1.2 L'Assemblée nationale de Guyane : un outil de
communication
Conformément aux instructions ministérielles,
Malouet convoque une Assemblée générale des
habitants827. Chaque quartier ou paroisse élit deux
délégués, qui sont attendus le 7 janvier 1777 à
l'hôtel du gouvernement à Cayenne. Le procès verbal
mentionne des acteurs et administrateurs déjà présents au
Conseil supérieur : le gouverneur Fiedmond, l'ordonnateur Malouet ; les
conseillers Louis Le Neuf de la Vallière, Honoré Vian, Macaye ;
les députés des paroisses Vallet de Fayolle pour Roura, et
Brouille de la Forest pour Sinnamary ; enfin Loeffler comme greffier de
l'assemblée828. Pour Malouet, très enthousiaste,
« jamais cette pauvre colonie ne s'étoit vue honorée d'une
marque aussi flatteuse de la bonté du Roi et de la bienveillance de son
ministre », écrit-il à Sartine le lendemain829.
L'ordonnateur peut ainsi mettre en pratique les principes de transparence et de
concertation vis-à-vis des habitants qui lui semblent
nécessaires, tant d'un point de vue didactique que d'un point de vue
relationnel. C'est aussi l'occasion de présenter son bilan de la
situation en Guyane, ainsi que l'ébauche d'un plan et une série
de mesures qui sont soumises à la délibération des
députés. Lors de cette première séance, ils
reçoivent un résumé des différentes mesures qui
devront être débattues dans leur quartier. Celles-ci portent sur
l'administration économique, civile, et politique de la colonie. Bien
plus qu'un simple exposé des buts et des moyens pour relancer
l'économie guyanaise, cette Assemblée est aussi un outil de
communication à l'attention de la colonie, visant à affirmer
l'autorité de l'ordonnateur.
Cette assemblée représente pour l'administration
une opportunité de mettre en avant l'autorité dévolue aux
administrateurs, plus particulièrement à l'ordonnateur. «
Ces signes extérieurs
827 ANOM C14/44 F° 66
828 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 486.
829 ANOM C14/44 F° 56
194
de ses responsabilités sont importants pour
l'administrateur, explique Céline Ronsseray, car c'est ce qui permet de
le distinguer du reste de la communauté cayennaise. » Et de
rappeler également le rôle important que jouent les espaces
dédiés à l'exercice du pouvoir : l'Assemblée se
tient dans l'hôtel du Gouvernement de Cayenne, qui rappelle le cadre de
l'autorité de l'administrateur830.
1.2.1 Un exercice de communication
Tout d'abord, l'Assemblée est un lieu de dialogue entre
la métropole et sa colonie dans lequel s'observent deux niveaux de
discours, l'un allant du roi vers la colonie, l'autre allant de
l'administration coloniale vers les habitants.
Le roi communique avec ses sujets
Représentant du roi dans la colonie, c'est au
gouverneur Fiedmond qu'est confiée la tâche d'ouvrir la
séance. Par un bref discours, il annonce l'objectif
général de l'Assemblée. Celle-ci a été
voulue par le roi, dans le but de délivrer aux habitants ses intentions
pour « l'accroissement et le bien général de la colonie.
» Malouet, à son tour, insiste sur l'importance que le roi accorde
à la colonie. Louis XVI croit au potentiel de la Guyane, et son
administration « juste et éclairée » envoie un signe
fort à l'attention des habitants. Le roi leur fait confiance au point de
consentir à exposer publiquement ses projets et à en
débattre avec eux. Ils sont dépositaires de
l'intérêt général, le roi leur confie la mission
d'oeuvrer pour l'intérêt de tous, en leur laissant un pouvoir
décisionnaire sur les sujets n'entrant pas dans le champ des
compétences des administrateurs831.
Pourtant ce discours, qui se veut bienveillant ne doit pas
faire illusion. La Guyane fait figure de bout du monde. C'est une colonie
pauvre et très peu peuplée, éloignée des grands
circuits maritimes du commerce triangulaire, si bien qu'elle reste un
élément marginal du dispositif colonial français, et ne
suscite guère l'attention de l'administration. « La colonie ne se
réveilla [...] que sous le choc de la grande tentative de Choiseul,
écrit Jean Meyer, qui se termina en désastre et en
scandale832. » Dès lors, isolés de tout, les
habitants se sentent oubliés et développent au fil des
décennies une grande méfiance vis-à-vis de tout ce qui
vient de la métropole. Jean Meyer parle même de haine. Les
planteurs, riches et pauvres, deviennent de plus en plus enclins à
vouloir gérer
830 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 517.
831 ANOM C14/44 F° 60
832 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 183.
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seuls leurs affaires, et supportent d'autant plus mal la
sujétion à une monarchie lointaine qui semble les avoir
oubliés833.
