2.3.2 L'entrée en scène du baron de
Besner
Un premier essai à
Tonnegrande
Ce militaire alsacien participe à l'expédition
de Kourou comme recruteur, dans la zone rhénane frontalière. Il
est envoyé en septembre 1765 en Guyane afin d'enquêter sur les
raisons de l'échec de l'expédition. Son arrivée suscite un
regain d'espoir auprès des colons, qui craignaient d'être
abandonnés par la métropole après l'échec de
Kourou664. Très actif, il parcourt la colonie, fait des
relevés, observe, prend des notes. Il rédige plusieurs
mémoires dans lesquels, petit à petit, il précise sa
réflexion sur les moyens d'aménager la Guyane. Par exemple, dans
un Précis sur les Indiens665, il propose un plan de
« civilisation » propre à attirer dans la colonie des
populations amérindiennes et à les y fixer comme travailleurs
libres. À l'image du Surinam, il propose d'étudier la
dessiccation des zones humides pour étendre la surface agricole
fertile666. Dans un Mémoire sur la colonie de Cayenne
en 1767, il montre que les échecs successifs de la culture du cacao
dans les années 1720 et de l'indigo dans les années 1750 sont
davantage dus à une mauvaise évaluation des capacités de
la colonie, et n'ont en tout cas rien à voir avec une prétendue
malédiction pesant sur la Guyane, la vouant à rester
éternellement dans un état de sous-développement :
« L'état de foiblesse dans laquelle la colonie
de Cayenne a toujours langui depuis
662 Ibid., p. 89.
663 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects
to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », Western Society
for French History, 2011, no 39, p. 108.
664 ANOM C14/25 F°44.
665 ANOM C14/42 F° 144
666 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, Albin Michel, 2014, p. 46, et p.
132.
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plus d'un siècle a paru jusqu'ici, assés
généralement, déposer contre le sol de la nature du climat
de la Guyane. La plupart de ceux qui ont rendu compte en ont porté ce
jugement, et il étoit naturel de croire qu'un vice phisique devoit dans
ce pays être la cause de sa grande infériorité aux autres
colonies méridionales. Il ne sera cependant pas difficile de faire voir
que ce jugement qui semble condamner la Guyane à un entier abandon ,
porte sur une hipotèse destituée de fondement, et que les causes
simplement morales ont déterminé le sort de la colonie de
Cayenne667. »
Le ministre de la marine, le duc de Praslin, ainsi que le
premier commis Dubucq, s'intéressent à Besner et à ses
projets. Celui-ci fait parvenir en 1768 à Praslin un Projet
d'instruction pour l'établissement d'une peuplade d'Européens
dans la Guyane. S'inspirant largement du modèle de Kourou, Besner y
voit l'occasion d'appliquer son idée de colonie d'Indiens dans la
région de Tonnegrande, sous la supervision de quelques survivants de
l'expédition de Kourou et de nouveaux colons européens. À
cette occasion, la Compagnie de l'Approuague est fondée, avec un capital
de 2 400 000 livres. Le projet est très détaillé et
envisage de s'appuyer sur Cayenne et le magasin du roi pour soutenir la mise en
route de l'établissement : ravitaillement, outil, etc668.
Quelques familles sont installées à Tonnegrande, d'autres
à Mahury, comme ces cinq familles libres sénégalaises et
leurs esclaves. Un certain Guinguin, roi de Badagry (ville côtière
au sud de l'actuel Nigeria) fait même savoir qu'il souhaite faire du
commerce avec la colonie669. Pourtant démarré sous les
meilleurs hospices, semble-t-il, le projet se trouve rapidement en butte
à des difficultés. La colonie manque d'habitants. Besner,
dès le mois d'octobre 1768, se plaint des nombreux abus commis dans la
répartition des terres et des logements car aucun des officiers
présents n'est capable de réaliser des opérations
d'arpentage670. Maillart-Dumesle fait part de ses doutes quant
à la réussite de l'entreprise, dans une lettre du 14
février 1769671 L'opération tourne court. Très
vite, la colonie engloutit les 800 000 livres investies par l'État. Les
colons désertent petit à petit les lieux si bien qu'il n'y a
quasiment plus personne au bout de deux ans. À son retour en
métropole au début des années 1770, Besner tombe en
disgrâce auprès du nouveau ministre de Boynes, qui lui fait savoir
que la Marine se passera définitivement de ses services672.
Pourtant, malgré ce nouveau revers, le camp Besner reste
667 ANOM C14/35 F°245.
668 ANOM C14/35 F°266.
669 ANOM C14/38 F°164.
670 Ibid.
671 ANOM C14/38 F°149.
672 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 6.
156
optimiste. Le chevalier Benjamin Jacques de Besner, commandant
des troupes de Cayenne, frère du baron, écrit au ministre en
janvier 1772 que la colonie de Tonnegrande est finalement en passe de
réussir. La mortalité, forte au début, est revenue
à un niveau analogue à ce qui est généralement
constaté ailleurs en Guyane. Il concède cependant qu'un
peuplement Blanc réussi est une entreprise particulièrement
difficile à mener à bien, mais envisage toutefois
d'élargir la tentative de Tonnegrande673.
Un pas vers l'abolition de
l'esclavage
En fait, la réflexion de Besner est à mettre en
perspective avec le principal problème qui anime la plantocratie des
années 1760-1770, qui est celui de la main-d'oeuvre. La correspondance
des îles à sucre fait état du progrès du marronnage,
qui reste tout au long du XVIIIe siècle un facteur d'inquiétude
majeur pour la plantocratie. Celle-ci, en effet, redoute le
déséquilibre démographique qui pèse en sa
défaveur, si bien que les soulèvements d'esclaves sont sa
hantise. De nombreux témoignages dénotent une hostilité
latente entre colons et esclaves : affaires d'empoisonnement, incendies des
plantations, agressions, suicides... En Guadeloupe, on signale en 1725 des
bandes d'esclaves en rébellion, regroupant de 2000 à 3000
individus, réfugiés à l'intérieur des terres.
À Saint-Domingue, où l'avance des cultures est plus lente, le
marronnage est un phénomène récurrent jusqu'à la
fin du siècle. La plus célèbre bande est celle du Maniel,
qui s'installe à la limite de la partie française. À
l'Île de France, le gouverneur Dumas signale en 1769 des
désertions d'esclaves et une grave affaire criminelle674.
Besner, lui-même propriétaire d'une habitation en
Guyane près de Montjoli675 n'ignore pas cette
problématique. Proche des milieux anti-esclavagistes, le baron affine sa
réflexion au contact de Raynal, qui tire argument dans son Histoire
des deux Indes d'un mémoire de Besner qui prévoit une
amélioration de la condition des esclaves et leur affranchissement
progressif676. Ce plan tire les conséquences de
l'échec de Kourou qui, pour Besner, montre la nécessité de
recourir à la main d'oeuvre locale. Après avoir songé aux
Indiens, l'échec de Tonnegrande l'amène à envisager un
affranchissement progressif, qui transformerait en vingt ans la masse servile
en journaliers libres qui, sûres d'améliorer leur condition, ne
songeraient plus à se
673 ANOM C14/43 F°131.
674 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, op. cit., p. 146.
675 Ibid., p. 132.
676 Ibid., p. 130 ; Barbara TRAVER, « A « New
Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana
», op. cit., p. 113.
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révolter. D'où l'intérêt du
travailleur libre. Une colonie ainsi constituée n'aurait plus à
craindre le marronnage, elle serait même un pôle d'attraction pour
les esclaves des autres nations677.
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