2.3.3 La Guyane, une colonie de travailleurs libres ?
Les projets pour la Guyane semblaient devoir en rester
là mais « en 1776, écrit Malouet, Cayenne redevint pour la
troisième fois dans l'espace de douze ans un nouveau Pérou. Un
baron de Besner qui visoit à en être gouverneur [...] avoit
électrisé toutes les têtes678. »
Un troisième projet pour la
Guyane
Le baron de Besner, dès le début des
années 1770, inonde littéralement le bureau du ministre de
mémoires visant à développer la Guyane. Sa
réflexion est même assez versatile et il semble ne rien vouloir
laisser au hasard, s'intéressant aux taxes, au mode d'attribution des
concessions, à l'introduction d'esclaves, à l'exploitation
forestière, au développement de l'élevage bovin, et
à intégrer dans ce processus des Indiens « civilisés
» et les esclaves marrons du Surinam venus trouver asile dans la
forêt guyanaise. À terme, il souhaite proposer une alternative
à l'esclavage679.
Que vise Besner ? Au moins deux choses. La première,
comme le fait remarquer Malouet, est d'être nommé au poste de
gouverneur en Guyane680. La seconde est de faire fortune en
soutenant la création d'un nouvelle compagnie681. Il s'agit
de la société du commerce d'Afrique, formée en 1772, qui
devient en 1773 la Compagnie de Guyane, dirigée par trois fermiers
généraux, Charles de Mazières, Jean-Baptiste de Harenc
Borda, et Jacques Paulze, auxquels s'associe le comte de Jumilhac, gouverneur
de la Bastille. La compagnie de Guyane bénéficie des patronages
successifs des ministres de Boynes et Sartine. D'abord vouée à la
traite négrière, cette compagnie s'oriente peu à peu vers
le développement des cultures en Guyane, sous l'influence de Besner et
de l'ancien gouverneur du Sénégal Pierre Félix
Barthélemy David. Le 6 janvier 1776, le Conseil d'État autorise
la formation d'une « Compagnie de la Guiane française » qui
reçoit d'importantes concessions entre
677 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, op. cit., p. 154-155.
678 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 6.
679 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »:
projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op.
cit., p. 112.
680 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 6.
681 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »:
projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op.
cit., p. 112.
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l'Oyapoc et l'Approuague, ainsi que de nombreux avantages
matériels et des primes pour l'introduction des Noirs682.
À en croire Malouet, Besner parvient à persuader
l'entourage de Monsieur ( compte de Provence, le futur Louis XVIII ), dont le
surintendant Cromot, d'investir dans cette compagnie :
« f...] Des mémoires très-bien
écrits, firent une telle impression, que le conseil de Monsieur se
persuada que la plus riche portion de son appanage devoit être
désormais dans la Guiane683. »
Les actionnaires de la compagnie ont déjà tout
prévu et planifié, nommé un
directeur-général, des secrétaires, un garde magasin,
affrété des navires. Malouet précise que la compagnie
prévoit de créer de grandes exploitations de café, de
tabac, de cacao, faire des essais de culture de la vigne, introduire du
bétail684.
Il ajoute que le « dernier article [du] prospectus
étoit une manufacture de petits fromages, dont [la compagnie]
espéroit un grand bénéfice. » Il se défend de
tout sarcasme à l'endroit de ces « extravagances », qui
naissent pourtant « chez des esprits éclairés ». «
David, écrit Malouet, l'ancien gouverneur du Sénégal [...]
avoit donné sur le commerce intérieur de l'Afrique des
mémoires estimés. Belleisle et Paultz passoient pour les plus
fortes têtes de la finance. » À l'en croire, Malouet cherche
seulement à dénoncer le danger des « rêves de la
cupidité685. »
En effet, pour promouvoir son idée, Besner s'appuie sur
un réseau de personnages influents, « des savans, précise
Malouet, des financiers, des gens de la cour, il leur distribuoit ses
mémoires, et les intéressoit tous au succès de ses
plans686. » Besner est un personnage qui évolue dans
l'orbite de Jussieu et qui fréquente le cercle anti-esclavagiste, en
particulier l'abbé Raynal, qui est aussi un proche de Malouet. Bien
évidemment, la réussite d'une colonie mise en valeur par des
Noirs libres et propriétaires de leur terre constituerait un argument de
poids pour la cause anti-esclavagiste, et une preuve par les faits que les
Noirs sont capables de travailler pour leur propre compte, sans la contrainte
du fouet. De fait, Raynal reprend cette partie du plan de Besner dans son
Histoire des deux Indes687.