Un des enjeux de l'Assemblée, donc, est de rassurer les
habitants sur les intentions royales, et de ce point de vue, la partie n'est
pas gagnée d'avance et la première séance débute de
façon houleuse. Les habitants endettés s'alarment des
dispositions pour recouvrer les créances, et perçoivent
l'installation d'une compagnie de commerce d'un mauvais oeil. Nous l'avons vu,
Malouet avait mis en garde le ministre sur les projets irréalistes de la
compagnie. Il fait cependant son devoir et défend ce projet voulu par la
monarchie, quand bien même ses « agens se donnent tous les jours en
spectacle comme les plus ineptes et les plus grossiers de tous les
hommes834. » Il tente de rassurer l'Assemblée et
répète d'ailleurs tout au long de son allocution qu'en tant que
dépositaires du pouvoir royal, les administrateurs n'ont de seul but que
de suivre les instructions de Versailles et d'oeuvrer à la
prospérité de la colonie et de ses habitants. La deuxième
séance débute sous les mêmes auspices. Malouet
défend points par points ses idées, pendant quatre heures. Face
aux objections, il oppose les mémoires réalisés par les
députés:
« Il falloit sans cesse montrer aux interlocuteurs,
que tel fait étoit établi par leur aveu, que ce qu'ils vouloient
dire démentoit ce qu'ils avoient dit , · enfin, j'en vins
à bout, et j'en fus si content, que je finis par un compliment qui
n'étoit pas mérité par tous les assistans835.
»
L'accent est donc mis sur une volonté affirmée
de collaboration, et d'accorder le plus grand crédit aux desiderata des
habitants, qui seront envoyés « aux pieds du
trône836. »
Réhabiliter l'administration
coloniale
Un autre aspect de cette communication va de l'administration
coloniale vers les habitants. En premier lieu, en se plaçant en
porte-parole de l'autorité royale, dévoué à
l'intérêt général, Malouet veut réhabiliter
l'administration coloniale aux yeux des habitants. Désormais, elle
garantira
833 Ibid., p. 48.
834 ANOM C14/44 F° 137
835 ANOM C14/50 F° 62
836 ANOM C14/44 F° 60
196
la « prospérité sociale » en
appliquant la loi de façon sévère et impartiale. En cela,
il joue la carte de la transparence en fustigeant les prévarications des
administrateurs qui, en tant que représentants de l'autorité
royale, sont les plus répréhensibles de tous. Il veut
préserver les habitants de leurs abus837. « Abus de
pouvoir, absolutisme, arbitraire, autoritarisme, despotisme, dictature,
omnipotence, prépotence, tyrannie... Les mots ne manquent pas aux colons
pour dénoncer les usages de leurs administrateurs, écrit
Céline Ronsseray, usages ne se limitant pas à une période
précise838. » Mal payés, souvent avec du retard,
les fonctionnaires, quand bien même sont-ils honnêtes, sont
régulièrement obligés de subvenir à leurs propres
besoins. À des mois de distance de la métropole, le service du
roi est envisagé comme un moyen de faire fortune, ou de rétablir
une situation financière délicate. Dès lors, les
intérêts publics se confondent avec les intérêts
privés, au détriment des habitants. Jean Meyer décrit une
administration hautement corruptible et corrompue, parfois enrichie dans des
conditions extravagantes, une société de vol systématique
et organisé, rejetant toute contrainte839. Et les exemples
sont légion. La colonie manque de tout : d'esclaves, de
numéraire, de population et très souvent de ravitaillement,
surtout en cas de conflit. L'un des centres vitaux de la colonie est le
magasin, qui renferme toutes les marchandises entrant et sortant de la colonie,
si bien que le garde-magasin se trouve régulièrement au coeur des
trafics. La Guyane est une colonie où bien souvent la disette couve, le
pain et la farine y sont des denrées chères. Les trafics de
farine sont courants. Le garde-magasin Tissier, en 1717, trempe dans ces
détournements. Soupçonné par Guillouet d'Orvilliers, il
falsifie les comptes du magasin pour masquer ses agissements. L'ordonnateur
Morisse profite de la situation troublée lors de l'expédition de
Kourou en 1763 pour s'octroyer le droit de prendre des denrées dans le
magasin du roi, sans les payer, alors que l'arrivée d'un nombre
croissant de colons, qu'il faut nourrir, rend la sécurité
alimentaire délicate840. L'endettement parmi les
administrateurs est récurrent. Citons le cas de Fiedmond qui, lorsqu'il
quitte son poste à Cayenne en 1779, est redevable à la caisse de
la colonie de 10 459 livres841. Cet état
quasi-généralisé d'abus en tout genre contribue
logiquement au ressentiment des habitants à l'encontre de
l'administration et de leur méfiance envers la métropole.
Outil de promotion du projet colonial, l'Assemblée est
aussi le lieu où l'ordonnateur expose son projet.
837 ANOM C14/44 F° 62
838 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 451.
839 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 172.
840 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 201.
841 ANOM E 183 F° 233
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