2.4.3 L'avenir des colonies : le « système
colonial » de Malouet
Malouet s'efforce de rattacher la domination blanche des
colonies à une interprétation singulière du droit naturel.
« Le propriétaire et celui qui ne l'est pas, le soldat et le
magistrat n'ont pas les mêmes droits ; mais le riche et le pauvre, le
fort et le faible, l'homme libre libre et celui qui ne l'est pas, tous ont des
droits relatifs qui doivent être respectés388. »
Si Malouet se targue de faire preuve de bon sens, nous voyons qu'en
réalité il ne parvient pas à s'extraire du modèle
de la société d'ordre. Pour Yves Benot, ces lignes sont «
menaçantes tout autant pour les classes subalternes des
sociétés européennes que pour les Noirs des colonies.
[...] Quand Malouet parle d'unir les Européens contre les Noirs
libérés, il convient d'entendre par Européens les
propriétaires et leurs valets, et ceux-là
seulement389. » Ainsi, Malouet théorise un
système colonial fondé sur trois principes
destinés à assurer un ordre colonial durable, expurgé des
erreurs du passé, un système rénové et efficient,
aux finalités économiques évidentes390.
L'autonomie législative des
colonies
Malouet généralise l'idée du droit
relatif aux colonies. Celles-ci doivent avoir un régime
législatif différent de celui de la métropole, relatif
à leur état, ce qui constitue le premier principe du
système colonial. S'il concède que les colonies doivent
rester subordonnées à la France au titre des richesses, des
débouchés commerciaux et du prestige qu'elles confèrent,
l'autorité métropolitaine ne doit s'étendre que sur ce qui
lui est utile, et « qu'elle ne s'arrête qu'à ce qui [lui] est
inutile ou étranger, ou contradictoire à [ses] lois, et à
[ses] moeurs nationales. » Partant, il recycle l'idée qu'il
développe dès son retour de Saint-Domingue et qu'il redit
après sa visite du Surinam en 1777. Les colonies doivent avoir la
responsabilité de leur police intérieure. La France ne peut
imposer ses directives sur les propriétés et sur l'état
des personnes dans les colonies sans le consentement des propriétaires,
sous-entendu des Blancs391. Pour Malouet, il est inutile de chercher
à savoir si la gouvernance adoptée par les colons est bonne ou
mauvaise : cette question ne concerne pas Paris. La seule question qui vaille
pour la France est le respect des droits fondamentaux des colons, qui
consistent à disposer des moyens d'assurer eux-mêmes leur propre
sécurité et de maintenir les
388 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 3.
389 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 191-192.
390 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 46.
391 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 5.
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esclaves au travail392 car « la liberté
des noirs, c'est leur domination ! c'est le massacre ou l'esclavage des blancs,
c'est l'incendie de nos champs, de nos cités. Ces noirs ont bien
évidemment forfait à la liberté : qu'ils rentrent sous le
joug !393 » Les colonies doivent donc garder l'initiative des
lois sur leur régime intérieur, thèse que Malouet propose
déjà à son retour de Saint-Domingue394.
En complément de cette réforme du statut des
colonies, il suggère également une action en direction de
l'esclavage, corollaire indispensable de leur exploitation.
De l'esclave au travailleur
non-libre
Il convient de reconsidérer le statut des captifs.
Malouet propose de faire évoluer leur statut, au motif que l'Europe
moderne ne peut se satisfaire de l'esclavage tel qu'il est pratiqué.
Selon lui, cette institution est héritée de l'Antiquité,
qui la plaçait par delà le bien et le mal, extérieure
à toute législation. La validité de cet argument reste
bien évidemment discutable, toutefois Malouet s'en sert pour justifier
le fait que l'Europe moderne doive légiférer à ce sujet.
