2.1.3 Les colonies : utiles au commerce, utiles à la
paix
Ce n'est qu'à partir du milieu des années 1790,
alors en exil à Londres, que Malouet développe un nouveau
prolongement de sa pensée, un complément censé venir
parachever une réflexion globale débutée un quart de
siècle plus tôt.
« Dans ce laps de temps de vingt-six années,
et surtout pendant le cours de la révolution, mes opinions se sont
renforcées, mes idées se sont étendues , · et loin
de me départir des principes que je viens d'exposer, j'en ai
médité le complément273. »
Ce complément, pour Malouet, réside dans
l'intérêt commun qu'ont les pays européens à
préserver les colonies, « lesquels sont en quelques sortes
copropriétaires des colonies274. »
« J'ai osé dire que ces manufactures de sucre,
de café, de coton, appartiennent collectivement à la
république européenne , · que la Silésie, la
Prusse, l'Autriche, la Pologne, y ont un intérêt proportionnel
à leur consommation , · que les peuples
271 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 14.
272 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 107.
273 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 25.
274 Ibid., p. 26.
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consommateurs de denrées coloniales leur doivent un
accroissement de travail et
de productions nationales275. »
Malouet étend son raisonnement à l'Europe
entière, et on le voit départi des arguments mercantilistes qui
fondaient sa réflexion dans les années 1770. En embrassant les
idées libérales, notamment celles d'Adam Smith
développées dans son Essai sur la richesse des nations
qui paraît en 1776, Malouet explique que l'ouverture du
commerce colonial aux autres pays européens, qui ne sont pas
propriétaires de colonies, ne peut qu'être bénéfique
pour l'économie dans son ensemble. Il s'agit d'un cercle vertueux de
croissance, non plus fondé sur la possession des métaux
précieux au détriment des autres pays, mais sur le travail et la
production mis au service d'une demande en produits exotiques à
l'échelle européenne. L'ouverture au reste de l'Europe stimule
donc la demande qui, en retour, entraîne le développement de la
production coloniale276.
« Il suit de là que les colonies,
considérées comme manufactures de denrées dont
la consommation et la reproduction se succèdent,
intéressent autant les peuples qui les consomment que ceux qui les
possèdent277. »
Partant, les peuples européens ont donc tout
intérêt à établir une législation commune qui
reconnaisse et préserve l'exploitation coloniale contre les deux dangers
qui mettent en péril la prospérité des colonies : la
guerre et les révoltes serviles278. Malouet,
réfugié à Londres depuis 1792 souhaite voir une
neutralisation des colonies en cas de conflit armé, afin d'éviter
les surcoûts politiques qui grèvent les produits
exotiques279. « Ce qui est surprenant de la
part d'un homme [...] au fait des politiques internationales de son
époque, précise Yves Benot, et qui ne semble pas saisir que
l'enjeu du conflit franco-anglais est précisément la domination
coloniale280. » Cette position l'amène le 25
février 1793 à signer le traité de Whitehall avec
l'Angleterre. Au nom d'une centaine de propriétaires domingois
réfugiés à Londres, Malouet conclut un accord avec Sir
Henry Dundas, Secrétaire d'État pour le Département des
Colonies, qui livre quasiment Saint-Domingue aux Anglais281. Suite
aux mouvements insurrectionnels de 1791, l'entrée en guerre contre
l'Angleterre, et
275 Ibid.
276 Ibid., p. 27.
277 Ibid.
278 Ibid., p. 30.
279 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 48.
280 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 190.
281 Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à
Saint-Domingue en 1793 », op. cit., p. 293.
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face à l'hostilité de la Législative
envers les colons de Saint-Domingue, ces derniers font appel aux Anglais. En
effet il existe dans l'île un fort courant anglophile qui s'accompagne
chez beaucoup d'une nette tendance autonomiste. Un tel état d'esprit
s'explique en partie par l'opinion répandue que les colonies anglaises
auraient une liberté administrative que ne connaîtraient pas les
colonies françaises et que les territoires cédés en 1763
n'auraient pas perdu au change à ce niveau282. Des arguments
purement économiques président également à cet
appel. Il existe, en effet, une très forte animosité contre le
grand commerce français qui, en vertu de l'Exclusif, impose les cours,
et envers qui les colons sont le plus souvent lourdement
endettés283. Pour beaucoup donc, la sécession d'avec
la France et l'appel aux Anglais signifient vendre le sucre au meilleur cours
et se libérer des dettes284.
C'est donc dans ce contexte que les planteurs exilés
à Londres font appel à Malouet pour négocier leur passage
à l'ennemi dans le but de préserver leurs exploitations. On
comprend mieux que Malouet n'évoque à aucun moment cet
épisode dans ses Mémoires, et qu'il brûle toute sa
correspondance compromettante à son retour d'exil. Toutefois, selon
Michel Frostin, il reste un temps réticent. Mais la déclaration
de guerre à l'Angleterre le 1er février 1793 et l'exemple des
Îles du Vent qui proposent de se livrer au roi d'Angleterre s'il en
assure la défense, le poussent à négocier, et donc
à signer les accords de Whitehall285.
Ainsi, si les colonies sont utiles à la
métropole et potentiellement à l'Europe, Malouet estime que le
flux commercial doit être contenu dans les limites étroites
fixées par l'Exclusif colonial, sous certaines conditions toutefois.
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