2.1.2 Un vecteur de développement pour la
métropole
Malouet justifie le fait accompli. L'utilité des
colonies se manifeste chez lui par le fait que leur perte ou leur abandon
aurait des conséquences désastreuses et surtout
imprévisibles sur l'économie258. Durant les
années 1780, Jacques Pierre Brissot, co-fondateur avec Etienne
Clavières de la Société des Amis des Noirs, chiffre
à 167 millions de livres le produit annuel des colonies pour la
métropole. Il divise ce produit entre 8 millions d'ouvriers
français pour constater que chacun
253 Jean MEYER, Histoire du sucre, Paris, Editions
Desjonquères, coll. « Outremer », 1989, p. 145.
254 Paul BUTEL, Histoire de l'Atlantique : de
l'antiquité à nos jours, Paris, Perrin, 1997, p. 65.
255 Jean MEYER, Histoire du sucre, op. cit., p.
145 ; Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises XVIIe-XXe
siècle, op. cit., p. 119.
256 Jean MEYER, Histoire du sucre, op. cit., p.
146.
257 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises
XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 115.
258 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 27.
65
d'eux ne tire des colonies qu'un profit de 13 deniers. Brissot
en conclut que les colonies sont donc sans intérêt pour la
métropole. Malouet répond en économiste, avec des chiffres
nettement plus proches de la réalité. Les colonies produisent
pour 240 millions de livres annuellement. Grâce à la
transformation et à la réexportation, la métropole
génère un volume de 400 millions de livres en valeur
ajoutée, ce qui fournit à l'échelle de l'Europe, la solde
journalière de 600 000 personnes et sur l'ensemble, en fait vivre
près de 10 millions. Ce qui justifie à ses yeux l'utilité
des colonies, et le péril pour l'économie française que
représente leur perte259.
En effet, comme le fait remarquer Alain Clément, la
colonisation des îles à sucre laisse entrevoir pour la
métropole une possibilité de synergie entre l'activité des
îles et l'activité métropolitaine. « Les colonies et
les îles à sucre en particulier, écrit-il, ne sont plus
analysées comme de simples pourvoyeuses de produits non disponibles sur
le territoire national. Les colonies, de par leurs productions inédites,
incitent indirectement au développement des productions
nationales260. » De fait, on retrouve chez Gournay ou
Forbonnais l'idée que le commerce colonial a des effets induits
importants en métropole. Il stimule l'économie et
intéresse en particulier le commerce maritime. En 1775, les exportations
françaises vers les colonies américaines représentent 18
à 20 % du total des exportations, contre 8 % en 1720. Ce courant est
composé de produits fabriqués et alimentaires. Tous les textiles,
pour habiller les planteurs comme les esclaves, viennent de métropole,
en particulier de Cholet. Il en est de même pour les objets industriels
(chaudières, armes, poudre, coutelleries et même ardoises
d'Angers) ou alimentaires (farine, viandes salées,
vin)261.
Port
|
St-Domingue
|
Martinique
|
Guadeloupe
|
Total
|
|
Nombre
|
Cargaison*
|
Nombre
|
Cargaison*
|
Nombre
|
Cargaison*
|
Nombre
|
Cargaison*
|
Dunkerque
|
11
|
1431
|
|
|
|
|
11
|
1431
|
Le Havre
|
27
|
6005
|
|
39
|
|
6205
|
27
|
12249
|
Saint-Malo
|
6
|
1570
|
1
|
80
|
1
|
30
|
8
|
1680
|
Nantes
|
85
|
25025
|
5
|
880
|
11
|
2444
|
101
|
28349
|
La Rochelle
|
5
|
1300
|
|
|
|
|
5
|
1300
|
Bordeaux
|
116
|
30544
|
61
|
15182
|
29
|
6075
|
206
|
51801
|
Bayonne
|
6
|
756
|
3
|
444
|
|
|
9
|
1200
|
Marseille
|
36
|
8473
|
36
|
8196
|
7
|
1125
|
79
|
17794
|
Total
|
292
|
75104
|
106
|
24821
|
48
|
15879
|
446
|
115804
|
* Cargaison en tonneaux
Tableau 1 : Le départ des navires coloniaux
des ports de France en 1773
259 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 47.
260 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 106.
261 Patrick VILLIERS et Jean-Pierre DUTEIL, L'Europe, la mer
et les colonies: XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Hachette, coll. «
Carré Histoire », n° 37, 1997, p. 154.
