2.3 Repenser le modèle colonial. La Guyane comme
champ d'expérimentation
Suite à la signature du traité de Paris, le
ministère de la Marine repositionne ses objectifs en imaginant faire de
la Guyane le centre névralgique du dispositif colonial français
dans l'aire caraïbe. Cette réflexion est d'abord menée par
Choiseul qui imagine l'expédition de Kourou en 1763, qui est un
véritable désastre humain et financier. Les prolongements de
cette débâcle influencent de façon décisive le
modèle sur lequel s'appuie la réflexion et les objectifs que l'on
donne aux différents plans qui vont voir le jour dans les années
1770 pour le Guyane. En effet, comme le montre l'impulsion donnée par
Sartine qui souhaite appliquer des « méthodes
nouvelles644 », cette terre
640 Ibid., p. 95-96.
641 ANOM C14/42 F°163.
642 Ibid.
643 Ibid.
644 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème
de l'esclavage », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.),
Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des
universités de Clermont, 1990, p. 65.
151
lointaine de Guyane devient un champ d'expérimentation
à la fois économique, agronomique et technique, avec en toile de
fond le débat autour de l'esclavage qui devient de plus en plus sensible
à cette époque.
2.3.1 L'expédition de Kourou
Dès 1759 et l'arrivée de Choiseul au
secrétariat d'État aux Affaires étrangères,
celui-ci développe une réflexion globale visant à faire
pièce à la puissance anglaise, en prenant appuis sur les colonies
françaises d'Amérique. Devenu ministre de la Marine en 1761, il
est confronté au fait que les îles à sucre des Antilles
tombent les unes après les autres aux mains des Anglais. La situation
militaire provoque un changement stratégique à Versailles, qui se
traduit par un glissement d'une réflexion globale sur la façade
atlantique vers une approche plus attentive aux enjeux locaux. C'est à
l'initiative de Choiseul que naît en 1762 le projet d'implanter une
colonie en Guyane645. Pourquoi la Guyane ? La réflexion
menée au ministère mobilise les ressources de la Machine
coloniale. L'Académie des sciences missionne les botanistes Adanson et
Fusée-Aublet (qui se rend sur place en 1762), qui adressent au ministre
des mémoires sur les potentialités de cette
colonie646. L'objectif pour Choiseul est double. D'une part, il
s'agit d'y créer un point d'appui défensif afin d'assurer la
défense des possessions françaises d'Amérique. D'autre
part, il envisage de la transformer en une sorte de plate-forme de
ravitaillement, d'où l'on prévoit d'expédier bois
précieux et vivres pour les Antilles. Par ailleurs, et contrairement
à ces dernières, la Guyane est vide de monde (environ 7500 colons
en 1763) ce qui permettrait d'implanter un peuplement massif647.
S'inscrivant à rebours du cadre colonial ayant cours alors, Choiseul
conçoit donc de créer une colonie de peuplement à vocation
militaire. Un second point, qui constitue aussi une rupture majeure, est que la
colonie sera sans esclaves. En effet, ceux-ci ont tendance à s'enfuir en
cas de guerre, tandis qu'un colon libre, propriétaire de la terre qu'il
cultive, est plus enclin à la défendre. Du moins le
pense-t-on648. On tâche également par ce moyen
d'enrayer le problème du marronnage, qui est endémique au Surinam
voisin, en proie à des révoltes d'esclaves649.
Le ministre prévoit donc d'expédier environ 15
000 Européens avec pour objectif de les
645 Marion F. GODFROY, Kourou, 1763 : le dernier
rêve de l'Amérique française, Paris,
Vendémiaire, coll. « Chroniques », 2011, p. 16-17.
646 Ibid. ; François REGOURD, « Kourou
1763. Succès d'une enquête, échec d'un projet colonial
», in Charlotte de CASTELNAU-L'ESTOILE et François REGOURD
(dirs.), Connaissances et pouvoirs, les espaces impériaux (XVIe -
XVIIIe). France, Espagne, Portugal, Pessac, Presses universitaires de
Bordeaux, 2005, p. 234.
647 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
63.
648 Marion F. GODFROY, Kourou, 1763, op. cit.,
p. 71.
649 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
63.
152
implanter entre le Kourou et le Maroni650. Une
importante campagne de promotion est lancée en France et en Allemagne.
Des imprimés sont diffusés, expliquant comment rejoindre les
ports de départ, ventant les innombrables richesses du pays, rassurant
sur les conditions sanitaires et sur les dangers éventuels. Les frais de
voyage et d'installation sont pris en charge par l'État. Cette
propagande draine un nombre important de gens, de toute condition, les uns
désirant faire fortune par un placement rémunérateur ; les
autres fuyant la misère et aspirant à des jours
meilleurs651. Le ministre fait appel à une majorité de
colons étrangers, car il ne souhaite pas puiser dans les réserves
démographiques du royaume, que l'on imagine alors en état de
dépeuplement. Ainsi, ce sont en majorité des populations issues
des pays rhénans, de Belgique, de Hollande, de Prusse, d'Autriche ou de
Suisse qui se massent sur les routes en direction de Rochefort, du Havre et de
Marseille. S'ajoute un contingent de Français ainsi que quelques
Canadiens, chassés par la conquête anglaise652.
Le premier convoi fait voile vers Cayenne en mai 1763 et
mouille dans la rade en juillet. Mais Choiseul est pressé et souhaite
concrétiser le projet rapidement pour prendre par surprise les Anglais.