682 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet,
vol. 1, op. cit., p. 89 ; Jean TARRADE, Le commerce colonial
de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p.
432-434.
683 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 7-8.
684 Ibid., p. 10.
685 Ibid.
686 Ibid., p. 6.
687 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »:
projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op.
cit., p. 113.
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Les vues anti-esclavagistes de Besner s'avèrent
toutefois davantage fondées sur des considérations pragmatiques,
et son argumentation se situe dans la droite ligne de celle que soutiendront
les Amis des Noirs à la fin des années 1780. La plantocratie
justifie la discipline qu'elle impose à sa main-d'oeuvre parce que cette
dernière serait lâche, traîtresse, indolente, prompte
à se soulever contre les Blancs à la moindre occasion. Besner,
pour sa part, ne souscrit pas à cette position et lui oppose que cette
attitude est davantage la conséquence de l'esclavage, qui place les
esclaves en position de faiblesse, qui les infantilise, qui les maltraite et
les surexploite, plutôt qu'une disposition naturelle des Noirs à
l'indolence et à la sauvagerie688. Mais cette aspiration
antiesclavagiste chez Besner, en tout cas dans ce qu'il énonce dans son
plan, semble davantage motivée par des raisons stratégiques que
par pure philanthropie. Il ne perd pas de vue la valeur militaire et
stratégique que revêt la Guyane pour le gouvernement, qui tient
à conserver son seul point d'appuis sur le continent américain.
Besner dresse le constat que les esclaves en fuite venant du Surinam sont si
déterminés à défendre leur liberté qu'ils
sont parvenus à mettre en échec les forces hollandaises. Et ils
sont nombreux : il avance le chiffre de 30 000 individus, ce qui laisse augurer
une force considérable. Sans aucun doute exagère-t-il. Même
s'il bénéficie de l'appui de Maurepas689, il doit
persuader du bien-fondé de son projet et joue de la corde
sécuritaire. Il convient d'accueillir ces fugitifs en Guyane, puis de
les affranchir et de leur donner des terres dont ils seraient les
propriétaires. Ainsi ils seraient naturellement disposés à
se défendre et, reconnaissant envers une puissance qui les couvre de ses
bienfaits, ils seraient des alliés indéfectibles du royaume. Et
puis, pour des raisons de police intérieure, Besner invoque le fait que
les révoltes serviles sont la hantise de toutes les
sociétés esclavagistes. Développer une colonie de
cultivateurs libres réglerait définitivement le
problème690. Même si cette proposition est novatrice et
s'inscrit à contre-courant des idées véhiculées par
la plantocratie, Besner sacrifie malgré tout à l'idée
profondément ancrée que seuls les Noirs peuvent travailler sous
les tropiques. Michèle Duchet précise qu'« aucun texte ne
montre plus nettement que l'anti-esclavagiste n'est pas dicté par des
considérations philanthropiques seulement, mais que la philanthropie
n'est conçue que comme un moyen permettant de résoudre le
problème de la main-d'oeuvre coloniale691. »
688 ANOM C14/57 F°185.
689 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 15.
690 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects
to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op. cit.,
p. 112-113.
691 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, op. cit., p. 154.
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L'intervention de Malouet : un procès a
posteriori du projet de Besner ?
