2.1.2 Gouverneur, intendant et Conseil supérieur :
l'administration locale
Depuis le règlement du 4 novembre 1671, Colbert
organise le gouvernement des colonies autour d'une direction bicéphale.
Elle est composée du gouverneur, représentant le roi, et de
l'intendant de la Marine, représentant l'administration, auxquels vient
s'ajouter le Conseil supérieur, chargé de rendre la justice. Les
colonies reproduisent ainsi, à distance, les institutions
métropolitaines540. Pour en préciser les rôles
et le fonctionnement, notre approche repose en partie sur les instructions
émanant du roi, remises aux administrateurs sous forme de
mémoires, véritable
536 Jean MEYER, « Les « décideurs » »,
op. cit., p. 88, 90.
537 Jean-Augustin Accaron, premier commis entre 1759 et 1764.
538 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet
(1740-1814), Riom, Société des amis des universités
de Clermont, 1990, p. 26-27.
539 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 35-36.
540 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 604 ; Jean TARRADE, « Les
intendants des colonies à la fin de l'Ancien Régime »,
in La France d'Ancien Régime, Toulouse, Privat, 1984, p. 674 ;
Michel VERGE-FRANCESCHI, « Administrateurs coloniaux aux XVIIe et XVIIIe
siècles: gouverneurs et intendants », in Paul BUTEL
(dir.), L'espace caraïbe: théâtre et enjeu des luttes
impériales, XVIe - XIXe. Actes du colloque international de Talence, 30
juin - 2 juillet 1995, Talence, Maison des pays ibériques, 1996, p.
117.
131
feuille de route définissant le cadre d'intervention de
chacun541.
Le gouverneur
« Lieutenant général et gouverneur»
par son titre officiel, le gouverneur est un militaire issu de l'armée
de terre ou de la Marine. Sur dix-sept gouverneurs généraux en
poste aux îles du Vent de 1638 à 1763, quinze sont capitaines de
vaisseaux du Roi ou chefs d'escadre des armées navales542. Il
représente le roi outre-mer : il est à ce titre la
première autorité de la colonie. Nommé par lettre de
commission, il est le seul responsable politique du
territoire543.
Les instructions du roi nous apprennent que «
l'autorité particulière du gouverneur s'étend sur tout ce
qui a rapport à la défense et à la sûreté du
pays ». Il exerce ses pouvoirs sur « les officiers militaires, sur
tous les gens de guerre et sur les habitans connus miliciens544.
» Il est donc investi du commandement militaire, et contrôle tous
les moyens servant à garantir la sécurité de la
colonie.
C'est un personnage central, qui peut se faire remettre «
chaque fois qu'il le désire, l'état des fonds de la caisse du roy
et des aprovisionnemens en tout genre qui sont dans le magasin. » Enfin,
il est précisé que le bon ordre exige que le gouverneur «
ait connaissance de tout ce qui se passe dans la colonie. Aucun habitant ne
peut être embarqué sans sa permission par écrit et
après que les formalités prescrites pour la sûreté
des créanciers ont été remplies545. »
Le gouverneur bénéficie d'une vaste
délégation d'autorité, qui lui ouvre un éventail
assez large de compétences. Il doit maintenir l'ordre, protéger
les civils, faire appliquer la législation royale et les
décisions du Conseil supérieur (au besoin par la force) et
veiller aux concessions de terres faites par le roi à des particuliers.
« Incontestablement, les lieutenants généraux sont
maîtres dans la colonie » souligne Pierre Pluchon. Le contexte
international y est pour beaucoup : la prééminence du gouverneur
s'impose à une époque où les conflits occupent les devants
de la scène546. Toutefois ses compétences en
matière de justice et de finances sont limitées d'une part par
les fonctions de l'intendant, d'autre part par le Conseil
supérieur547.
541 ANOM C14/43 F° 216.
542 Michel VERGE-FRANCESCHI, « Administrateurs coloniaux
aux XVIIe et XVIIIe siècles: gouverneurs et intendants », op.
cit., p. 115-116.
543 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 605.
544 ANOM C14/43 F° 218.
545 ANOM C14, op. cit., p. 43 F°218.
546 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 605 ; Michel VERGE-FRANCESCHI,
« Administrateurs coloniaux aux XVIIe et XVIIIe siècles:
gouverneurs et intendants », op. cit., p. 117.
547 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 35-36.