Il précipite le départ des convois suivants, alors que les
préparatifs en Guyane tardent à se mettre en place. En effet,
Brûletout de Préfontaine, en charge de construire les abris,
arrive à Cayenne après le premier convoi. L'intendant Jean
Baptiste Thibault de Chanvalon n'appareille qu'en novembre 1763. Ainsi 37
convois se succèdent et déversent entre juillet 1763 et mai 1765
un flot de plus de 10 000 migrants dans la basse vallée du
Kourou653. Leur traversée s'effectue souvent dans des
conditions déplorables. Entassés avec le bétail dans les
navires, mal nourris et éprouvés par les intempéries, ce
sont des individus déjà affaiblis moralement et physiquement qui
débarquent à Cayenne et à Kourou654. De plus,
le sort sort semble s'acharner car les vivres transportées dans les
cales des navires arrivent à Cayenne dans un piteux état et se
détériorent rapidement sous l'effet du climat. Sur place,
Préfontaine ignore l'emplacement de la future colonie. Il est
également confronté au manque de soutien des autorités
coloniales, si bien qu'il peine à mettre en place la logistique dont il
a la charge655. L'opération tourne rapidement au drame. La
colonie, qui ressemble davantage à un campement de fortune, n'est pas en
mesure d'accueillir dans de bonnes conditions les migrants qui, pour la plupart
d'entre eux, sont contraints de dormir à la belle étoile,
à même le sol, dans une atmosphère humide, parmi les
insectes dangereux dont regorge la région656. Thibault de
Chanvalon
650 Ibid.
651 Marion F. GODFROY, Kourou, 1763, op. cit.,
p. 115.
652 Ibid.
653 Ibid., p. 150, 156.
654 Emma ROTSCHILD, « A Horrible Tragedy in the French
Atlantic », Past & Present, 2006, no 192, p.
87-90.
655 Ibid., p. 158.
656 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
64.
153
informe rapidement Choiseul de la débâcle qui se
profile. Mais malgré ses alertes répétées, Kourou
se transforme très vite et très tôt en un mouroir à
ciel ouvert, dévasté par les maladies souvent propagées
par les nouveaux arrivants qui ont côtoyé le bétail pendant
les 6 à 8 semaines de traversée657. L'intendant
lui-même tombe malade, son neveu succombe. La dysenterie, le typhus, le
paludisme, la fièvre jaune et la typhoïde font un véritable
carnage. Le seul médecin, secondé par 7 chirurgiens et une
poignée de sages-femmes, complètement débordé, est
impuissant à endiguer l'épidémie qui fauche 6 colons sur
10. Au total, on estime que sur les 10 446 personnes implantées, environ
1 700 seulement choisissent de rester.658.
À Versailles, l'opprobre est jetée sur Thibault
de Chanvalon, qui est emprisonné au Mont-Saint-Michel. Turgot s'en sort
grâce au crédit de son frère659. L'affaire a un
retentissement énorme dans les milieux coloniaux, bien plus que dans les
allés du ministère. Ça n'est pas tant le coût humain
qui entraîne l'indignation, mais l'importance des moyens financiers
engagés en vain, que l'on hésitera désormais à
mobiliser en faveur du développement de la Guyane. Raynal estime le
total des pertes à 30 millions de livres, pour un apport de 450 à
500 personnes qui s'installent finalement à Cayenne ou à
Sinnamary660.
Cet échec entraîne des conséquences
sensibles sur la réflexion des différentes parties
intéressées à la mise en valeur de la Guyane. Le destin
tragique de cette tentative française inspire différentes
conclusions quant aux causes de son échec. Bien entendu,
l'épidémie qui a ravagée la colonie est invoquée,
mais cette explication est rapidement écartée. Bajon constate que
le climat n'est pas aussi mortifère qu'on veut bien le dire. À
l'origine la situation sanitaire à Kourou est peu ou prou analogue
à celle de Cayenne, d'ailleurs les esclaves et les Blancs sont atteints
des mêmes maladies.
La première conclusion, qui s'impose à Choiseul
et au sein de la plantocratie, est qu'une colonisation blanche est impossible
dans les régions torrides. Cette idée est reprise par Raynal en
1770 dans son Histoire des deux Indes, pour qui la mise en valeur des
colonies, particulièrement celle de Guyane, ne peut s'effectuer sans le
recours aux esclaves africains661. La deuxième conclusion est
d'ordre politique et concerne les limites d'un tel projet quand il est aussi
mal organisé, mal préparé, mal pensé, où
trop d'intérêts divergents entrent en opposition. Surtout,
l'affaire de Kourou révèle ce que l'ignorance, ou tout du moins
la représentation que l'on se fait des conditions locales, engendre. Il
y a une distorsion flagrante entre ce qui est imaginé à Paris
dans les ministères, où des projets biens huilés voient le
jour à plusieurs milliers de kilomètres des territoires
657 Emma ROTSCHILD, « A Horrible Tragedy in the French
Atlantic », op. cit., p. 87.
658 Marion F. GODFROY, Kourou, 1763, op. cit.,
p. 177-180.
659 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
64.
660 Ibid. ; Marion F. GODFROY, Kourou, 1763,
op. cit., p. 91.
661 Emma ROTSCHILD, « A Horrible Tragedy in the French
Atlantic », op. cit., p. 87-90.
154
concernés, et les contraintes locales, tant naturelles
qu'humaines, qui sont mal prises en compte662.
En dépit de ce désastre, qui aurait pu marquer
l'abandon des projets coloniaux pour la Guyane, le ministère continue de
penser que cette partie de son empire peut jouer un rôle défensif
crucial. L'idée d'en faire une colonie de laboureurs libres, capable de
ravitailler et d'apporter un soutien militaire aux possessions antillaises fait
long feu et perdure jusqu'à la Révolution663. Ainsi,
divers projets sont entrepris sous l'impulsion d'un personnage dont le
rôle est déterminant dans l'intervention de Malouet : le baron de
Besner.
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