Malouet, commissaire général de la marine
fraîchement nommé, se trouve chargé par le ministre Sartine
de l'examen de ce dossier. Il est conscient que le travail demandé par
le ministre peut s'avérer délicat :
« [...] Le travail dont j'avois été
chargé avoit une importance réelle et une importance relative,
[parce qu'il] s'agissoit d'appuyer ou de contrarier les demandes de Monsieur et
de son conseil, de lutter contre une compagnie de finances qui avoit du
crédit, et contre l'engouement de plusieurs hommes puissans, du nombre
desquels étoit M. de Maurepas692. »
De plus, les récents événements ayant
opposés Sartine à Malouet semblent ajouter à l'importance
que revêt cette mission pour le nouveau commissaire. Il est
évident que Malouet, en quête de légitimité suite
à sa récente promotion, tente de marquer des points. Les
relations entre les deux hommes semblent être au beau fixe et Malouet ne
tarit pas d'éloges envers Sartine ; faut-il y voir pour autant un coup
de pouce du ministre en faveur de son commissaire ? Difficile à dire car
nous ne connaissons pas les intentions réelles du ministre, dont on
pourrait aussi bien penser qu'il confie un dossier épineux à un
commissaire ambitieux, avec qui il a eu maille à partir quelques mois
auparavant, pour mieux l'écarter en cas d'échec.
Quoi qu'il en soit, Malouet travaille le dossier
méticuleusement. Il fait rassembler toute la documentation disponible
sur la Guyane, entreposée au Dépôt des colonies à
Versailles et l'étudie en profondeur. Il croise les informations remises
par le ministre sur le projet de Besner avec son expérience de planteur
à Saint-Domingue. Pour lui, le verdict est sans appel :
« [...] J'avois donc des notions exactes sur le
commerce et la culture des colonies, sur les frais d'un nouvel
établissement, sur les profits probables qu'un capitaliste intelligent
pouvoit attendre d'un placement d'argent dans les terres d'Amérique , et
je ne trouvois dans les mémoires qui m'avoient été remis
aucune base fixe d'après laquelle on pût calculer, diriger ou
conseiller une grande entreprise693. »
692 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 8-9.
693 Ibid., p. 8.
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Il rend son rapport au ministre et intervient directement
auprès du surintendant Cromot pour détourner Monsieur « de
la perspective illusoire qu'on lui avoit présentée. » Il
participe à plusieurs conférences avec les financiers de la
compagnie. Non pour les convaincre de renoncer à leur projet, mais en
tant que représentant du gouvernement. Il considère que
l'État, « protecteur des fortunes particulières qui
composent la fortune publique » ne peut cautionner cette troisième
entreprise de mise en valeur de la Guyane, qu'il estime vouée à
l'échec694.
Dès lors, l'opposition de Malouet se comprend mieux. Si
le plan de Besner semble pêcher par optimisme, précipitation et
opportunisme, on ne peut nier qu'il se fonde sur une réelle approche
idéologique vis-à-vis de l'esclavage qui lui donne une certaine
cohérence. En réalité, en 1776, Malouet souscrit
pleinement aux vues de Besner, dont il reprend à son compte les grands
principes, particulièrement à l'affranchissement progressif des
esclaves sur vingt ans695.
De fait, il a beau jeu de railler des faits qu'il
décrit un quart de siècle plus tard, à la lumière
des problématiques telles qu'elles surviennent en ce début de
XIXe siècle. De même qu'il lui est facile de peindre le portrait
d'un baron de Besner, campé dans la posture d'un personnage aux
idées farfelues, doublé d'un intrigant sans scrupule, dont il
aurait été le seul à percevoir les manoeuvres et les
dangers de son plan. À l'évidence, Malouet se donne le beau
rôle. Ses remarques parfois mordantes, livrées a posteriori,
servent surtout à disqualifier les idées abolitionnistes et
anticolonialistes, au moment où Bonaparte est en passe de
rétablir l'esclavage et où Malouet refait son apparition sur la
scène politique au début du XIXe siècle. De fait, en
étudiant la feuille de route que propose Malouet au ministre, on
s'aperçoit facilement qu'il est surtout méfiant à
l'endroit du volet purement économique du plan de Besner, et non pas sur
l'affranchissement progressif des esclaves, terrain pourtant sur lequel on
aurait pu s'attendre à le voir réagir énergiquement. Ce
qui invite à nuancer la position de Malouet à l'endroit de
l'esclavage et donne plutôt à voir un homme dont la
réflexion s'élabore au fur et à mesure du temps et de
l'évolution de la conjoncture. C'est donc le Malouet du XIXe
siècle qui livre un procès au baron de Besner, non pas celui des
années 1770 qui partage un certain nombre d'idées avec le
militaire alsacien.
694 Ibid., p. 9.
695 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème
de l'esclavage », op. cit., p. 67.
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