132
L'intendant
Ce personnage, généralement issu du corps des
officiers de plume de la Marine, est un agent du secrétaire
d'État de la Marine. Entre 1635 et 1791, sur les quarante-huit
intendants, vingt et un sont écrivains, commissaires ou commissaires
généraux de la Marine. Le restant vient du monde de la robe,
surtout après le règne de Louis XIV548. L'intendant ne
représente pas la personne du roi mais l'administration. De ce fait, ce
n'est pas un chef politique mais un administrateur civil549. Comme
le lieutenant général, l'intendant est nommé par
commission. Il porte le titre d'intendant de justice, police et finances, et
à partir du XVIIIe siècle s'ajoutent les postes de la guerre et
de la marine. Il est ainsi chef de la justice, des finances (civiles et
militaires) et de la fiscalité. « En temps de guerre, écrit
Pierre Pluchon, l'intendant vit dans l'ombre, pressé de satisfaire aux
exigences de la situation. En temps de paix, s'il n'a pas le goût de la
subordination, il peut faire sentir l'étendue de sa puissance », ce
qui signifie que l'intendant jouit d'une grande autorité qui, toutefois,
est modérée par le fait que bon nombre des «
décisions doivent obligatoirement être prises de concert par
l'officier de plume et l'officier d'épée, tout comme la
présentation du budget prévisionnel550. »
L'intendant trouve sa place dans les colonies les plus
importantes. Pour les autres, il s'agit d'un commissaire ordonnateur
placé sous l'autorité du gouverneur, ce qui est le cas de la
Guyane551. C'est un commissaire, chargé par le roi d'une
mission temporaire et révocable. Il est nommé par lettres
patentes, comportant l'énumération précise de ses
pouvoirs. En outre, il n'est pas tenu de se faire recevoir dans une
juridiction, ni d'y faire enregistrer ses lettres de commission. Il peut donc
user de ses pouvoirs, même à distance, dès le jour
où ses lettres lui ont été délivrées par la
grande chancellerie. Un commissaire peut subdéléguer ses
pouvoirs, dans la mesure toutefois où il y est explicitement
habilité par ses lettres de commission552.
Ses prérogatives sont décrites ainsi dans les
instructions du roi :
« L'ordonnateur est seul chargé de tout ce qui
concerne la finance, la régie des magasins, les approvisionnemens, la
perception des droits et impositions, entretien et réparations des
bâtiments appartenants au roy, il réunit en cette partie ainsy que
sur la marine militaire et marchande toute l'autorité attribuée
aux intendants des ports du
548 Michel VERGÉ-FRANCESCHI, « Administrateurs
coloniaux aux XVIIe et XVIIIe siècles: gouverneurs et intendants »,
op. cit., p. 115.
549 Jean TARRADE, « Les intendants des colonies »,
op. cit., p. 674.
550 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 605.
551 Jean TARRADE, « Les intendants des colonies »,
op. cit., p. 674.
552 Lucien BÉLY, « Intendants de la Marine »,
in Dictionnaire de l'Ancien Régime, 2005e
éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 1383.
133
royaume par les ordonnances de 1689 et
1765553. »
Cet administrateur bénéficie d'une grande
autonomie d'action et de décision. Il évalue lui-même les
situations et décide de son propre chef des mesures à adopter.
« Quelles que soient les décisions royales et ministérielles
et la centralisation, rappelle Céline Ronsseray, l'ordonnateur jouit
d'une réelle liberté dans l'exécution des ordres du roi
touchant la justice, la police et les finances », si bien qu'il
possède la majeure partie des pouvoirs décisionnels de la
colonie554, comme nous le précisent les instructions :
« C'est sous son autorité que tout passe, tous
les marchés pour les ouvrages et fournitures et que sont faites toutes
les adjudications ; il fait poursuivre et contraindre les débiteurs des
droits du roy, et les comptables en retard, il a enfin en ce qui concerne les
troupes les mêmes pouvoirs et le même exercice que les intendans
des armées555. »
Ainsi, les instructions remises à Malouet illustrent
l'étendue des pouvoirs qui lui sont confiés, et la multitude des
tâches administratives qui en découle. À titre d'exemple,
citons cette ordonnance du 5 décembre 1776, qu'il fait enregistrer par
le Conseil supérieur, dans laquelle il prend des mesures contre les
débiteurs à la caisse du roi. Il constate que « les secours
que [la] bienfaisance [de sa Majesté] voudroit rendre utiles à
tous, sont arrêtés entre les mains de plusieurs, par un oubli
indiscret des conditions auxquels ils les ont reçus. » Il
établit alors un texte en dix points afin de recouvrer les
créances et de prévenir les éventuels abus556.
Dans une lettre datée du 5 février 1777, il demande au ministre
Sartine de bien vouloir lui accorder un crédit de 200 000 francs afin de
reconstruire la prison, qu'il a dû faire détruire à cause
de son état délabré, et de rénover les remparts de
Cayenne « qui interceptent l'air [et] ne sont bons à rien si on ne
les répare557. »
Le Conseil supérieur
Créé le 14 août 1703, le Conseil
supérieur apporte la justice du roi aux habitants :
« Les tribunaux éstablis pour rendre la justice
à Cayenne et dépendances consistent dans
553 ANOM C14/43 F° 219.
554 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 41.