Dans une société coloniale où une minorité de
propriétaires Blancs accapare richesse, foncier et pouvoir face à
une large majorité d'esclaves, la loi doit garantir aux uns la
propriété et la sécurité, aux autres la protection
et l'entretien en retour de leur travail. Ainsi « i1 faut définir
et constituer les droits du serf, comme ceux du maître ; car un homme
dépourvu de toute espèce de droits, à la disposition
absolue d'un autre homme, est l'esclave des anciens, et ne doit point
être le nôtre395. » L'idée que Malouet
envisage une évolution du statut juridique de l'esclavage est
évoquée chez différents auteurs. Nous retrouvons par
exemple cette assertion chez Gaston Raphanaud396 ou chez Abel
Poitrineau397, qui laissent entendre que Malouet serait favorable
à la mise en place d'une sorte de régime féodal pour les
colonies, dans lequel les esclaves seraient assimilés à des serfs
attachés à la glèbe, c'est-à-dire la terre du
domaine. À l'évidence il s'agit là d'une lecture rapide.
En effet, Malouet réfute cette possibilité398. Pour
lui, cette éventualité comporte des aspects qui la rende
impraticable, voire tout simplement impensable :
392 Ibid., p. 49.
393 Ibid., p. 46-47.
394 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 190.
395 Ibid., p. 22.
396 Gaston RAPITANAUD, Le baron Malouet, op.
cit., p. 100.
397 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 50.
398 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 50.
93
« Faut-il partager ma terre avec lui [le serf] ? Qui
m'en remboursera le prix ? Comment le forcerai-je à cultiver pour lui et
pour moi les deux moitiés, si une heure, un jour de travail dans la
semaine, suffit à sa subsistance ? Il faudra donc opposer encore
à sa paresse les voies coactives ? Et me voilà, avec le droit de
châtiment, redevenu maître et lui esclave , · ou si je n'ai
aucune autorité sur lui, il en aura bientôt sur moi et me
réduira à labourer pour lui399. »
Le poids des arguments économiques l'emporte, si ce
n'est celui de la mauvaise foi. Cependant Malouet, en politicien, envisage une
ouverture en proposant un changement de terme. Il souhaite substituer le mot
« esclave », qui véhicule une image déplorable de la
condition des Noirs, par celui de « non-libre », plus politiquement
correct. L'idée, surprenante, est également que le qualificatif
de « non-libre » renvoie à l'achat, non pas de la personne
morale de l'esclave, mais de sa force de travail, de ses services. Face
à ses obligations vis-à-vis de son maître, le statut de
« non-libre » doit permettre à l'esclave de faire contre
mauvaise fortune bon coeur en se consolant par l'exercice de ses droits.
Ainsi, Malouet milite en faveur d'une plus large autonomie des
colonies et d'une réforme du statut de l'esclavage. Pour arriver
à cette finalité, il faut garantir le bon fonctionnement et la
préservation par une « loi conservatrice. »
Une loi conservatrice
Afin de conserver les débouchés commerciaux des
colonies, il convient de réduire au maximum les risques de conflits qui
nuisent au commerce. D'une part, sur la plan intérieur, par crainte des
soulèvements d'esclaves et du marronnage, les colons sont soumis
à la nécessité de se défendre. Néanmoins,
cette contrainte impose de limiter les débordements de part et d'autre
pour éviter de retomber dans les travers qui ont conduit à la
situation dans laquelle s'est retrouvée Saint-Domingue dans les
années 1790. Aussi, Malouet propose l'instauration d'une loi qui «
civilise » les rapports entre maîtres et esclaves. «
Voilà la loi conservatrice !400 » D'autre part, sur le
plan extérieur, Malouet reprend les idées qu'il a mises en oeuvre
dans les années 1790, notamment lors de la signature du traité de
Whitehall. Il est favorable à une neutralisation des colonies en cas
de
399 Ibid., p. 51.
400 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 19.
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conflit, dans « l'intérêt
général des peuples commerçants d'Europe401.
» Pour ce faire, il rencontre Napoléon et Talleyrand et plaide pour
un front commun des puissances esclavagistes. Ce faisant, en porte-parole des
colons, Malouet révèle que ces derniers ne se sentent pas
concernés par la guerre entre l'Angleterre et la France. « Ils se
sentent plus proches d'un planteur esclavagiste anglais que d'un sans-culotte
imbu de l'idée de la fraternité et de l'égalité,
écrit Yves Benot. [...] Pour eux, leurs alliés « naturels
» [...] ce sont les esclavagistes de toutes les nations européennes
présentes dans la colonisation des Antilles402. »
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