à réprimer la fraude pour
redonner confiance aux marchands européens. Enfin, les
députés trouvent inutile de créer une Chambre
d'agriculture, vu l'état de la colonie. L'Assemblée leur semble
un outil mieux adapté874.
Finalement, la mise en valeur des terres hautes et des terres
basses est un sujet dont l'importance mérite la plus grande
considération de la part de l'Assemblée. Macaye admet que les
terres hautes sont généralement d'un faible rapport.
Néanmoins il signale que certaines sont malgré tout fertiles,
comme l'a montré le baron de Bessner. En conséquence, il pense
que l'action administrative doit se déployer à l'échelle
de la Guyane toute entière, afin d'en recenser les endroits où
les terres hautes sont les plus fertiles. De là, il convient d'investir
les terres basses en se fondant sur l'expérience acquise par certains
habitants qui, depuis 1763, se sont lancés dans cette entreprise. Macaye
estime bon de déterminer quel serait le montant des investissements
à consentir pour aménager ces terres. En outre, il
préconise un calcul de rentabilité précis, afin de savoir
si les bénéfices dégagés des terres basses peuvent
contribuer au désendettement de la colonie875. Ces remarques
portent sur des points relativement importants. L'exploitation des terres
basses en Guyane est très peu pratiquée. En effet, à
l'arrivée de Malouet, seules 7 habitations, sur les 250 recensées
en Guyane, exploitent des terres basses. C'est en 1763 qu'ont lieu les premiers
essais de culture. Un colon, nommé La Hayrie, tente la mise en valeur
d'un fond dès cette date, mais sans grands résultats, par manque
de méthode. En la matière, Macaye jouit d'une solide
expérience puisqu'il fait figure de précurseur. À partir
de 1764, il entreprend un polder de près de vingt hectares aux Fonds de
Rémire pour y planter du café. Il procède
méthodiquement et s'adjoint la collaboration de Simon Mentelle et de
l'arpenteur Tugny. En 1767, s'inspirant des travaux de Macaye, François
Kerkhove met sept mois pour aménager son habitation de la Rivière
du Tour de l'Île876. Le
872 ANOM C14/44 F° 74
873 ANOM C14/44 F°75
874 ANOM C14/44 F° 155
875 ANOM C14/44 F°73-74
876 Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit.,
p. 332.
206
procureur fait donc ici figure d'expert.
Sur ce sujet central, l'Assemblée reconnaît que
les terres hautes sont de qualité variable et qu'il en est des bonnes
comme des mauvaises. Les terres des quartiers de Rémire, la Gabrielle,
l'Oyapock, Kaw, Macouria et Kourou présentent une fertilité
reconnue. Aussi semble-t-il opportun de continuer à les utiliser car
leur préparation est moins exigeante pour la culture des vivres, elles
s'épuisent moins vite, d'autant que les travaux et les engrais pour
bonifier les terres épuisées ne sont à la portée
que d'un très petit nombre d'habitants. Concernant les terres basses,
les habitants reconnaissent leur intérêt mais le roi doit au
préalable ordonner des travaux de prospection sous la direction
d'ingénieurs qualifiés. Les travaux d'aménagement,
extrêmement coûteux, doivent être financés par le roi.
À charge aux habitants exploitant les terres basses de rembourser les
avances faites877.
Enfin, l'Assemblée profite de cette occasion pour
soumettre des demandes spécifiques aux administrateurs. Les habitants
demandent l'établissement d'un moulin banal, l'interdiction d'enterrer
les morts dans les églises et la réduction des jours de
fêtes. Mais d'une manière plus générale, les
demandes vont dans le sens d'une demande faite au roi pour soutenir le
développement économique de la colonie. Les députés
souhaitent de ce fait que les encouragements soient étendus
également aux habitants les plus modestes, et qu'il y ait une exemption
de capitation de cinq ans pour les habitants qui se lancent dans la culture du
cacao878.
L'Assemblée général de Guyane est donc le
lieu où se rencontrent, par l'intermédiaire de Malouet, les
projets administratifs et techniques de la métropole, et les
intérêts des colons fondés sur leur appréciation
plus concrète des possibilités, au sens large, de la colonie. Il
pense que les mesures prises peuvent constituer un tournant décisif dans
l'histoire de la Guyane si elles sont appliquées, responsabilité
qui incombe aux administrateurs car il ne dénombre qu'une dizaine de
personnes présentes à l'Assemblée qui soit capable de
« raisonner convenablement sur la culture et d'administration de la
colonie879. »
877 ANOM C14/44 F° 151-153
878 ANOM C14/44 F° 163
879 ANOM C14/50 F° 62
207
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