555 ANOM C14/43 F° 210.
556 ANOM C14/43 F° 16.
557 ANOM C14/44 F° 225.
134
un Conseil supérieur, une juridiction et un
siège d'amirauté. Le Conseil supérieur tient ses
séances tous les deux mois dans la ville de Cayenne, son autorité
est renfermée dans la distribution de sa justice, le droit de faire des
représentations lui est également réservé
après l'enregistrement des règlements qui lui seront
présentés, il est essentiel qu'il soit étroitement contenu
dans ces bornes, par l'influence que ses démarches peuvent avoir sur les
esprits558. »
Le Conseil est composé du gouverneur
général et du lieutenant général des Îles
d'Amérique, du gouverneur particulier et de l'intendant de la place,
d'un lieutenant du roi, d'un major, de huit conseillers, d'un procureur et d'un
greffier. Il réunit également les habitants les plus influents de
la colonie. Pour Cayenne, ce sont, entre autres, MM. Mitifeu, Kerckove, Gras,
Poulin, Benoist, Patris, Blouin, Lombard, Boudé, Macaye, Artur et
Mallescot quand Malouet arrive en Guyane559. Son fonctionnement est
à l'image des parlements métropolitains, c'est-à-dire des
cours souveraines, jugeant en dernier ressort au nom du roi et enregistrant les
lois. Il est également habilité, jusqu'à l'ordonnance de
1766, à prendre des règlements de police générale
que réclame la colonie560. C'est aussi lui qui enregistre les
lettres de commission et les instructions des administrateurs. Les attributions
principales demeurent le pouvoir d'enregistrer et celui de faire des
représentations sur les textes soumis à l'enregistrement.
Céline Ronsseray estime que dans la pratique, cette possibilité
permet au Conseil de jouer un rôle de contre-pouvoir, en atténuant
l'influence du gouverneur et de l'ordonnateur561. Pour ce faire, le
Conseil supérieur, comme les Parlements métropolitains, a recours
aux querelles de préséances et au refus d'enregistrement.
Surtout, cette institution peut servir de tribune aux colons défendant
leurs intérêts face aux représentants de la monarchie que
sont le gouverneur-général et l'intendant562.
En théorie, les magistrats agissent en toute
indépendance des administrateurs qui doivent, le cas
échéant, appliquer les décisions rendues par le Conseil.
Ceci constitue une limite à l'autorité respective du gouverneur
et de l'intendant, dont l'action envers le Conseil se limite à un
rôle d'inspection. Les administrateurs doivent veiller à ce que
les magistrats « se conduisent avec l'honnêteté, la
décense et la dignité de leur état563. »
Dont acte : dans le rapport de l'administration pour l'année 1777
adressé au ministre Sartine, Malouet fait part de la santé
déclinante de M. de
558 ANOM C14/43 F° 221.
559 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 418.
560 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 611.
561 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 480.
562 François REGOURD, « Hommes de pouvoir et
d'influence dans une capitale coloniale. Intendants et
gouverneurs-généraux à Port-au-Prince dans la
deuxième moitié du XVIIIe siècle », in
Josette PONTET (dir.), Des hommes et des pouvoirs dans la ville
XIVe-XXe siècles: France, Allemagne, Angleterre, Italie, Talence,
Presse Universitaire de Bordeaux, 1999, p. 210-211.
563 ANOM C14/43 F° 221.
135
Macaye564 et de ses « mauvais effets, par
l'influence qu'ont sur ses opinions celles des gens qui l'environnent. »
Il n'hésite pas à rappeler à l'ordre des conseillers pour
leur comportement ou leurs excès de langage, comme en témoigne
une lettre adressée au ministre datée du 26 avril 1777. Malouet
explique au ministre son intervention contre les conseillers Patris et Pierre
Berthier, qui font courir des bruits sur Monsieur et sur Mme
Adélaïde, dont Malouet est un proche, et calomnient. « [...]
les vues droites et bienfaisantes du Gouvernement, qui [convertit] le bien en
mal, qui se [fait] un jeu d'alarmer les esprits par des conjectures sinistres,
qui [répand son] souffle empoisonné sur les objets les plus
respectables565. »
Les instructions insistent sur le fait que la justice du
Conseil soit rendue au nom du roi. Elles précisent qu'après la
religion, la justice est « l'objet le plus digne de l'attention des
souverains. Ils règnent principalement pour maintenir la
propriété et la sûreté des peuples et s'ils ne
peuvent remplir ce devoir par eux-mêmes, leur première obligation
est d'établir pour les supléer des juges intègres et
éclairés566. » En vertu de quoi, « les
sieurs de Fiedmond567 et Malouët doivent donc honorer les
magistrats et leur conseillers par leur exemple et le respect dû à
leur caractère568. »
Mais en pratique, même si les instructions exhortent les
administrateurs à travailler en bonne intelligence avec les membres du
Conseil, les tensions restent fortes. Céline Ronsseray précise
que « si la création du Conseil supérieur [est]
motivée par la volonté de contrebalancer les pouvoirs des
administrateurs, les usages [...] en sont éloignés du fait de
leur simple présence au sein de cette assemblée. » En effet,
ces derniers y sont présents d'office, eu égard à leurs
fonctions, ainsi que les habitants les plus influents. De ce fait, la pression
autour des places de conseillers est forte, compte tenu du rôle que le
Conseil fait jouer dans la colonie : être conseiller signifie
intégrer ce que Céline Ronsseray désigne comme «
l'aristocratie » de la colonie569.
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