66
Le tableau 1262 montre à quel point le
commerce colonial pèse sur le développement et la
hiérarchie des ports au XVIIIe siècle. Les lettres patentes de
1717 et 1727 fondent véritablement le système de l'Exclusif et
précisent la liste des ports français autorisés à
armer pour les possessions d'outre-mer. Ils sont treize : Calais, Dieppe, Le
Havre, Rouen, Honfleur, Saint-Malo, Morlaix, Brest, Nantes, La Rochelle,
Bordeaux, Bayonne et Sète. S'ajoutent en 1763 Marseille, Dunkerque,
Vannes, Cherbourg, Libourne, Toulon et Caen263. Dans l'ensemble, le
commerce colonial reste entre les mains de quelques ports : Bordeaux, Nantes,
Marseille, Le Havre. Le port de Bordeaux devient dès la fin du
règne de Louis XIV le premier port français, devançant le
port de Nantes. Possédant en main tous les atouts pour dominer le
commerce avec les Antilles, Bordeaux voit son trafic augmenter tout au long du
XVIIIe siècle. De 75 navires armés pour les îles en 1720,
le nombre passe à 162 vers 1750, 241 en 1777. Il en va de même
pour le tonnage : 5 000 tonneaux en 1715, 50 000 en 1773, et 78 000 en
1777264. Ainsi, chaque port développe une stratégie
particulière, comme le montre le tableau ci-dessous265 :
|
Bordeaux
|
Nantes
|
France
|
Sucre
|
40119940
|
48111400
|
88231340
|
Café
|
37328660
|
9366000
|
46694660
|
Coton
|
70144
|
1096680
|
1166824
|
Indigo
|
806005
|
303150
|
1109155
|
T ableau 2 : Importations des produits coloniaux,
Bordeaux, Nantes, France en 1775 (en livres poids)
Le commerce colonial est par ailleurs à l'origine de
véritables dynasties de négociants qui ont leur base en
métropole et aux colonies, à l'image des frères
Foäche. Originaires du Havre, ces derniers créent une
société de négoce engagée dans le commerce maritime
et coloniale. La compagnie « Foäche frères »
fondée en 173 est animée au Havre par Martin-Pierre (1728-1816)
et au Cap à Saint-Domingue par Stanislas (1737-1806), qui deviendra ami
personnel de Malouet. Stanislas Foäche pratique dans son comptoir du Cap
l'import-export colonial. Cosignataire aux négriers dont il assure les
ventes et les recouvrements, il charge en retour ses navires avec les
denrées coloniales comme le sucre, le café, l'indigo et le coton.
Les difficultés sans fin qu'il éprouve
262 Ibid., p. 155.
263 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 575-576.
264 Patrick VILLIERS et Jean-Pierre DUTEIL, L'Europe, la mer
et les colonies, op. cit., p. 154.
265 Ibid., p. 156.
67
à faire payer les colons débiteurs le conduisent
peu à peu à se constituer un ensemble d'habitations dont il
contrôle l'exploitation et qui lui assure une bonne partie du fret, sous
le contrôle de son comptoir du Cap. Propriétaire des plantations
de Jean Rabel et du Trou, procureur partout ailleurs des biens qui lui sont
confiés, comme l'habitation Le Febvre au Quartier Morin ou encore
l'habitation Destouches à Limonade par exemple, Stanislas Foäche
mêle le négoce et la culture266.
Le XVIIIe siècle est également une
période durant laquelle la traite atlantique connaît un essor
prodigieux et se constitue en véritable entreprise commerciale, sous la
houlette de la Hollande, de l'Angleterre et de la France. Pour le cas
français, le trafic négrier connaît une croissance
continue, facilitée par l'instauration d'un cadre réglementaire
favorable. Dans un courrier daté du 29 août 1779, le sieur
Sérol, « représentant en qualité de fondé de
procuration du sieur Ruelland de Gallinée, commandant le senaut
l'Aimable Victoire » demande « très respectueusement
au ministre de vouloir bien [verser] la prime qu'il a décidée
devoir être accordée aux chambres de commerce pour leurs vaisseaux
destinés à exporter les Noirs traités au-delà du
Cap de Bonne Espérance, jusqu'aux colonies de
l'Amérique267. » En effet, des primes sont
allouées aux négriers, en fonction du tonnage de leur navires, et
en 1786 ce dispositif est étendu au nombre de captifs qu'ils importent
à Saint-Domingue. Pour l'année 1788, les Antilles
françaises exportent vers la métropole une valeur de 205 millions
de livres, dont 116 millions pour Saint-Domingue. « Plus que les
dispositions réglementaires, qui ne font que l'accompagner et
l'encourager, c'est donc l'essor des îles qui entraîne celui de la
traite, conclut Olivier Pétré-Grenouilleau268. »
Le trafic négrier profite énormément à un port
comme Nantes, qui voit en son sein se former de véritables
lignées de négriers, à l'image de la famille
Mosneron-Dupin, qui fait fortune en pratiquant la traite aux XVIIIe et XIXe
siècles269.
Enfin, l'effet de synergie se manifeste par la demande
intérieure. Pour Gournay, il est essentiel de considérer que les
colonies sont à l'origine de nouveaux besoins, donc de nouvelles
demandes qui, en retour, stimulent la production. Ces effets sont visibles
dès la fin du XVIIe siècle dans la consommation des produits de
luxe. Malgré une consommation réservée aux élites,
Gournay et Forbonnais pensent que les colonies présentent l'avantage de
produire des biens que l'on ne peut produire en France270. Les
produits coloniaux correspondent, dans une certaine mesure, à des
produits de luxe. Ainsi le café, le cacao, le sucre ou le tabac,
deviennent des consommations
266 Bernard FOUBERT, « Les habitations Foäche et
Jérémie (Saint-Domingue) 1777-1802 », Outre-mers,
2009, vol. 96, no 364-365, p. 164-165.
267 ANOM E 299 F°34.
268 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites
négrières, op. cit., p. 206-211.
269 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, L'argent de la traite :
milieu négrier, capitalisme et développement: un
modèle, Paris, Aubier, 2009, p. 47-56.
270 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 107.
68
courantes dans les milieux bourgeois, urbains et
aristocratiques271. Toutefois ces arguments sont à
relativiser. La consommation de sucre ne dépasse pas 1,2 kg par habitant
et par an, 200 grammes pour le chocolat. Le café est un produit à
la mode à la cour de Louis XV et parfois en ville, mais les volumes
restent modestes272.
Ainsi, il est aisé de constater que le commerce
colonial entraîne dans son sillage de nombreux acteurs qui ont, à
des niveaux différents, intérêt à son
développement. Cette interdépendance justifie pour Malouet, comme
pour d'autres, l'utilité des colonies et les risques de
désorganisation que leur abandon entraîneraient. La
réflexion de Malouet s'oriente enfin vers une conception globale dans
les années 1790, qu'il étend à l'échelle
européenne.
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